L’impression à la demande et les bibliothèques

Mathieu Andro

Sophie Klopp

Les possibilités offertes par l’impression à la demande ont fait couler beaucoup d’encre dans les bibliothèques étrangères, en particulier outre-Atlantique mais relativement peu en France. Un article de synthèse en français sur le sujet semble donc particulièrement opportun.

L’origine du modèle économique et son adaptation aux bibliothèques

Ces dernières années, les éditeurs et les imprimeurs ont constaté une tendance à la baisse du nombre moyen de tirages. Pour faire face à cette situation, et en particulier depuis 2002, est apparu un nouveau modèle économique : le Print on Demand (POD), ou impression à la demande. Ce modèle économique consiste à imprimer en flux tendu en fonction de la demande et quasiment en temps réel. Originaire du Japon où les échoppes avaient des difficultés, faute d’espace suffisant, à stocker plusieurs exemplaires d’un même produit, l’impression à la demande permet de ne plus avoir à prévoir le nombre d’exemplaires qui devraient être vendus, de limiter ainsi les risques de surproduction, de ne plus connaître d’invendus, et surtout de ne plus avoir à gérer des stocks coûteux en personnel, en conservation et en loyer, et de diminuer significativement les coûts liés aux transports et à la logistique de la chaîne du livre. Avec ce modèle, la production, en flux tendu, est déterminée par la demande et non plus par l’offre. L’impression à la demande obéit donc à une logique assez voisine de celle de la numérisation à la demande puisqu’elle est actionnée directement par l’usager. Mais au lieu de convertir un document papier en document numérique, il s’agit, au contraire, soit de « ressusciter » un fac-similé papier à partir de son support électronique (ce qui implique une numérisation préalable du support papier original), soit d’offrir une première existence sur papier à un support nativement numérique (un livre autoédité, par exemple). Particulièrement adaptée aux besoins de sociétés de plus en plus multiculturelles et multilingues, l’impression à la demande est l’application du modèle économique du « juste à temps », issu du monde de l’industrie, au secteur de l’édition jusqu’alors basé sur un modèle « juste au cas où » (stocker pour anticiper les demandes).

Le prix d’un livre imprimé à la demande resterait 20 à 30 % plus cher, d’après un entretien de Luc Spooren au Nouvel Observateur publié le 9 juin 2009. Mais si le coût de production avec le POD demeure supérieur, il ne faudrait que deux jours pour obtenir 30 000 exemplaires quand il faudrait deux semaines selon un mode de production plus traditionnel (Dougherty, 2009).

Toujours d’après William C. Dougherty, la production de livres selon le mode traditionnel a connu une croissance de seulement 1 % en 2007, soit 276 649 nouveaux titres. Mais pour sa part, la production de livres sous la forme de POD est passée de 21 936 titres en 2006 à 134 773 en 2007. Et entre 2002 et 2007, selon ce même auteur, la croissance des titres selon le mode traditionnel n’a été que de 29 % tandis qu’elle a été de 313 % pour le POD. Aujourd’hui aux USA, davantage de livres seraient produits via ce modèle économique. En effet, les modalités spécifiques de l’impression à la demande en font un procédé de publication susceptible d’apporter de nouvelles perspectives économiques et de diffusion à certains secteurs de l’édition : l’autoédition en premier lieu, mais aussi la presse, les documents anciens, les ouvrages épuisés ainsi que les secteurs de niches ou très spécialisés tels que les presses universitaires par exemple.

Enjeux du POD pour les bibliothèques

Ce nouveau modèle d’édition imprimée devait nécessairement susciter des interrogations, trouver des applications et ouvrir des perspectives de changement dans le domaine des bibliothèques. Trois types d’enjeux peuvent être considérés.

Les bibliothèques numériques sont les premières concernées. Pour ces dernières, l’impression à la demande commence à être envisagée comme un prolongement naturel parce qu’il représente un débouché économique, un retour sur investissement, même s’il est encore marginal. Les œuvres libres de droit peuvent, en effet, après avoir été numérisées, c’est-à-dire après être passées du support papier au support électronique, être rééditées sur support papier et être à nouveau vendues comme des fac-similés brochés. On constate que les bibliothèques numériques bien installées, mutualisées ou non, proposent ce type de service (Gallica, réseau Ebooks-on-demand). Certaines associent même l’impression à la demande à l’expérimentation de nouveaux modèles (le financement participatif pour la plateforme Numalire).

En second lieu, le nouveau type de production imprimée issu de l’impression à la demande pourrait, dans les années à venir, interroger la gestion des collections en bibliothèque : comment capter, évaluer et faire entrer cette nouvelle production imprimée, atypique parfois et dans tous les cas différente, dans les collections de bibliothèques ?

Enfin, et c’est sans doute dans ce domaine que les initiatives les plus intéressantes se situent aujourd’hui, l’impression à la demande permet aux bibliothèques, universitaires comme publiques, d’offrir tout un panel de nouveaux services à leurs usagers : support à l’autoédition (Communiqué de presse Ingram, 2014), création de supports propres comme dans le cadre de l’initiative « Je révise mon bac à la bibliothèque » de la médiathèque de Romans-sur-Isère qui utilise PédiaPress, le service de POD de Wikipédia (Coutagne, 2014), ou dans le cadre des « coursepacks » des bibliothèques universitaires anglaises grâce auxquels la bibliothèque devient un réel éditeur universitaire (Rowlinson, 2000). La modernisation d’un prêt entre bibliothèques aujourd’hui vieillissant se voit aussi offrir des perspectives intéressantes grâce à ce nouveau modèle (Klopp, 2014).

Panorama de quelques expérimentations en bibliothèques

Les éditeurs commerciaux partenaires des « grandes bibliothèques »

La forme la plus aboutie aujourd’hui de la pratique du POD en bibliothèque réside dans la conclusion d’accords public-privé entre les bibliothèques nationales ou les grandes bibliothèques universitaires et des éditeurs traditionnels ou des plateformes d’impression à la demande.

Le 23 mars 2009, un partenariat a été conclu entre Amazon BookSurge (branche POD d’Amazon) et la bibliothèque de l’Université de Cornell (USA). Ce partenariat porte sur la possibilité offerte par Amazon de produire et de commercialiser des imprimés brochés à la demande à partir des livres numérisés par la bibliothèque en échange de versement d’une part des bénéfices réalisés.

En février 2010, la Bristish Library annonçait que 65 000 livres numérisés du domaine public seraient vendus sous forme de Print on Demand sur Amazon BookSurge. En octobre 2010, la Bibliothèque du Congrès en annonçait 50 000.

En France, Chapitre.com a noué un partenariat avec la Bibliothèque nationale de France en mars 2011 pour l’impresssion à la demande de fac-similés de documents issus de Gallica. Les commandes depuis Chapitre.com sont imprimées par les Éditions du Net et expédiées sous quatre jours pour un prix moyen entre 15 et 20 euros et pouvant osciller entre 6 et 40 €. Une partie des bénéfices est reversée à la BnF et à Chapitre.com qui pour sa part toucherait 25 % de la somme payée. Au début de l’opération, des chiffres de cinq à six commandes par jour ont été communiqués à la presse.

Hachette a également noué un partenariat avec la BnF en utilisant les services de la société Lightning Source. Ainsi, depuis le 31 juillet 2013, il est possible d’imprimer en noir et blanc 180 000 titres antérieurs à 1900 et 10 000 partitions de musique. D’après BnF-Partenariats, environ 20 000 livres imprimés auraient été vendus entre janvier et octobre 2013 via le partenariat Hachette (Klopp, 2014).

Les éditions The Book Edition et Édilivre – cette dernière utilise les services de la société So Book – sont également en partenariat avec la BnF pour la vente de documents imprimés à la demande.

L’Espresso Book Machine (EBM)

Cette machine, créée en 2006, commercialisée par la société On Demand Books, et un temps par Xerox, résulte de l’intégration d’un photocopieur et d’un massicoteur-plieur et brocheur dans une même machine. L’Espresso Book Machine permettrait d’imprimer des livres allant d’un format 11,4 x 12,7 cm à un format 21 x 27,3 cm, en 5 minutes pour un livre de 300 pages à 20 minutes pour des documents plus complexes (Anderson, 2010) pour un coût moyen de 10 $ (Dougherty, 2009), soit un peu plus de 7 €. Ce coût varierait de 6 $ pour un livre de 150 pages à 10 $ pour un livre de 151 à 450 pages (Geitgey, 2011). Il faudrait imprimer plus de 1 000 livres par an pour que l’opération reste rentable (Chamberlain, 2010) et environ 60 000 livres par an pour maintenir un coût intéressant à l’unité (Wilson-Higgins, 2011), mais, en comparaison avec les coûts pratiqués par les services de prêts entre bibliothèques qui avoisineraient les 30 $, ce coût serait très compétitif. L’achat et l’installation d’une machine seraient d’environ 92 000 $ (Wilson-Higgins, 2011), soit près de 68 000 €, et nécessiteraient une maintenance technique pour les bourrages éventuels, les consommables, le papier, l’encre, la colle, et les cartons de couvertures…

Récemment, une machine aurait été achetée près de 46 000 € par la bibliothèque de Toronto afin de mettre en place un service Asquith Press Book (Jost, 2014). Installée dans un lieu public, une librairie ou une bibliothèque à forte fréquentation, elle permet à ses lecteurs d’acheter sur place sous forme d’imprimés brochés l’intégralité des livres numérisés disponibles sur son catalogue EspressNet qui contient 8 millions de titres et peut être complété par les livres numérisés par les bibliothèques partenaires. EspressNet contient une partie de Google Books (1 million de livres), archive.org (plus de 2 millions de livres), HathiTrust, Lightning Source et Gallica. En effet, le 27 septembre 2011, la Bibliothèque nationale de France annonçait que plusieurs milliers de livres de Gallica seraient accessibles pour du POD via l’Espresso Book Machine. Au-delà de l’impression de documents numérisés, l’Espresso Book Machine est également et surtout utilisée pour l’autopublication.

En France, aucune Espresso Book Machine n’a encore été installée à ce jour. La Bibliothèque nationale de France n’a pas souhaité expérimenter une ouverture sur un métier qui n’est pas le sien et la Bibliothèque Sainte-Geneviève, après hésitation, n’a finalement pas concrétisé un partenariat envisagé sous la forme d’une concession avec la société On Demand Books (Andro, 2012).

Conclusions

L’impression à la demande, bien que peu expérimentée en France par les bibliothèques, leur permettrait d’offrir de nouveaux services tout en bénéficiant d’un retour sur investissement et d’une nouvelle source de revenu. Elle permettrait aussi aux bibliothèques de s’ouvrir à des collaborations avec des entreprises, des éditeurs ou des libraires en participant à créer de l’activité économique autour de leurs projets de numérisation, sous la forme de délégations de services publics, de locations, de franchises ou de concessions. L’impression à la demande pourrait également être utilisée pour ajouter des titres dans les collections des bibliothèques, multiplier les exemplaires des livres les plus demandés, remplacer des documents manquants, permettre l’impression de thèses, l’autopublication, l’édition de livres pour les événements, les congrès ou pour les entreprises, et last but not least, remplacer le vieillisant prêt entre bibliothèques (Geitgey, 2011). Ainsi, selon une étude de l’Université Virginia Tech, le prêt entre bibliothèque d’un livre coûterait 30 $ aux États-Unis quand le coût moyen d’impression d’un livre à partir d’une EBM ne serait que de 10 $ (Dougherty, 2009).

Pour les bibliothèques, il s’agirait néanmoins d’une évolution importante de leurs missions, les bibliothèques devenant éditeurs, imprimeurs et libraires, et même, avec l’acquisition d’Espresso Book Machines, des centres d’autoédition. Or, dans la mesure où les bibliothèques ne sont plus des lieux où se rassemble un public nombreux, le résultat demeure moins certain que celui qui pourrait être obtenu dans des gares ou des aéroports, par exemple. Par ailleurs, jusqu’à aujourd’hui, les bibliothèques fonctionnent selon un modèle « juste au cas où », c’est-à-dire qu’elles stockent pour anticiper les demandes de leurs lecteurs. Leur expertise repose, en bonne partie, sur la connaissance de leurs publics qui fonde leurs politiques d’acquisitions (Klopp, 2014) et sur la capacité à constituer des collections qui est au cœur du métier et fonde les politiques documentaires des bibliothèques. Le passage à un modèle économique du « juste à temps » pourrait donc, finalement, se présenter comme une remise en question importante du cœur de métier.

La première machine a ainsi été installée à la New York Public Library le 21 juin 2007. Depuis, des Espresso Book Machines ont été installées à la Bibliothèque publique de la Nouvelle-Orléans, à l’Université du Michigan, à la J. Willard Marriott Library de l’Université de l’Utah, à la librairie Blackwell à Londres, à la Grace Mellman Community Libraryen Californie, à la Hillman Library de l’Université de Pittsburgh, à la bibliothèque de l’Université McGill au Canada, à la bibliothèque d’Alexandrie en Égypte, à l’Université de New York, à Abou Dhabi… Au total, en juillet 2012, des EBM ont été installées aux USA (27), au Canada (12), au Royaume-Uni (2), aux Émirats arabes unis (2), en Australie (2), mais aussi en Chine, en République dominicaine, en Égypte, au Japon, aux Pays-Bas et aux Philippines, dans 18 librairies commerciales, 17 librairies universitaires et 13 bibliothèques.

Bibliographie