Recherches francophones sur les éducations aux médias, à l’information et au numérique

Valentine Favel-Kapoian

Éric Delamotte (dir.)
Recherches francophones sur les éducations aux médias, à l’information et au numérique : points de vue et dialogues
Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2022
Collection « Papiers »
ISBN 978-2-37546-167-9

La publication en janvier 2022 d’un guide, conçu par le ministère de l'Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports avec le Centre de liaison de l'enseignement et des médias d'information (CLEMI) et en collaboration avec le ministère de la Culture, pour « favoriser la généralisation de l’EMI par la mobilisation des enseignants de toutes disciplines, ainsi que des personnels d’encadrement (chefs d’établissements, corps d’inspection) » 1

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Ministère de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur, Vademecum pour l’éducation aux médias et à l’information, janvier 2022. En ligne : https://eduscol.education.fr/1531/education-aux-medias-et-l-information.

a beaucoup été discutée par les professionnels et scientifiques de l’éducation aux médias et à l’information (EMI). Entre autres critiques, celles concernant les attentes didactiques et les ancrages scientifiques retenus. Les débats qui ont suivi la publication de ce document et de ceux publiés par le ministère dans la foulée (Vademecum pour créer une webradio scolaire 2
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Ministère de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur, Vademecum pour créer une webradio scolaire, janvier 2022. En ligne : https://eduscol.education.fr/1531/education-aux-medias-et-l-information.

et circulaire sur « Une nouvelle dynamique pour l’éducation aux médias et à l’information » 3
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Circulaire du 24 janvier 2022. En ligne : https://www.education.gouv.fr/bo/22/Hebdo4/MENE2202370C.htm.

) sont révélateurs des vicissitudes intrinsèques à cette éducation : quels sont les fondements théoriques de cette thématique scolaire ? Dans quelle discipline universitaire s’inscrit-elle ? Qui fait, ou peut se revendiquer comme faisant de la recherche en EMI ? Comment associer recherche universitaire et mise en œuvre sur le terrain ? Quelle place pour les acteurs de terrain ? De quelles visions sociales et politiques l’EMI est-elle porteuse ? Ces questions sont toujours d’actualité alors que l’EMI existe dans le champ scolaire depuis plus de 60 ans 4
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Retenons la date de 1958 : Marcel Sire, proviseur au lycée Janson-de-Sailly crée le premier centre local de documentation pédagogique (CLDP).

et qu’elle est inscrite depuis bientôt dix ans dans la Loi d'orientation et de programmation pour la refondation de l'École de la République du 8 juillet 2013 5
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Loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d'orientation et de programmation pour la refondation de l'école de la République. En ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/dossierlegislatif/JORFDOLE000026973437/.

. Par ailleurs, si la recherche sur les éducations aux médias, à l’information et au numérique se développe et se diversifie depuis plus de 40 ans (Delamotte, p. 11), il n’existe pas, à ce jour, de laboratoire en France dédié à ce champ (Loicq et Piette, p. 23). Malgré ses fondements fragiles, cette éducation s’institutionnalise dans les pays francophones (Delamotte, p. 276). Une mise en perspective historique est donc possible ; c’est à celle-ci que s’attellent les 18 auteurs de l’ouvrage à travers une étude épistémologique de l’éducation aux médias, puis de l’éducation à l’information et enfin de l’éducation au numérique (dont l’informatique).

Dès l’introduction et encore plus à travers la note éditoriale qui accompagne l’ouvrage, Éric Delamotte précise son objectif éditorial : « Il n’est ni une encyclopédie, ni un manuel » mais une tentative « […] d’ouvrir un cadre de réflexion sur le renouvellement des savoirs à partir de témoignages de chercheurs francophones […] » (p. 1). Il est vrai que le principe de cet ouvrage peut surprendre : pour chaque contribution, deux chercheurs francophones dialoguent sur une thématique commune, en mettant en avant leurs parcours, leurs ancrages théoriques et scientifiques, leurs notions phares et conversent en présentant leurs points de vue parfois complémentaires et parfois divergents. Certains dialogues se font entre chercheurs de même génération, et d’autres entre pionniers et successeurs. Pour autant, ces scientifiques ont tous en commun de présenter une recherche sans cesse repensée par les évolutions du monde et des médias et leurs dialogues ne cherchent pas à poser des dogmes mais à ouvrir des pistes à explorer dans l’avenir, afin de « […] donner envie d’en savoir plus sur ce domaine dynamique, et encore à construire » (Note éditoriale, p. 4).

L’ouvrage est constitué de trois parties composées chacune de trois chapitres. La première partie centre la discussion autour de la recherche en éducation aux médias (EAM) dans une vision intergénérationnelle et historique. Le premier chapitre est de forme plus académique (chapitre rédigé à quatre mains) et écrit l’histoire du champ de recherche au Québec et en France (Marlène Loicq et Jacques Piette). Le suivant, sous forme de dialogue (comme tous les autres) narre l’histoire du CLEMI (Jacques Gonnet et Isabelle Féroc Dumez). Le troisième retrace l’histoire de l’EAM en Belgique et de son institutionnalisation vue par deux de ces représentants les plus illustres, Thierry De Smedt et Pierre Fastrez. Bien qu’appartenant à des contextes nationaux différents (Québec, France, Belgique), les six auteurs s’accordent sur un certain nombre de points. Le premier concerne la complexité de l’objet d’étude, l’EAM, qui le rend difficilement cernable (Gonnet et Féroc Dumez, p. 43). Objet complexe et en perpétuel mouvement pour Loicq et Piette (p. 14) que les scientifiques belges tentent de structurer en proposant dès 2013 un « cadre général des compétences en éducation aux médias » (De Smedt et Fastrez, p. 83). Par ailleurs, tous observent la faible place accordée à la question de la communication dans cette EAM. Face à ce constat, Gonnet et Féroc Dumez proposent une éducation à la communication (p. 50). Cette éducation, car elle porterait un regard critique sur nos sociétés, serait forcément politique. Loicq et Piette militent aussi en faveur d’une EAM qui permettrait une éducation à la politique, tout comme De Smedt et Fastrez, pour qui bien se servir des médias est certes un objectif éducatif important mais souhaitent surtout que « […] chacun apprenne à bâtir des systèmes médiatiques aptes à servir les enjeux de la civilisation » (p. 92). Enfin, les auteurs de ces trois contributions cherchent à comprendre ce qui fait encore résistance à « l’heure où l’EMI est reconnue comme nécessaire par une majorité d’acteurs de la sphère éducative » (Gonnet et Féroc Dumez, p. 45). Loicq et Piette expliquent cette situation par la vision éducative trop « révolutionnaire », qui bouscule le modèle éducatif classique dont est porteuse l’EAM (p. 26). Pour Gonnet et Féroc Dumez, la forme révolutionnaire de l’EAM tient dans sa spécificité d’être une éducation à la fois critique, transversale et active (p. 47). Dans le cas de la Belgique, si l’EAM est davantage institutionnalisée dans les parcours scolaires, il reste du chemin à parcourir et les deux chercheurs espèrent un grand chantier d’intégration de l’EAM dans l’enseignement (p. 85).

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée aux recherches en éducation à l’information (EAI). Le premier chapitre, rédigé par Viviane Couzinet et Vincent Liquète, porte sur la médiation documentaire. Le deuxième, par Annette Béguin-Verbrugge et Susan Kovacs s’intitule « Document, documentation et culture informationnelle ». Enfin, le troisième, par Jean-Michel Salaün et Alexandre Serres, se concentre sur la notion de nouvel ordre documentaire. Ces trois chapitres s’organisent autour de dialogues dans lesquels les auteurs se répondent, se complètent s’interpellent et durant lesquels ils sont amenés à présenter leurs parcours qui parfois se rejoignent : Vincent Liquète, Annette Béguin-Verbrugge et Alexandre Serres ont d’abord été praticiens en EAI avant de devenir des chercheurs éminents ; Viviane Couzinet, Vincent Liquète, Annette Béguin-Verbrugge et Susan Kovacs ont tous quatre pris part à la formation des professeurs-documentalistes ; Susan Kovacs et Jean-Michel Salaün à celle des personnels des bibliothèques. Si les parcours des auteurs présentent des convergences, ils se singularisent aussi par des disciplines d’origines différentes. Ce constat les amène à promouvoir une EAI interdisciplinaire, bien qu’ancrée dans les sciences de l’information et de la communication (SIC). Cette deuxième partie est l’occasion pour le lecteur de revenir sur des notions fondamentales dans l’EAI comme la (ou les) culture(s) de l’information, la médiation, le document, la documentation, la redocumentation, etc. Le chapitre 3 (Salaün et Serres) propose même un bref glossaire des notions abordées durant leurs échanges (p. 175). Enfin, suite à cette mise en perspective historique et épistémologique, les auteurs des chapitres 1 et 2 se posent la question des savoirs à enseigner dans le cadre du CAPES de documentation (Couzinet et Liquète, p. 111-116) ou dans l’objectif de la construction d’un curriculum en info-documentation et plus généralement pour toutes les éducations à, dont l’EMI, afin d’amener les apprenants à une « culture critique documentaire et médiatique » (Béguin-Verbrugge et Kovacs, p. 151).

La troisième et dernière partie de l’ouvrage porte sur les recherches en lien avec l’éducation au numérique. Elle regroupe trois contributions éclectiques. La première, rédigée par François Sass et Étienne Vandeput, retrace l’histoire de la didactique de l’informatique en Belgique. La deuxième, composée par Béatrice Drot-Delange et Cédric Fluckiger, porte sur la didactique de l’informatique en France. Pour finir, la troisième, à travers le parcours des auteurs Simon Collin et Daniel Peraya, aborde la recherche en technologie éducative au Québec et en Suisse. La lecture de ces trois articles permet de concevoir la recherche en éducation au numérique (EAN) comme un champ scientifique à la croisée de nombreuses disciplines dont les SIC, les sciences de l’éducation et de la formation, la linguistique, l’informatique ou encore les mathématiques. Cette diversité est riche mais elle produit aussi un manque de visibilité. Collin et Peraya écrivent : « […] du constat initial de la pluralité d’approches et de disciplines qui constituent le domaine de la technologie éducative [...] pose la question de savoir comment la considérer et comment la mobiliser de manière productive pour renforcer notre domaine » (p. 260). Face à ce constat de fondements épistémologiques variés, les auteurs se posent inéluctablement la question de la didactisation de cette thématique pour son enseignement auprès des élèves, des étudiants mais aussi des professionnels (dont les enseignants). Celle-ci est rendue encore plus difficile par l’objet même d’étude sans cesse en évolution, voire en mutation. Pour aider à la réflexion, Sass et Vandeput (notamment p. 190, 192) ponctuent leurs dialogues de parenthèses théoriques essentielles (variable et affectation, programmation structurée, analyse descendante et technique de description des algorithmes, numérisation de l’information, programmation structurée et schéma fonctionnel de l’ordinateur, progiciels). Drot-Delange et Fluckiger insistent, quant à eux, sur la nécessité d’inclure cette thématique à celle plus vaste de culture numérique (p. 220). Ils proposent par ailleurs des perspectives de recherche en didactique de l’informatique autour des activités ordinaires d’usage des technologies informatisées (p. 228). Collin et Peraya ouvrent aussi des pistes de recherche pour une approche critique de la technologie éducative (p. 243) et proposent des axes de recherche pour ancrer les études sur les inégalités numériques dans l’éducation (p. 259).

L’hétérogénéité des auteurs, de leurs parcours, inscriptions disciplinaires et thématiques de recherche fait la richesse de cet ouvrage. Celui-ci propose à chaque fin de partie une biographie et une bibliographie détaillée pour chacun d’eux. Cet ouvrage n’est pas à lire forcément dans sa globalité ni dans sa continuité : chaque chapitre peut être lu séparément selon les centres d’intérêt du lecteur et/ou son souhait de découvrir de nouveaux champs de recherche.

Publié dans la collection Papiers aux Presses de l’Enssib, collection dont l’ambition est « d’allier la recherche universitaire et professionnelle autour des sciences de l’information des bibliothèques », cet ouvrage s’adresse à un public déjà sensibilisé à la question de la recherche francophone en éducation aux médias, à l’information et au numérique. Pour autant, son style rédactionnel sous forme de dialogues, détaché des standards d’écriture des articles scientifiques, rend sa lecture facile et conviviale et les travaux et points de vue présentés interrogent et nourrissent nos cogitations de chercheur et/ou de professionnel.