Tant de choses à savoir

Comment maîtriser l’information à l’époque moderne

Gérald Kembellec

Ann Blair
Tant de choses à savoir : comment maîtriser l’information à l’époque moderne
Traduction de l’anglais (États-Unis) par Bernard Krespine, revue par Ann Blair
Préface de Roger Chartier
Éditions du Seuil, 2020
Collection « L’univers historique »
ISBN 978-2-02-130847-1

Depuis sa création, Internet offre un accès à une quantité toujours croissante de documents érudits historiques numérisés, mais aussi à une production scientifique souvent « nativement numérique » de documents primaires ou secondaires. Cette (sur)abondance informationnelle est telle qu'elle a amené des chercheurs à proposer le néologisme « infobésité » pour qualifier le phénomène d’inflation documentaire, et ce, avant même le passage de l’an 2000. Un questionnement fort apparaît alors : comment faire face à la surcharge cognitive induite par le déluge informationnel ? Ann Blair, professeure d’histoire à Harvard, jette un pavé dans la mare en affirmant que les problématiques liées à la surabondance d’informations n’ont pas attendu l’avènement d’Internet pour se poser, loin de là. Elle va même plus loin : de son point de vue, le sentiment anxieux qu’éprouve l’érudit moderne face à l’impossibilité de tout lire et la peur de passer à côté d’un texte important n’est pas non plus un phénomène nouveau.

L’ouvrage Tant de choses à savoir : comment maîtriser l’information à l’époque moderne publié en 2020 est une version traduite, et très largement augmentée, de l’opus paru dix ans plus tôt sous le titre Too much to know: Managing scholarly information before the modern age. Ce volume traite avant tout de l’histoire matérielle et sociale des sciences, mais il peut aussi être lu avec intérêt depuis les sciences de l’information et de la communication comme une rétrospective analytique préfigurant les formes érudites et savantes contemporaines. Le sous-titre du livre, « Comment maîtriser l’information à l’époque moderne », va en ce sens. Bien sûr, l’époque moderne est à prendre ici dans le sens d’une modernité historique 1

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La période dite « moderne » en histoire connaît des bornes qui sont différentes selon les cultures universitaires, notamment entre les pays anglo-saxons (découverte des Amériques – Seconde Guerre mondiale) et la France (découverte des Amériques – Révolution française/1812).

, mais il n’empêche que cette modernité trouve un fort écho à notre époque des données massives et numériques.

La préface de Roger Chartier plante le décor : il y inscrit la problématique de l’ouvrage dans une double crainte en miroir, celle de l’oubli des connaissances produites au fil des siècles et celle de la masse d’informations engendrée par des pratiques cumulatives des érudits 2

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À ce propos, Roger Chartier est intervenu le 9 septembre 2020 pour donner sa vision de l’ouvrage dans l’émission « Le cours de l’histoire » animée par Xavier Mauduit, série « Comment tu sais ? Une histoire de la transmission des savoirs », épisode 2 : « Livres : au commencement était le référencement ». En ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/le-cours-de-lhistoire/comment-tu-sais-une-histoire-de-la-transmission-des-savoirs-24-livres-au-commencement-etait-le

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Dans l’ouvrage, la filiation intellectuelle avec Anthony Grafton, qui l’a accompagnée lors de sa thèse, est évidente sur l’objet d’étude, à savoir l’histoire de l’écriture érudite. On y retrouve un certain nombre de points présentés dans Les origines tragiques de l’érudition : une histoire de la note en bas de page 3

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Anthony Grafton, Les origines tragiques de l’érudition : une histoire de la note en bas de page, traduction de l’anglais (États-Unis) de Pierre-Antoine Fabre, Éditions du Seuil, 1998 (coll. La librairie du XXe siècle).

. Cependant, la posture est différente, plus focalisée sur la valorisation du texte et moins sur son commentaire : une vision somme toute possible à qualifier d’« infodocumentaire ». En effet, à travers une analyse des différentes technologies de l’esprit et de l’évolution des pratiques documentaires de compendium, Ann Blair met non seulement en avant les « maîtres à penser », mais elle rend également un hommage appuyé aux « petites mains » qui accompagnaient l’érudit, copiaient, notaient et synthétisaient la connaissance produite par l’analyse des textes anciens. Ann Blair nous propose un voyage historique qui entremêle avec bonheur lieux, places, acteurs, pratiques et objets vecteurs de l’érudition à travers le temps. Son analyse, que l’on peut qualifier de quintilienne approfondie, s’articule sur quatre axes principaux : stocker, classer, sélectionner et synthétiser. L’exploration systématique qui en découle nous amène à questionner les supports, les méthodes de diffusion, les grilles de lecture – linéaires ou pas –, les productions documentaires qui s’inscrivent dans l’écrilecture.

Ann Blair, en tant qu’historienne, bouscule beaucoup des certitudes de l’imaginaire collectif sur l’histoire des formes érudites et des technologies associées. On apprend par exemple que l’invention de Gutenberg, l’imprimerie à caractères mobiles, n’est qu’une appropriation européenne, ou une réinvention de techniques éprouvées en Chine bien avant l’an mil.

En plus de l’évolution des techniques de diffusion de la littérature, Ann Blair offre dans le troisième chapitre une rétrospective foisonnante et abondamment illustrée des outils techniques liés à la documentation et à la prise de notes, de l’armoire à notes de Thomas Harrison mise en lumière par Vincent Placcius (p. 130) au coupé-collé de Conrad Gesner (p. 283-292).

On note que si le titre est focalisé sur l’époque moderne, l’ouvrage déborde très largement avec des digressions sur l’Antiquité tardive et le Moyen Âge. Cette contextualisation est nécessaire pour une prise de recul. Cependant, les nombreux et denses ajouts historiographiques hors de la période étudiée peuvent finir par désorienter le lecteur qui, s’il apprécie les anecdotes, peut désirer une focale plus grande sur la période elle-même. Ces allers-retours sont cependant justifiés par le choix éditorial d’une couverture thématique des sujets abordés.

Pour finir ce compte rendu, il convient de souligner l’évident lien fond-forme de l’ouvrage, lui-même synthèse historiographique savante, quasi encyclopédique, des méthodes érudites. L’ouvrage bénéficie d’un abondant maillage de notes et références chapitrées, d’une notice éditoriale méthodologique, d’un index conceptuel et d’un second pour les noms propres et d’une bibliographie « gargantuesque ». Cela fait de ce livre, en plus d’un ouvrage d’histoire complet, une source précieuse et maniable pour les curieuses et curieux de l’histoire de la documentation et des bibliothèques en plus de celle de l’érudition.