Les bibliothèques dans les mutations territoriales

Entre évolutions et inventions

Albane Lejeune

David-Georges Picard (dir.)
Les bibliothèques dans les mutations territoriales : entre évolutions et inventions
Éditions du Cercle de la librairie, 2019
Collection « Bibliothèques »
ISBN 978-2-7654-1620-3

« Pas davantage qu’au cours des deux précédentes vagues de réforme territoriale, les réseaux qui se constituent à l’issue de la troisième ne prétendent à une quelconque uniformité ». Ces mots de David-Georges Picard suffiraient presque à résumer cet ouvrage professionnel ! Poursuivons toutefois cette enrichissante lecture pour le bien concevoir…

Ancien conseiller pour le livre et la lecture à la DRAC d’Ile-de-France et actuel directeur de la bibliothèque Vaclav-Havel à Paris, David-Georges Picard a dirigé cet ouvrage paru à l’automne 2019 au Cercle de la librairie. Réunissant quinze contributeurs – élus, directeur général, inspecteurs et directeurs des affaires culturelles ou des bibliothèques, universitaire –, il dresse un large panorama des évolutions en cours dans l’organisation des territoires et, ce faisant, dans celles des bibliothèques territoriales, que l’on parle des bibliothèques municipales, intercommunales, départementales ou de leurs réseaux.

L’enjeu de la réflexion est d’actualité. Elle s’articule, en effet, autour de trois lignes de force, dans la conjonction entre bibliothèques et territoires : les évolutions administratives et politiques des territoires, le nouvel essor des réseaux de lecture publique et l’avènement de coopérations encore étendues. Voilà autant d’évolutions et d’inventions qui intéresseront tous les professionnels, aujourd’hui nécessairement au cœur de ces mutations en chaîne.

En guise de préambule, l’article de Jean-Sébastien Dupuit, ancien directeur du livre et de la lecture, rappelle les grandes étapes qu’a connues la dynamique des bibliothèques depuis les années 1980 et la mise en œuvre progressive de la décentralisation. La création du concours particulier attribué aux bibliothèques, au sein de la Dotation générale de décentralisation, en 1986 est l’un des signaux forts de l’engagement de l’État en faveur de la lecture publique dans les territoires. C’est ce concours qui a accompagné le transfert des bibliothèques centrales puis départementales de prêt aux conseils généraux initié dès 1983 et a rendu possible, par exemple, le programme de création des bibliothèques municipales à vocation régionale de 1992 à 1997. Cet engagement de l’État qui ne s’est (encore) pas démenti, malgré des réformes qui auraient pu être critiques (révision générale des politiques publiques en 2007), permet même de parler d’une exception « bibliothèques ».

Cheminements administratifs et politiques à l’œuvre

La contribution liminaire de cette première partie de l’ouvrage présente les enjeux, pour les bibliothèques de lecture publique, des réformes territoriales qui suivent un double mouvement : décentralisation et déconcentration. Marie-Christine Steckel-Assouère, maître de conférences à l’université de Limoges, y dresse également un utile inventaire des textes qui encadrent l’activité des bibliothèques et rappelle le rôle essentiel de l’État, via les DRAC et les préfectures, dans l’accompagnement technique et financier de la lecture publique. Ces éléments sont, ensuite, incarnés par le témoignage de Bernard Démay, ancien conseiller pour le livre et la lecture, qui, pendant trois décennies, a vécu de l’intérieur ces évolutions, à la fois politiques et publiques, des bibliothèques dans plusieurs régions de France. Les regards croisés du président et de la directrice du réseau des médiathèques de Plaine Commune en Seine-Saint-Denis permettent, par ailleurs, de mesurer comment, à l’appui d’un projet politique fort, il est possible de bâtir un réseau intégré de 23 bibliothèques dans 9 communes, avec une compétence intercommunale pleine et entière, en moins de dix ans, et ce, au bénéfice de leurs 435 000 habitants. Enfin, l’expérience de Duisburg, en Allemagne, donne à voir que, outre-Rhin également, les réformes incitent les professionnels à faire évoluer en permanence la structuration et les services des bibliothèques organisées en réseau, et ce depuis un siècle, au gré des évolutions économiques, sociales et politiques de cette ville industrielle de la Ruhr.

Nouveaux réseaux… à la loupe

La deuxième partie du livre rassemble cinq retours d’expérience qui mettent en lumière le travail en réseau(x) dans la conduite des politiques culturelles et, en particulier, dans la lecture publique. Sont représentés des types d’intercommunalités et des territoires différents : communauté de communes de la Haute-Vienne, Grenoble-Alpes Métropole, communauté d’agglomération de Val Parisis (Val-d’Oise), établissement public territorial de Grand Paris Sud Est Avenir et métropole du Grand Paris. La configuration des réseaux de lecture publique épouse, naturellement, les redécoupages géographiques et politiques récents de ces territoires. Ainsi, du retrait de bibliothèques à la fusion de réseaux distincts, en passant par l’intégration de structures à iso-services, ces témoignages interrogent, chacun, le projet politique des nouvelles assemblées délibérantes mais aussi l’exercice d’une compétence Lecture publique le plus souvent partagée et les leviers à activer par les équipes des bibliothèques pour construire et faire vivre un projet élargi et désormais commun : médiation, numérique, dispositifs contractuels (Contrats territoire-lecture ou CTL, notamment), innovation, formation, à l’appui d’un délicat management de la transversalité. Dans tous les cas, les contributions montrent qu’il s’agit bien de ne pas uniformiser mais d’affirmer l’identité des bibliothèques en réseau, tout en développant leurs complémentarités.

Coopérations à la carte

La dernière partie du livre ouvre grand les perspectives, en mettant en avant d’autres acteurs essentiels pour la lecture publique, dont l’action est elle-même modifiée par la recomposition des territoires. Corinne Sonnier, directrice de la bibliothèque des Landes, présente l’évolution des missions des bibliothèques départementales (elles aussi territoriales) depuis 1999 pour toujours mieux accompagner les réseaux émergents dans la voie de la mutualisation, avec l’intercommunalité comme périmètre de plus en plus pertinent pour penser un projet de lecture publique. David-Georges Picard explicite, ensuite, les mesures prises par l’État pour favoriser les coopérations à l’échelle des territoires : Contrat territoire-lecture et Contrat départemental lecture-itinérance, Plan en faveur des bibliothèques en 2018 mais aussi Contrat territorial d’éducation artistique et culturelle qui illustre la porosité des politiques culturelle et éducative. Il rappelle que la BnF et la Bpi, l’une pour le patrimoine et l’autre pour l’innovation, exercent aussi une mission d’accompagnement territorial. Quant à Carole Letrouit, inspectrice générale des bibliothèques, elle donne à voir les différentes formes de coopérations qui peuvent se nouer entre bibliothèques territoriales et universitaires, en fournissant de nombreux exemples : construction de bibliothèques municipales et universitaires comme à Troyes, BU ouverte à tous à Paris-8, mutualisation autour du numérique à Bordeaux. Enfin, Gilles Éboli offre un article qui conclut à l’avenir de la lecture publique, parallèle à celui des territoires. Il remet tous les acteurs, anciens et nouveaux, sur l’échiquier, en redonnant sa place à l’échelon régional jusqu’ici peu évoqué. Le numérique et le fait métropolitain seraient des perspectives pour les bibliothèques qui demeurent sans loi pour les encadrer, cependant que les usagers, eux, continuent à les mettre en réseau et à jouer de leurs complémentarités, selon les termes de Dominique Lahary.

La qualité de cet ouvrage réside dans la pluralité des témoignages qui nous plongent concrètement au cœur d’un kaléidoscope de territoires et de réseaux, cheminant, grâce à une réflexion critique, de l’échelle micro, en proximité, à l’échelle macro, ici nationale. Si la majorité des exemples met en lumière de grands réseaux franciliens, le seul risque à courir est qu’un collègue dont le travail se situe loin de ces problématiques ne s’y reconnaisse pas pleinement. Cela n’empêchera toutefois pas chacun d’actualiser vivement ses connaissances sur les enjeux territoriaux de la lecture publique et de piocher de précieuses idées pour contribuer à faire avancer, tout en réseau(x) et en singularités, cette cause localement. Gageons toutefois que les arbitrages à venir dans les choix de politiques publiques suite à la crise sanitaire liée au coronavirus n’en entraveront pas la marche…