Le petit commerce de l’indépendance. Une sociologie de la librairie au début du XXIe siècle

Benjamin Caraco

Sophie Noël
Le petit commerce de l’indépendance. Une sociologie de la librairie au début du XXIe siècle
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2025
Collection « Le sens social »
ISBN 2-978-2753596870

Professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 2 Panthéon-Assas, Sophie Noël est sociologue. Elle est l’autrice d’un livre de référence sur l’édition indépendante critique 1

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Sophie Noël, L’édition indépendante critique. Engagements politiques et intellectuels, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2012 (coll. Papiers). Nouvelle édition enrichie en 2021.

, dont on retrouvera certains échos en termes de problématique, d’orientation disciplinaire et de méthodes mobilisées dans Le petit commerce de l’indépendance. Une sociologie de la librairie au début du XXIe siècle qu’elle vient de publier début 2025.

La situation des libraires indépendantes est paradoxale : considérées par certains observateurs comme condamnées à cause du commerce en ligne, elles ont fait la preuve de leur résilience, en particulier lors de la crise sanitaire qui les a consacrées comme des commerces essentiels. Elles cristallisent désormais des « attentes extrêmement fortes puisque les librairies sont perçues tout à la fois comme des commerces de proximité, des lieux d’animation culturelle et de lien social, de défense de la lecture et de la diversité éditoriale » (p. 11). En réaction aux nouveaux intermédiaires apparus avec le numérique, ces librairies ont en effet mis l’accent sur leur activité de médiation (le conseil ainsi que la singularité de leur offre de livres) et sur leur indépendance. Malgré le flou de sa définition, ce dernier terme en est venu à résumer un ensemble de vertus et résonne avec son usage dans d’autres domaines culturels (musique, cinéma, etc.). Les libraires vont jusqu’à incarner un modèle alternatif de société : « Elles sont perçues par certaines fractions du public comme un refuge, à la fois physique et moral, contre un certain nombre d’évolutions liées au capitalisme mondialisé, au “tout numérique” et à la rationalité technique » (p. 14).

Dans son livre, Sophie Noël étudie la réinvention de ces librairies et le rôle qu’elles jouent dans la transformation d’un bien symbolique – le livre – en bien commercial. Ces commerces sont les intermédiaires entre ces deux univers (culture et économie). Leur résistance face au numérique s’expliquerait d’ailleurs en partie par leur contribution à la construction de la valeur symbolique des livres. Les librairies se posent à la fois en garantes de la bibliodiversité et en actrices majeures du processus de curation, autrement dit de sélection d’une offre pléthorique et difficile à appréhender pour le lecteur-consommateur. Si elles peuvent remplir ce rôle, c’est grâce au cadre protecteur offert par la loi sur le prix unique du livre. Ce dispositif les préserve globalement d’une concurrence effrénée sur les prix, ce dont témoigne par contraste la difficile situation des librairies indépendantes britanniques, menacées par les grandes chaînes de librairies et les acteurs du numérique. Ce type de librairies connaît toutefois un renouveau récent outre-Manche, également étudié par la sociologue à titre comparatif.

Son livre est le fruit d’une enquête menée pendant dix ans dans des libraires en France (Paris et en région) et en Angleterre (agglomération de Londres). Sophie Noël a constitué un échantillon de librairies créées récemment, entre 1990 et 2018, et a mobilisé un vaste corpus documentaire. Elle s’est entretenue avec des libraires et des hauts fonctionnaires chargés des politiques publiques en faveur de ces commerces. Elle a observé leurs aménagements et agencements, et participé à des journées d’études et formations professionnelles. En retour, elle livre une analyse socioéconomique de ces librairies indépendantes. Elle retrace aussi la construction sociohistorique de la notion d’indépendance, qui joue, de fait, un rôle distinctif pour ces commerces.

Un portrait des librairies indépendantes au XXIe siècle

La densité française des libraires indépendantes est exceptionnelle à l’échelle de l’Europe. Elle recouvre cependant une grande diversité de situations en termes de poids économique. Faut-il en conclure qu’elles sont d’abord réunies par des valeurs communes ? Depuis 2007, le ministère de la Culture a mis en place le label LIR, pour « librairie indépendante de référence ». Un second label, « librairie de référence », a ensuite été créé pour les entités non-indépendantes juridiquement, mais dont il paraissait important de reconnaître la qualité du travail et l’autonomie dans la sélection de leur offre. Ce faisant, la puissance publique semble acter un « découplage entre indépendance capitalistique et autonomie de métier ».

Après un retour historique sur la naissance et l’évolution de la librairie (née de la séparation entre les fonctions éditoriales et de vente), Sophie Noël rappelle qu’il n’existait pas de consensus sur la mise en place du prix unique du livre avant la loi. La majorité des libraires se vivait encore comme des commerçants attachés à leur autonomie, notamment pour la détermination de leurs prix, face aux pouvoirs publics. Dans les années 1970, des libraires, plus militants au sens politique, émergent et s’engagent en faveur de l’idée que le livre ne doit pas être considéré comme « un bien comme les autres ». « Le fait est que la loi Lang – que plus aucun libraire ne conteste aujourd’hui – a permis l’émergence d’une nouvelle génération de libraires qui accordent une place de choix à la culture dans leur projet, au-delà ou en parallèle du projet commercial » (p. 32), écrit Sophie Noël. Paradoxalement, la loi conforte plus les éditeurs que les libraires. Les premiers ont désormais la main pour fixer les prix, renforçant la dimension culturelle de l’activité des seconds.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, force est de constater que les librairies sont de plus en plus concurrencées avec la multiplication des points de vente de livres, des grandes surfaces aux enseignes culturelles jusqu’aux géants du numérique, avantagés par de moindres frais de locaux. Pour autant, les libraires indépendantes ont mieux résisté à ces derniers que les autres vendeurs de livres, peut-être même du fait de plusieurs de leurs contraintes : implantation en centre-ville, sélection limitée et personnel qualifié. Leur situation reste néanmoins fragile et a accru leur dépendance aux aides publiques. De son côté, la sphère politico-administrative reconnaît de plus en plus leur rôle culturel et territorial.

Ce renouveau des librairies indépendantes s’appuie sur une nouvelle génération de libraires qu’a étudiée Sophie Noël. Elle souligne l’attractivité de ce métier et les nombreuses créations d’enseignes ces dernières années. Les principales évolutions de la profession sont : sa féminisation, l’importance des reconversions, un niveau de diplomation fort par rapport aux autres catégories de commerçants, malgré une absence de barrière d’entrée forte. La carrière de libraire est considérée comme un métier semi-artistique et semi-culturel moins risqué que celui d’artiste. Un nécessaire pragmatisme est exigé du fait de son aspect économique. La dimension politique n’apparaît pas tant dans des revendications explicites que dans une façon de faire différente. Après avoir suivi une formation organisée par l’Institut national de formation de libraires (INFL, devenu L’École de la librairie en juillet 2020), la sociologue écrit : « J’ai pu voir se dessiner en creux des enseignements la figure d’un libraire idéal multicompétent : bon gestionnaire, animateur culturel avisé, fin connaisseur de la production éditoriale et commerçant de proximité à l’écoute des besoins de sa clientèle. » (p. 57). Elle remarque aussi une montée en puissance du rôle social et culturel du libraire, de l’affection croissante pour ces lieux de la part de leurs clients. De leur côté, les éditeurs prennent conscience du rôle joué par les librairies dans le maintien de la richesse et de la diversité éditoriale, pour éviter que l’offre ne se résume aux seules meilleures ventes.

Sophie Noël compare ensuite la situation française avec la situation britannique. Le contexte est très différent puisque, lorsque se met en place la loi Lang, commence une guerre des prix outre-Manche. Le livre est une marchandise comme les autres ; les acteurs publics interviennent peu. L’exercice de la comparaison est également difficile du fait de données hétérogènes. Sophie Noël relève la présence de grandes chaînes comme Waterstone, ou un temps Borders désormais disparue, et surtout la place incomparable prise par Amazon dans la vente de livres. Pour autant, la Grande-Bretagne connaît depuis quelques années un renouveau des librairies indépendantes, sans aucune mesure avec la France toutefois. Ces commerces s’engagent sur le terrain de la qualité et non des prix, jouant sur leur dimension locale. Leur situation reste là encore fragile à cause des coûts liés aux bâtiments (énergie, loyers et taxes) et aux cotisations sociales.

L’indépendance comme identité, pratique et enjeu

Lors des entretiens qu’elle a conduits, la sociologue a constaté que l’indépendance est mobilisée sous l’angle de l’autonomie (être son propre patron) et sous celui d’une « proposition éditoriale singulière » à destination des clients. L’indépendance économique peut toutefois être une source de malaise du fait des contraintes (financières, temporelles, etc.) qu’elle induit. En revanche, « La maîtrise de l’assortiment, c’est-à-dire du choix des ouvrages présents dans chaque librairie, est le fondement de l’identité professionnelle des libraires indépendants. » (p. 98). Les libraires composent cependant avec les envois imposés des éditeurs (volumineux et au rythme soutenu) et des demandes incontournables des clients (dernier prix ou succès littéraire jugé trop « commercial »). Parfois, seule une portion congrue de leur fonds leur permet d’affirmer leur identité, à l’image de ce rayon de poésie contemporaine d’une librairie du Finistère citée en exemple. Néanmoins, via l’élaboration de leur offre, les librairies indépendantes concourent à la construction de la valeur symbolique des livres.

L’indépendance se joue également dans la vision des librairies portée par les organismes publics et professionnels. Celle-ci a deux principales dimensions : qualité et professionnalisation. Au niveau professionnel, l’opposition entre types de librairies repose progressivement plus sur la qualité que sur le seul statut juridique d’indépendant. La labellisation a aussi des avantages fiscaux. Un front commun des libraires physiques face aux acteurs en ligne commence ainsi à se dessiner, à l’instar de la Grande-Bretagne. La valorisation du professionnalisme passe par la mise en avant du sérieux des projets économiques des libraires et pas seulement via le partage de certaines valeurs. Les libraires affichent aussi leur volonté de peser ensemble face aux éditeurs pour la négociation des remises qui déterminent leurs marges.

Des « lieux d’expérience et de prescription »

L’une des autres tendances contemporaines notables est le renforcement de l’aspect physique de la librairie. Leurs propriétaires font attention à leur aménagement, insistent sur leur fonction en tant que lieu de rencontres et d’échanges, à l’origine de la constitution de communautés ou de leur maintien. L’absence relative de différentiation par le prix incite en effet à jouer sur d’autres éléments comme le lieu, le conseil et la sélection. Certaines librairies se positionnent donc comme des tiers-lieux face à une société en voie de numérisation et de désincarnation. Elles jouent sur leur rôle de commerce de proximité, d’animation de centre-ville et sur un imaginaire connoté positivement. « La multiplication des [animations], sous les formes les plus diverses, constitue l’une des caractéristiques les plus saillantes des librairies en ce début de XXIe siècle, contribuant à les éloigner encore de leur fonction de simples vendeurs de livres » (p. 150), ajoute la sociologue. Les librairies proposent signatures, lectures et conférences, etc. Ces dernières sont en revanche loin d’être toujours rentables, s’avèrent chronophages et frisent parfois l’ordre du non-marchand.

Dans le même ordre d’idées, les librairies personnalisent la prescription, cultivant leur réputation d’intermédiaires de confiance et leur subjectivité à l’heure de la surproduction livresque. Certains professionnels vont jusqu’à investir le Web ou le domaine de la critique. Ils bénéficient du dénigrement dont sont parfois l’objet critiques et journalistes culturels, à qui il est reproché leur connivence avec le milieu éditorial. A contrario, l’expertise du libraire est valorisée : « L’indépendance du libraire apparaît en continuité avec les valeurs d’authenticité et d’autonomie prônées par les producteurs indépendants dans d’autres industries culturelles » (p. 168). Il existe aussi une association, plus large, entre indépendance et qualités esthétique et/ou intellectuelle. Les librairies indépendantes mettent aussi en avant leur capacité à générer de la sérendipité, en lien avec leur travail de curation, en opposition aux bulles de filtre qui règnent dans le monde numérique.

Enfin, les librairies indépendantes véhiculent une certaine vision du monde, incarnant un autre rapport à la consommation, qui fait écho par certains points aux associations pour le maintien d'une agriculture paysanne (AMAP), au circuit court ou au commerce équitable. Elles apparaissent pour certains comme des refuges face au tout numérique et au chaos mondial, à l’image des manifestations d’affection dont elles furent l’objet lors de la pandémie. Toutefois, ces différentes attentes relèvent parfois du syncrétisme, voire de la contradiction entre nostalgie conservatrice pour la communauté, mise en avant de la liberté d’expression, critique de la loi du marché, etc. Elles se retrouvent toutefois sur un point : l’opposition aux plateformes.

Sophie Noël souligne également quelques limites de leur renouveau : leur clientèle majoritairement privilégiée et relativement élitiste, au moins culturellement, et l’hybridité du nouveau modèle. Elle pointe notamment la place croissante donnée à l’animation, qui interroge sur leur pérennité dans un contexte économique encore fragile. Contre-exemple de l’inéluctabilité du tout numérique, ces libraires jouent de l’argument de l’indépendance. Toutefois, comme l’écrit la sociologue en conclusion : « Entre commerces traditionnels, maisons de la culture et tiers-lieux, logiques marchandes et non marchandes, les librairies de ce début du XXIe siècle cristallisent des attentes sociales peut-être un peu trop lourdes pour elles » (p. 193).

La trajectoire des libraires indépendantes ces dernières décennies n’est pas sans évoquer celle des bibliothèques, en particulier publiques, autour de la montée en puissance de la médiation, de l’animation culturelle et de la notion de tiers-lieu avec l’accent mis sur les aménagements. Avec son enquête, Sophie Noël restitue une très grande richesse de données et d’analyses, tout en multipliant les comparaisons avec d’autres secteurs. La sociologue offre ainsi une démonstration à la fois dense, structurée, limpide et source de réflexions pour les professionnels du livre.