Nous sommes des animaux poétiques
L'art, les livres et la beauté par temps de crise
Nous sommes des animaux poétiques. L'art, les livres et la beauté par temps de crise
Auxerre, Éditions Sciences Humaines, 2023
Collection « Accent aigu »
ISBN 978-2-36106-838-9
De Michèle Petit, anthropologue, ingénieure de recherche émérite au CNRS, tout bibliothécaire se doit d’avoir lu : De la bibliothèque au droit de Cité : parcours de jeunes, publié par la Bibliothèque publique d’information et le Centre Pompidou en 1997.
Cet ouvrage vient poursuivre et compléter les travaux sur l’utilité de la lecture et des bibliothèques ; en fait, utiliser « utilité » est un contresens absolu : le propos de Michèle Petit est précisément de démontrer, exemples internationaux à l’appui, (en particulier en Amérique du Sud, Mexique, Colombie, Brésil, Argentine, etc.) que la lecture, les arts ne doivent pas être associés à « l’utilité » pour reprendre les travaux de Barbara Stiegler (« Il faut s’adapter » : sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019) cités. Le texte de Michèle Petit s’appuie sur quelques exemples douloureux et concrets : comment Jacques Demy, en se sauvant de l’occupant allemand, Catherine Meurisse et Philippe Lançon réchappés, par hasard, de la tuerie de Charlie Hebdo du 7 janvier 2015, Hélène Cixous, à la mort de son père, ont trouvé des moyens de se sortir de leur enfer par les mots, la musique, les images.
Or, ces mots, ces chants, ont été souvent éliminés par la conquête de terres dites « sauvages » peuplées d’Amérindiens, d’Inuits…, où les colonisateurs ont plaqué un vocabulaire, une façon de penser qui n’était pas les leurs et les a diminués. La parole, assure-t-elle de son expérience anthropologue, doit être écoutée, entendue, par tous ceux qui, par exemple, accueillent des migrants, épuisés et parfois ruinés par leur voyage, mais riches de leurs histoires.
Il s’agit bien de percevoir la capacité d’imagination, de projection hors de soi, que chacun possède. La théorie, et les pratiques de Michèle Petit montrent que ces dimensions oniriques, artistiques, sensibles, se manifestent, se réveillent au moment de la lecture, de l’écoute, de la pleine possession de ses sens. Nous sommes, dit-elle, « de l’étoffe dont sont faits les rêves », pour reprendre l’expression de Shakespeare.
Pour cela, il existe des bibliothèques (rappelons que De la bibliothèque au droit de Cité : parcours de jeunes avait pour objet d’enquête les quartiers populaires), mais aussi les lieux improvisés de rencontres, discussions, en France, mais aussi dans le monde, quand ils ne sont pas détruits par la puissance dite publique.
Ainsi éveillés, réveillés, les jeunes (et moins jeunes) lecteurs peuvent constituer leur vie.
Le dernier chapitre est consacré à l’effet de la pandémie sur la santé mentale des enfants et des jeunes adultes. Privés de tout, de toute relation sociale, de tout contact extérieur, de nombreux lecteurs ont perdu l’habitude, donc le goût de la lecture. Et, plus inquiétant, même si cela a été confirmé par nombre d’études scientifiques, de nombreux jeunes adultes ont été conduits à la dépression, pour n’être plus capables de s’imaginer un avenir vivable.
La lecture de ce texte, dense, riche, a la particularité d’avoir à la fois une approche historique, géographique, politique très importante, en particulier sur l’accueil des migrants, et sur les conséquences psychologiques inenvisageables en 2020, du confinement pandémique, sur les enfants et les jeunes adultes.
De la nécessité des bibliothèques, posée au départ comme une politique publique d’émancipation des populations, capable ainsi de s’instruire, ce texte, rigoureux, fait un pas important vers cette dimension devenue essentielle : la lecture, la littérature, les arts. On ne peut que conclure en citant Jean-Christophe Bailly (L’élargissement du poème, Christian Bourgois éditeur, 2015) : « il y a une dimension fondamentale du langage, qui n’est pas seulement communication ou désignation, mais qui est celle d’un chant, c’est-à-dire d’un accompagnement du monde », et terminer en pensant à Philippe Lançon, image vivante de cette vie-là (Le tombeau, Gallimard, 2018).
Il manquerait à cet ouvrage, et c’est dommage, une bibliographie en fin de volume…