Différentes formes de bibliothérapie en France et à l’étranger

Bernadette Billa

Alors que la bibliothérapie 1

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Si cet article décrit différentes formes de bibliothérapie en France et à l’étranger, il n’est pas exhaustif. Les bibliothérapeutes en exercice ne sont pas cités, sauf Régine Detambel et Katy Roy, toutes deux autrices de livres théoriques sur leur propre pratique. Enfin, ce travail aborde exclusivement les bibliothérapies s’adressant à un public adulte.

est pratiquée depuis plus d’un siècle dans les pays anglo-saxons, différentes formes de cette discipline émergent en France et dans les pays francophones depuis les années 2000. Selon Ludivine Blondel 2
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Ludivine Blondel, La bibliothérapie : quelles applications en lecture publique ? Mémoire de Master, Université d’Angers, 2018. En ligne : https://dune.univ-angers.fr/documents/dune9247.

, « il ne s’agit pas d’une profession reconnue en France, et il existe très peu de bibliothérapeutes sur le sol français actuellement ». Malgré une pratique professionnelle encore disparate, nous pouvons distinguer deux grandes écoles : la bibliothérapie créative ou « biblio-créativité », concept créé en France par Régine Detambel et qui se retrouve dans les pays anglophones sous le terme d’Interactive Bibliotherapy ainsi que dans les pays germanophones, et la bibliothérapie prescriptive, ancrée depuis longtemps dans les pays anglo-saxons. Dans cette deuxième catégorie, nous faisons le choix de distinguer la bibliothérapie informative de la bibliothérapie prescriptrice de « remèdes littéraires », englobant tous types de livres.

Quelques fondements théoriques de la bibliothérapie en France

Les deux grandes catégories de bibliothérapie en vigueur, « créative » et « prescriptive », s’inscrivent dans un contexte de recherche dense sur le rôle et les effets de la lecture et de la littérature. Depuis l’Antiquité, d’innombrables livres de littérature et de philosophie ont décrit les effets bénéfiques de la lecture. Aristote a introduit le concept de « catharsis » dans La poétique : par la crainte et la pitié que nous éprouvons en entendant une tragédie, nous neutralisons ou sublimons les charges émotionnelles négatives de ces sentiments. Dans la préface que Marcel Proust rédigea en 1905 pour sa traduction de Sésame et les lys de John Ruskin et qu’il a intitulée Sur la lecture, l’auteur relevait déjà le pouvoir thérapeutique de la littérature : « Il est cependant certains cas pathologiques pour ainsi dire, de dépression spirituelle où la lecture peut devenir une sorte de discipline curative, et être chargée, par des incitations répétées, de réintroduire perpétuellement un esprit paresseux dans la vie de l’esprit. Les livres jouent alors un rôle analogue à celui des psychothérapeutes auprès de certains neurasthéniques ».

De son côté, l’anthropologue Michèle Petit multiplie les recherches sur la lecture. Dans son ouvrage Éloge de la lecture : la construction de soi (Belin, 2002), elle relève les innombrables bienfaits de la lecture, dont celui de sortir d’un sentiment d’enfermement : « Ce que bien des lecteurs et des lectrices ont éprouvé dans la rencontre avec les livres, et quelquefois dès le plus jeune âge, c’est la présence des possibles, l’ailleurs, le dehors, la force de sortir des places attribuées, des espaces confinés ». Ce mouvement hors d’un moi réducteur et atrophié, serait, selon elle, salutaire pour le lecteur et l’ouvrirait à d’autres champs du possible.

En 1994, Marc-Alain Ouaknin publie Bibliothérapie. Lire c’est guérir (Seuil). L’auteur, considéré comme un précurseur de la bibliothérapie, y soutient que « l’acte d’interprétation est inhérent à la lecture et que l’interprétation est en soi une thérapie ». En générant des sens nouveaux, la lecture offre à chaque lecteur une nouvelle grille d’interprétation de sa vie. Ainsi surgit la bibliothérapie herméneutique. Et c’est parce que la bibliothérapie invite à la diversité des interprétations, sources d’ouverture et de renouvellement de soi, qu’elle diffère de la bibliothérapie pratiquée dans les pays anglo-saxons. Plus loin, il affirme que « la bibliothérapie est fondée sur une pratique de la lecture qui permet à l’homme d’aller au plus profond de lui-même et de s’inventer à chaque fois de manière différente ». L’interprétation s’opère par l’imagination créatrice de la lecture, permettant ainsi au lecteur de modifier la perception de son propre parcours de vie.

Inspiré notamment par Paul Ricoeur (Du texte à l’action, Seuil, 1986 et Temps et Récit, Seuil, 1991) ainsi que par sa connaissance du Talmud et de la Torah, Marc-Alain Ouaknin souligne les effets thérapeutiques et créatifs de la lecture grâce à la richesse infinie et complexe de l’interprétation, ouvrant ainsi un important champ d’investigation dans le domaine de la bibliothérapie francophone.

Plus récemment, dans son essai intitulé Réparer le monde, la littérature française face au XXe siècle (José Corti, 2017), Alexandre Gefen analyse l’apparition d’un mouvement littéraire de réparation de soi et du monde. Il explique comment la littérature française contemporaine incite notamment à prendre soin de soi, tout en aspirant à réparer les traumatismes collectifs. Il cite, entre autres, Réparer les vivants de Maylis de Kerangal (Gallimard, 2015), D’autres vies que la mienne d’Emmanuel Carrère (Gallimard, 2010) ou encore Philippe de Camille Laurens (Gallimard, 2008). À chaque désastre, qu’il soit intime ou collectif, la littérature offre des récits de réparation qui entrent en résonance avec le soin de soi et permet aux lecteurs de se réparer grâce à un processus d’identification. Des correspondances électives se tissent entre l’apparition de ces récits réparateurs et l’émergence de la bibliothérapie dans les pays francophones.

Pour une bibliothérapie créative

Dans son ouvrage Les livres prennent soin de vous. Pour une bibliothérapie créative (Actes Sud, 2017), Régine Detambel, kinésithérapeute et écrivain, promeut une bibliothérapie créative qui rayonne désormais en France et dans les pays francophones. Son objectif est de redynamiser l’imaginaire, en remettant en mouvement les processus créatifs de la personne grâce à la lecture à voix haute de grands textes ainsi que par l’écriture personnelle, même simple et rudimentaire. « C’est ce qui est intéressant dans le roman, la poésie, le récit, en bref l’écriture artistique : la matière du langage. Quand elle est travaillée de façon artistique, elle permet à travers des figures, des métaphores, de nous renouveler », écrit Régine Detambel dans un article du Huffigton Post 3

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Marine Le Breton, « Pour cette bibliothérapeute, la lecture peut nous “protéger de la réalité” en ces temps de coronavirus », Huffigton Post, 20 août 2020. En ligne : https://www.huffingtonpost.fr/entry/bibliotherapie-coronavirus_fr_5f3ce239c5b683523604099a.

, où elle affirme aussi que la richesse des métaphores inscrites dans les grandes œuvres de fiction redonne vie à la psyché et permet de sortir de son enfermement et de sa dépression. Il est important de lire les textes à voix haute durant une séance de bibliothérapie parce que toutes les histoires ont toujours été partagées oralement depuis l’aube de l’humanité. Lire à voix haute instaure également une culture de partage avec l’autre, dans l’immédiateté de la rencontre. Et le souffle bienfaisant de la voix berce celui qui écoute. En citant Camille Laurens, Régine Detambel fait en outre une distinction entre « la langue qui berce, enveloppe, rassure et caresse, c’est-à-dire la langue maternelle agissant sur les sens », et « la langue qui explique, commente et relie ». Cette langue-là est la langue paternelle agissant sur le sens. Le bibliothérapeute est donc invité à proposer des textes répondant à ces deux critères : rassurer et prendre soin, et/ou comprendre et offrir du sens. Pour sa part, Régine Detambel ne prescrit pas de livres, car la « bibliothèque n’est pas, ne sera jamais une pharmacopée maîtrisable ». Dans l’article cité précédemment, elle précise : « il ne faut pas prendre les livres pour des infirmiers, leur monde peut ne pas être bienveillant pour une personne ».

Ateliers d’écriture et rituels littéraires

Pour la bibliothérapie créative, l’écriture personnelle, même constituée de mots tout simples, est essentielle car elle permet de renouer avec sa créativité, au sens où l’entend Donald Woods Winnicott (Conversations ordinaires, Gallimard, 1986) : « […] la créativité est la capacité de conserver tout au long de la vie quelque chose qui est propre à l’expérience du bébé : la capacité de créer le monde ». Selon Régine Detambel, l’écriture « peut revêtir d’une peau celui qui se présente nu dans la vie, soit qu’il n’a pas été aimé, caressé suffisamment, soit que sa sensibilité excessive l’expose, inconsolable, à toutes les arêtes ». Écrire renouvelle et régénère donc celui que la vie a malmené, tout en lui offrant la possibilité de donner forme à ses émotions.

Bougies, encens, fioles, livres merveilleux et autres objets symboliques rehaussent et soulignent l’aspect thérapeutique d’une consultation en bibliothérapie. C’est comme si la personne entrait alors dans un espace-temps sacralisé, propice à la démarche de soin et d’introspection. Des rituels littéraires, qui n’ont rien de superficiel, sont instaurés autour de jeux de mots et d’écriture. Ils ont pour objectif de réparer la personne dans son estime de soi. Ainsi, créer son propre blason ou encore travailler sur l’anagramme de son prénom sont des exemples de rituels littéraires qui sont proposés, pour amorcer un travail de restauration de soi.

La bibliothérapie créative a également pour vocation de dénouer les conflits psychiques : « m’identifiant au personnage, je comprends que je ne suis pas seul dans cette situation », écrit Régine Detambel. En fonction des conflits psychiques, des œuvres parfois anticonformistes et critiques sont plébiscitées. Par exemple, la vieillesse peut être considérée comme un second souffle et un nouvel élan de vie et pas comme une décrépitude dont il faudrait avoir honte, selon les codes habituels. Dans sa démarche d’accompagnement, la bibliothérapie créative va donc plus loin que le simple « soin de soi » puisqu’elle ouvre de nouveaux horizons de développement de soi, loin des modèles érigés dans la culture dominante.

Le bénéfice de la lecture à voix haute, notamment de la poésie, avait déjà été relevé par la psychothérapeute Lucie Guillet, qui avait publié en 1946 La poético-thérapie. Guérir par la poésie (Éditions Jouve et Cie). Elle avait remarqué que ses patients se laissaient porter par la musicalité et le rythme des vers. La « poético-thérapie » possède trois moyens d’action : le pouvoir du rythme, le pouvoir du son et le pouvoir de la pensée. Tout est affaire d’arithmétique et de métrique (voir « Une cure de repos par la poésie ? Suivez une poéticothérapie » d’Olivier Gariguel, Revue des Deux Mondes, avril 2019).

Bibliothérapie prescriptive : bibliothérapie informative et remèdes littéraires

La bibliothérapie que nous appelons « prescriptive » se décline en deux branches : la bibliothérapie informative et les remèdes littéraires.

La première branche est informative et plonge ses racines en Angleterre, notamment avec le programme Reading Well 4

. Elle préconise des ordonnances de livres d’auto-traitement ou des livres de psychologie générale. Ces ordonnances livresques sont délivrées lors de consultations en face-à-face avec un médecin généraliste, un psychiatre ou un psychologue.

La deuxième branche de cette bibliothérapie que nous appellerons « remèdes littéraires » consiste à prescrire tous types de livres. Elle est le plus souvent pratiquée par des bibliothérapeutes, mais aussi par des libraires.

Dans sa thèse de médecine intitulée La bibliothérapie en médecine générale (2009), Pierre André Bonnet étudie la prescription de livres par le médecin généraliste. L’auteur promeut une « bibliothérapie par la raison », en indiquant aux patients souffrant de troubles psychiques légers des livres de psychologie ou d’auto-traitement qui présentent, selon lui, une méthodologie précise de prise en charge de problèmes psychologiques et qui pourront les aider à résoudre leur problème. Il soutient que « l’administration d’une thérapie d’inspiration cognitive et comportementale par la lecture s’est beaucoup développée durant les quinze dernières années. Des thérapeutes et psychiatres conseillent à leurs patients certains ouvrages, pour compléter ou prolonger la thérapie ou la consultation », car « la lecture, utilisée comme une psychothérapie à libération prolongée, peut être une aide pertinente dans le soin et dans la prévention en santé mentale ». Par la prescription de livres dont le contenu est inspiré du modèle cognitif et comportemental (thérapie cognitive comportementale [TCC]), Pierre André Bonnet met en avant une bibliothérapie qui peut être exploitée quantitativement et qui a déjà été largement pratiquée par les professionnels de santé aux Pays-Bas, aux États-Unis ou encore en Angleterre. Cette prescription semble efficace car, précise l’auteur, « il ressort de la littérature médicale que la lecture d’un livre de type self-help associée à un suivi en consultation suffit à obtenir une amélioration des troubles ».

Trois ouvrages de prescription littéraire

Dans les années 2010 paraissaient plusieurs ouvrages de conseils de lecture, présentés sous forme de « remèdes littéraires ».

Remèdes littéraires. Se soigner par les livres (Jean-Claude Lattès, 2015) est la traduction du livre d’Ella Berthoud et Susan Elderkind (The Novel Cure), deux bibliothérapeutes à la School of Life fondée par Alain de Botton et Sophie Howard. En exergue de l’ouvrage, la citation de D. H. Lawrence donne le ton : « On perd ses maladies dans les livres – on y reproduit et revit ses émotions, pour en être les maîtres ». Ces remèdes littéraires constitués uniquement d’ouvrages de fiction (contrairement à la bibliothérapie informative) recouvrent un panel très large d’états d’âme, de sentiments et d’émotions, de travers personnels ou d’épreuves, que la lecture d’un ouvrage peut soulager ou tenir à distance. Des listes composées des « 10 meilleurs romans pour… » ses 40 ans, ses 80 ans, son année sabbatique, se remonter le moral, etc., émaillent l’ouvrage. Un index des pathologies et des auteurs ainsi qu’une bibliographie clôturent le livre.

Christilla Pellé-Douël, en charge des pages Livres du magazine Psychologies, est l’autrice de Ces livres qui nous font du bien (Marabout, 2017). En première partie, elle introduit l’histoire de la bibliothérapie et démontre le pouvoir des livres. Suivent des chapitres dédiés aux différents problèmes rencontrés (dépression, mal de mère) avec des prescriptions d’ouvrages de fiction adaptés.

Héloïse Goy et Tatiana Lenté ont, quant à elles, rédigé le livre Bibliothérapie : 500 livres qui réenchantent la vie (Hachette pratique, 2019) à partir de leur blog littéraire Peanut booker. Les autrices ont chacune expérimenté le pouvoir thérapeutique et stimulant des livres. La première, journaliste littéraire, a guéri d’une dépression en lisant Rester en vie de Matt Haig (Philippe Rey, 2016), la deuxième est devenue compositrice grâce à la lecture des œuvres de Jack London.

Dans les trois ouvrages décrits ci-dessus, la formule de prescription s’établit en fonction d’un problème identifié (rupture amoureuse, deuil, solitude, phobie, mélancolie, etc.). Les recommandations puisent essentiellement dans le domaine de la fiction. Même si Ella Berthoud et Susan Elderkind relèvent que leurs remèdes littéraires ont été testés par quelques dizaines de lecteurs (essentiellement des femmes) et que leur efficacité a été avérée, il est intéressant de noter que pour un problème identique, les recommandations littéraires varient selon les ouvrages. Il n’existe donc pas de livre type ou encore de genre littéraire identifié pour faire face à un problème précis. Et là réside toute la difficulté et la complexité de ces « remèdes littéraires ». Pour être réellement efficaces, ne devraient-ils pas être adaptés et pensés en fonction de la singularité de chaque personne ?

Lorsqu’il s’effectue en face-à-face, le travail des bibliothérapeutes se construit grâce à une prise de contact préliminaire à toute consultation, via un dialogue et un questionnaire. Cela permet aux bibliothérapeutes d’affiner leurs recommandations et de préconiser des livres ajustés à chaque parcours de vie. Nombre de bibliothérapeutes pratiquent une bibliothérapie créative et se réservent le droit de prescrire des ouvrages, mixant ainsi les deux grandes formes de bibliothérapie en vigueur, créative et prescriptive. Voici une typologie de livres recommandés par les bibliothérapeutes dans la mouvance prescriptrice :

  • des livres de psychologie grand public (recherche de mieux-être, développement personnel) mais aussi tous types de livres documentaires ;
  • des livres d’auto-traitement en lien avec les problèmes rencontrés (dépression, alcoolisme, addictions) et avec une visée d’auto-guérison, par une information juste et pertinente que le lecteur devra appliquer ;
  • des livres de fiction (romans, poésies, nouvelles, récits de voyages, romans policiers, bande dessinée) afin de renforcer la capacité émotive, le processus d’identification et de stimuler l’imagination créatrice. En fait, tous types de livres font partie des remèdes littéraires. Cela suppose de la part des professionnels une connaissance vaste et profonde des différents genres littéraires et de la production éditoriale. Le champ des remèdes littéraires est vaste et profond, ce qui nécessite une veille professionnelle constante dans le domaine éditorial.

La bibliothérapie à l’étranger

La pratique de la bibliothérapie s’enracine dans une méthodologie de travail plus réglementée à l’étranger qu’en France, notamment dans les pays anglo-saxons et germanophones.

Au Royaume-Uni, ordonnances de livres et Poetry Pharmacy

Dans un pays ayant érigé en valeur le care (soin), la bibliothérapie a fait très vite partie des prescriptions médicales. Les médecins peuvent prescrire à leurs patients un abonnement à la bibliothèque, selon un protocole instauré en 2013. Les patients se rendent à la bibliothèque de leur quartier avec l’abonnement prescrit par leur médecin pour emprunter un self-help book en lien avec leur pathologie. Ces livres sont choisis dans les listes établies par la Reading Agency 5

, association caritative de promotion de la lecture, dans le cadre du programme Reading Well Books on prescription 6.

La bibliothérapie prescriptive est pratiquée par la School of Life, une « école de la vie » fondée en 2008 par le philosophe Alain de Botton et par Sophie Howarth. Cette entreprise éducative est implantée dans différentes capitales, dont Paris depuis 2014. Elle a pour ambition de promouvoir une éducation émotionnelle, « pour apprendre tout ce qu’on n’apprend pas à l’école », dans laquelle l’art et le livre jouent un rôle important. Ella Berthoud et Susan Elderkind y ont créé en 2008 un service de bibliothérapie 7

où elles proposent à leurs clients une liste personnalisée de livres basée sur un questionnaire qu’ils remplissent avant la consultation. Cette prescription argumentée est certainement l’aspect le plus difficile de leur travail, car il exige de justifier chaque choix de livres.

Deux poètes et intervenants à l’université de Keele, Deborah Alma et James Sheard, ont ouvert en 2019 une librairie d’ouvrages de poésie à Bishop’s Castle, la Poetry Pharmacy. Les remèdes poétiques sont glissés dans des fioles et évoquent l’ambiance d’une pharmacie. Cette librairie offre des consultations gratuites de 30 minutes le vendredi pour déterminer quels textes et quels auteurs pourront le mieux combattre les problèmes. Deborah Alma affirme que « la poésie peut faire beaucoup pour améliorer ou modifier un état d’esprit, qu’elle peut aider de bien des manières à conserver une bonne santé mentale ».

En Allemagne et dans les pays germanophones, la méthode Poesie- und Bibliotherapie

La « Poésie et bibliothérapie » a été fondée par les psychothérapeutes allemands Ilse Orth et Hilarion Petzold, auteurs de l’ouvrage Wenn Sprache heilt. Handbuch für Poesie – und Bibliotherapie, Biographiearbeit und kreatives Schreiben (Aisthesis Verlag, 2018). Il s’agit d’une méthode intégrative de développement de la personnalité grâce à la magie de la langue par la lecture et l’écriture, et qui décline en deux volets : la Poésietherapie consiste dans la production de sa propre écriture biographique et créative. Les textes écrits par les patients sont nourris de leurs souvenirs et de leurs expériences de vie. Transcrire ses rêves et émotions permet de se réorganiser émotionnellement et psychiquement tout en favorisant ses aptitudes créatrices. Dans la partie Bibliotherapie, les personnes sont invitées à lire des textes de fiction afin de favoriser les processus d’identification et de résolution de problèmes personnels.

Ilse Orth et Hilarion Petzold ont créé en 1984 l’association professionnelle Deutschsprachige Gesellschaft fur Poesie und Bibliotherapie 8

qui poursuit plusieurs objectifs, dont celui de développer l’enseignement et la recherche. Elle organise des colloques, travaille en partenariat étroit avec les États-Unis et offre à ses membres de former des groupes de travail répartis par zone géographique sous la responsabilité d’un coordinateur. Elle leur donne un espace de visibilité pour la publication de leurs travaux de recherche et leur confère une crédibilité professionnelle ainsi que l’accès à de nombreuses sources d’information. L’accréditation pour toute pratique professionnelle dans le domaine de la poésie et de la bibliothérapie est uniquement délivrée par l’association.

En Italie, la Piccola Farmacia Letteraria

L’Italie semble s’intéresser depuis peu à la bibliothérapie. Une pharmacie littéraire a ouvert ses portes à Florence, la Piccola Farmacia Letteraria, créée par Elena Molini qui vend des livres considérés comme des remèdes, et plusieurs formations de bibliothérapie sont délivrées à l’université.

À l’université de Vérone, un parcours de formation en bibliothérapie est dispensé depuis 2021 en direction de différentes catégories professionnelles, psychologues et psychiatres, enseignants, assistantes sociales et éducateurs mais aussi infirmières et bibliothécaires. Ce parcours de formation est composé de cours de littérature appliquée et littérature jeunesse, lecture à voix haute, « poésie-thérapie », étude des différentes catégories de bibliothérapie à l’étranger. Les praticiens pourront exercer dans les hôpitaux, les centres de réhabilitation psychosociale mais aussi dans les médiathèques, les écoles et les prisons.

À Florence, l’université des arts délivre, quant à elle, un nouveau cours de bibliothérapie 9

, qu’elle définit comme « une méthode qui utilise la littérature et d’autres formes narratives pour transformer une lecture traditionnelle en une stratégie pour faire face à divers états psychologiques ». Cette institution privée propose un modèle d’éducation en direction d’étudiants étrangers et en langue anglaise uniquement.

Au Québec, la « Bibliothèque apothicaire »

Fondée en 2010 par Katy Roy, la « Bibliothèque apothicaire » 10

se présente comme une exploration de notre propre imaginaire par la bibliothérapie et l’imagerie mentale. Son livre, intitulé Bibliothérapie, trésor d’imaginaires (Éditions Fides, 2018), présente sa méthodologie de travail à travers ses expériences professionnelles. Elle y expose les fondements de sa « bibliothérapie imaginale », le terme imaginal étant choisi en référence au philosophe français Henry Corbin qui avait créé ce néologisme pour s’éloigner de la connotation fictive et irréelle que l’on associe à l’imaginaire. L’importance de la triade, c’est-à-dire de la rencontre entre une personne et un texte devant et avec le bibliothérapeute, est l’une des caractéristiques essentielles du travail de cette bibliothérapeute, par ailleurs formée en psychologie. Une autre singularité de son travail consiste à explorer la puissance créatrice de l’imaginaire et des images qui le structurent. « À mon sens, le travail avec la bibliothérapie consiste, en fait, à faire jaillir les images en nous à partir d’une histoire ou d’un poème et à les accompagner sur le chemin qu’elles veulent emprunter », écrit Katy Roy. Pour elle, la bibliothérapie ne fait pas que réparer ou adoucir certains maux. Par la rencontre avec des textes chargés de sentiments et d’émotions, la bibliothérapie imaginale nourrit notre imaginaire et le remet en mouvement en favorisant le jaillissement d’images structurantes. Le rôle du « bibliothérapeute apothicaire » consisterait donc à prendre soin de l’être, notamment par l’éclosion et le soin de ces images, avant que ne surgissent des problèmes de santé. Ce travail s’effectue également par l’imagerie mentale, un outil de représentation mentale constitué d’un réservoir important d’images, et par des dispositifs originaux tels que les « retraites de lecture vivante » ou l’organisation de différentes modalités de rencontres individuelles, en privé ou dans l’espace public.

Conclusion

La bibliothérapie, encore émergente dans les pays francophones, est en cours de développement et de questionnement sur ses propres pratiques. Car cette discipline ne s’improvise pas et ne se réduit pas à une simple recommandation de livres « coups de cœur ». La bibliothérapie pourrait enrichir l’ensemble des métiers du livre et du soin, à condition qu’émerge en France une reconnaissance par l’État de cette discipline par la création d’un titre ou d’une formation dispensée à l’université, à l’instar de l’université de Bologne. Il ne s’agirait pas d’enfermer et de stériliser des pratiques qui se cherchent encore, ni de privilégier certains professionnels au détriment des autres (les métiers du soin au détriment de ceux du livre, par exemple). Gageons que les catégories de bibliothérapie définies dans ce travail sauront se questionner et s’enrichir mutuellement.