Les petits Livres d’Or
Des albums pour enfants dans la France de la guerre froide
Cécile Boulaire
ISBN 978-2-86906-409-6 : 39 €
Lecteurs dilettantes, passez votre chemin : Les Petits Livres d’Or. Des albums pour enfants dans la France de la guerre froide est un ouvrage dense. Il donne à voir ce que sont des albums réunis dans une collection, certes dédiée à la jeunesse, mais surtout inscrite dans des temporalités et des circonstances, elles aussi très variées, pour se rejoindre dans la grande Histoire, celle de la guerre froide et de la génération des baby-boomers français. Cécile Boulaire part d’un constat frappant concernant ce « bien commun d’une génération » (p. 239) : « ces albums, si présents dans la mémoire collective et individuelle, [n’ont] pourtant jamais, 65 ans après leur première parution, fait l’objet du moindre discours esthétique, historique et critique en France » (p. 232). C’est ce manque qu’elle va travailler, en développant un travail d’envergure et d’investigations.
Une recherche qui pourrait faire date
À travers treize chapitres, une préface, une introduction (de Jean-Yves Mollier) et une conclusion (les deux sont exemplaires), soit près de 300 pages, l’auteure dessine un portrait composite de cette célèbre collection pour des enfants de 3 à 10 ans, apparue à la fin des années 1940 en France. Si Cécile Boulaire est connue pour ses travaux sur la littérature de jeunesse 1, ce sont l’histoire culturelle et l’histoire de l’édition qui servent ici d’amarres pour fixer son étude, tout en se permettant de naviguer dans l’analyse et l’histoire littéraires, ainsi que la matérialité de l’objet livre, voire son développement transmédiatique. Le résultat est très riche, constituant « un plaidoyer fort pour un croisement méthodologique accru des apports de l’histoire économique, sociale, politique et culturelle 2 ». Il offre une approche où les données chiffrées (rétributions des artistes, frais postaux pour les typons traversant l’Atlantique, dates de séjours de l’éditeur Georges Duplaix, tonnage de papier nécessaire, etc.) se télescopent avec l’analyse grammaticale des récits ou la répartition texte/image des planches des albums, ou encore les extraits de la presse communiste réceptionnant cette littérature d’importation made in America. Édition, pratiques et transferts culturels, enfance, sont imbriqués dans une perspective de relations internationales et un contexte géopolitique.
C’est que l’époque à laquelle les Petits Livres d’Or voient le jour est à la fois un horizon d’espoirs (sortie de la Seconde Guerre mondiale, plan Marshall pour la reconstruction des sociétés du Vieux continent, baby-boom) et une belligérance entre le communisme et le capitalisme.
Dédicace aux « grammaires iconotextuelles » et plébiscite de « l’enfant héros »
Les quatre premiers chapitres nous plongent dans la matérialité des livres, avec les planches, les couleurs, les mots, les récits, leur musicalité, les illustrations à travers une analyse fine de diverses « grammaires » iconotextuelles de plusieurs albums, parmi les tout premiers, dans une « défense & illustration de l’album » (p. 22) que l’auteure promeut. On passe des planches américaines à celles traduites en français, on suit la conception des illustrations, les choix de cadrage et les échanges entre l’éditeur à l’origine du projet, Georges Duplaix, et ses artistes.
Ce sont principalement les ouvrages parus de 1949 à 1954 qui retiennent l’attention de Cécile Boulaire, qui y voit une pluralité de styles iconographiques, « une large palette » (p. 77) bien loin de la standardisation, et ce, alors même que ces œuvres sont des produits en grande quantité et pour une grande consommation. C’est ce paradoxe qu’elle martèle dans ses propos : alors qu’on « pourrait opposer édition populaire et littérature de qualité, production sérielle et invention formelle, industries culturelles et créativité » (p. 74), l’auteure vante les qualités des récits et de leurs illustrations pour affirmer que « ce n’étaient pas seulement des livres : il s’agissait de littérature » (ibid.) et que les enfants en France ont pu s’évader, s’identifier, rêver, vivre leur quotidien et se construire un avenir 3 , dans un pays encore meurtri par les effets de la Seconde Guerre mondiale.
Elle pointe également les oppositions entre cette collection et les Albums du Père Castor : ces derniers développaient une morale pédagogique et une « relative austérité » (p. 79) alors que les Petits Livres d’Or pariaient « plutôt sur le plaisir immédiat » (p. 37) à expérimenter dans le quotidien des enfants.
Un projet éditorial américano-français contextualisé
Plusieurs chapitres 4 écrivent l’histoire de l’aventure éditoriale et humaine des Petits Livres d’Or. Une large place est faite à l’import du modèle américain dans l’Hexagone. Côté américain, on voit se créer une entreprise misant sur « la pleine expansion de l’entertaining de masse » (p. 100), les « personnages tirés du cinéma, de la radio et des comics » (ibid.), à commencer par les héros de Walt Disney, mais aussi les contes traditionnels libres de droit d’auteur, et des techniques nouvelles d’imprimerie, de commercialisation 5 . En 1942, les douze premiers Little Golden Books sortent. En 1943, on en compte sept de plus, au point qu’en « 1947 sont vendus 5 millions » (p. 106) d’ouvrages.
Côté français, la société Cocorico 6 voit le jour en 1949 avec des sociétaires « extérieurs au monde de l’édition […] proches, professionnellement ou familialement, d’Henri Flammarion » (p. 110). C’est que l’éditeur flaire l’opportunité : il est donc décidé de traduire les ouvrages en choisissant « le meilleur des Little Golden Books pour les petits Français » (p. 181) – et qui ont déjà fait leur preuve de succès, limitant les risques éditoriaux 7. On va franciser les titres et même les noms des auteurs 8. Les albums « dessinent l’image d’un monde radieux, dynamique, moderne et prospère » (p. 175), avec pour focales la ville urbaine et ses symboles (transports – voiture, avions, paquebots –, immeubles, vie intense au travail), d’une part, et la famille, espace de repos et d’une félicité, d’autre part. On gomme quelques fois les références trop américano-américaines, mais on promeut surtout la société de loisirs, de consommation, d’abondance (beaucoup d’objets, en grande quantité) ; l’American way of life arrive en Europe via ces albums, véhiculant « une image conforme à un idéal matérialiste de l’existence » (p. 177), pour partager « le mythe de la prospérité d’une société aux rôles inchangés, qu’ils soient sexués, sociaux ou raciaux » (p. 178), dans une perspective capitaliste déclinée pour un public WASP. Quelles que soient leurs qualités, les Petits Livres d’Or vont ainsi contribuer à uniformiser de fait l’imaginaire enfantin à l’échelle mondiale. Mais le constat n’est pas aussi simpliste, car le contexte de l’époque en France est paradoxalement dual, américano-phobe et -phile : si les Libérateurs bénéficient d’une aura positive et que certains produits de consommation débarquent dans l’Hexagone, plusieurs s’inquiètent du « plan Marshall des idées » (Renée Michel, p. 196) et voient dans l’export des Little Golden Books « un geste de colonisation morale » (p. 193) au nom d’un « impérialisme culturel » (ibid.) 9.
Georges Duplaix : une figure emblématique, témoin d’une période trouble
Cécile Boulaire dessine le portrait de Georges Duplaix, en envisageant « le personnage dans toute la complexité » (p. 213) de ses « multiples facettes » (p. 199).
« Architecte de la collection américaine, et l’initiateur de sa version française » (p. 133), Georges Duplaix est un américanophile et il fascine pour ses paradoxes : artiste et créateur d’entreprise, politique et littéraire, Américain et Français, soirées mondaines dans le monde de la culture et actions politiques instrumentalisées en toute clandestinité.
Il publie des articles, traduit Hemingway et, jusqu’au milieu des années 1930, il se construit « une identité d’artiste et intellectuel épris de liberté de conscience » (p. 136). Dès 1933, il se lance dans l’illustration avec l’album Gaston and Joséphine publié par Oxford University Press. À la fois bilingue et féru de littérature, Duplaix se lance dans l’édition jeunesse : lui qui a conservé ses amitiés littéraires parisiennes des années 1920 se rapproche de l’illustrateur Rojan et souhaite s’inspirer du succès des Albums du Père Castor en terres américaines. Il participe à la création des Little Golden Books en lien avec l’Artists and Writers Guild, la Western Publishing et l’éditeur Simon & Schuster dès 1942, puis il lance dans une plus grande aventure : les Petits Livres d’Or en France, dont il signera un texte, La Famille heureuse, en 1955 sous le pseudonyme de Nicole.
Les pages dédiées à cet homme nous plongent dans l’ambiance de la guerre froide et de ses acteurs (sont convoqués tour à tour la CIA, le Congress for Cultural Freedom, le Komsomol, le KGB, les communistes français), tout en dressant le portrait d’un chef d’entreprise qui a compris le basculement à l’ère mondialisée et à qui « son sens des affaires, son art des combinaisons hasardeuses » (p. 165) ont permis de développer, exporter et acclimater une collection d’albums pour la jeunesse des États-Unis vers l’Europe avec une approche « visionnaire » (p. 214) ; le tout servant des intérêts économiques, mais aussi politiques, culturels (« Il fallait soutenir une collection qui présentait le mode de vie américain sous un jour tellement séduisant 10 »). Les extraits, très nombreux, de ses courriers éclairent l’homme, formaliste et totalement investi dans son métier d’éditeur.
Conclusion
Cet ouvrage reflète le travail et l’investigation de longue haleine de l’auteure dans les cartons de l’IMEC, dans des échanges avec des bibliothèques et des fonds d’archives, à parcourir des blogs de collectionneurs ou d’universitaires ou même en menant des entretiens avec les enfants du créateur franco-américain de la collection. Cette pluralité de sources est présente dans la bibliographie, on regrettera qu’elle ne mentionne pas les méandres de ses débuts 11 ou face aux refus des autorités américaines de déclassifier le dossier de Georges Duplaix.
Si le travail de Cécile Boulaire se lit parfois comme un bon roman d’espionnage, il faut avouer que la densité des informations, le cadre conceptuel et les bifurcations disciplinaires – essentielles et riches – rendent parfois intense la lecture, ou imposent un certain nombre de prérequis ou une réelle appétence. On regrettera aussi l’absence d’un lexique (qui aurait été le bienvenu pour saisir l’ensemble des évolutions technologiques liées à l’imprimerie ou bien les analyses iconotextuelles), ainsi que d’un index pour les illustrations ; ces dernières sont nombreuses, attestant de l’importance des formes arrondies et du chatoiement des couleurs dans cette collection, mais parfois en format trop petit (vignettes avec quatre planches). Toujours du côté du confort de lecture, cette collection des Presses universitaires François-Rabelais gagnerait à revoir son choix de maquette concernant les citations d’enquêtés, ainsi que des guillemets intempestifs.
Cécile Boulaire trace son chemin en rappelant à plusieurs reprises que production sérielle d’albums bon marché distribués « au coin de la rue » n’hypothèque en rien des qualités narratives et artistiques des ouvrages, n’invalide pas – loin s’en faut – la qualité littéraire des récits ainsi que les émotions générées chez de jeunes enfants. Sa conclusion (p. 229-237) renvoie à la variété des thématiques (industries culturelles, sociologie des pratiques culturelles, histoire matérielle, etc.) qu’elle a abordées dans sa réflexion et pointe la nécessité de connaître les contextes de « création, production, d’édition » (p. 234).