Le livre à l’heure numérique
Papier, écrans, vers un nouveau vagabondage
Françoise Benhamou
Le Seuil, 2014, 215 p.
ISBN 978-2-02-114060-6 : 17 €
Dans Le livre à l’heure numérique, Françoise Benhamou, professeur à l’université Paris-13 et spécialiste de l’économie de la culture, propose un état des lieux précis et richement illustré des enjeux actuels des industries de l’écrit, en se penchant tout particulièrement sur le secteur de l’édition 1 : elle y décrit comment les logiques habituelles de l’économie du livre sont affectées par la vague d’innovation disruptive portée par les usages en mobilité. Rédigés dans un style concis et limpide, les 19 chapitres du volume s’adressent à un large public et se prêtent agréablement à une lecture « vagabonde ».
Les premiers chapitres s’appuient sur l’histoire de la musique et de la presse pour témoigner de l’ambivalence du numérique, tout à la fois destructeur de ressources et créateur de valeur. Le succès de la presse en ligne montre que les lecteurs se sont désormais accoutumés à la lecture numérique, même si les modèles économiques sont encore tâtonnants et cherchent à cerner au plus près ces nouvelles pratiques. Mais le phénomène de la dématérialisation des biens culturels reste une mécanique complexe qui vient questionner « les séparations familières entre le journal et le livre, entre le blog et l’article, entre le manuscrit et le journal édité » (p. 11). Comment situer le livre dans cet univers ? Reste-t-il un objet à part ? Certains n’hésitent pas à comparer le livre numérique au tableau de Goya, Chronos dévorant ses enfants ; pourtant, en France, ses parts de marché restent encore très faibles comparées à d’autres pays.
Parmi les interrogations suscitées par l’objet, l’auteur explicite celles liées aux modifications de nos pratiques de lecture. Elle se fait l’écho dans plusieurs chapitres d’un certain nombre de travaux portant sur l’apparition d’une « lecture nomade, axée sur la consultation, séquentielle, fractionnée, prédatrice, cosmopolite, exploratoire » (p. 49), qui viendrait sonner la « fin des hiérarchies entre les lectures » (p. 51). Elle s’appuie, entre autres, sur les recherches de Thierry Baccino, d’Alain Giffard et des neurosciences pour dessiner la figure d’un lecteur désormais butineur et vagabond : « Le livre papier exclut la distraction tandis que le livre numérique semble l’autoriser » (p. 51). Le phénomène de désorientation cognitive sur écran ou la perte de l’objectif initial de la lecture lors d’une recherche hypertextuelle seraient caractéristiques de la lecture numérique alors que, dans le livre, « l’intelligence est cristallisée et linéaire, portant vers la construction narrative et la chronologie » (p. 52). Si Françoise Benhamou nuance ces propos en citant l’existence de pratiques immersives de lecture sur écran – en témoigne le succès des romans sur liseuse –, le lecteur pourra regretter ici l’absence d’études récentes sur les pratiques de lecture liées au livre numérique lui-même, sous sa forme homothétique ou enrichie. Le livre numérique reste, en effet, un objet culturel, complexe et protéiforme, dont les pratiques de lecture naissantes et hybrides ne peuvent être dans tous les cas assimilées à celles décrites, et souvent décriées, sur l’internet.
Par la suite, l’auteur met en garde le lecteur sur les dangers de cette nouvelle économie du livre : le premier combat est celui de l’attention, « nerf de la guerre » et « matière première de l’économie culturelle » (p. 57). Celle-ci peut être liée au support : sur tablette, le texte entre désormais « en concurrence avec le jeu, et le livre avec le journal » (p. 21). Mais l’écologie de l’attention entre également en résonance avec le phénomène de la longue traîne (chapitre 9) : si le numérique semble avoir un effet de découverte pour certains titres confidentiels, il accentue surtout le succès des best-sellers. Dès lors, comment accéder à une plus grande visibilité ? Quel rôle peuvent jouer les librairies en ligne ? Sur cette question, il importe de réfléchir aux conséquences d’une lecture qui deviendrait « industrielle » (chapitres 6 et 7). Le chapitre consacré aux GAFA (Google Amazon Facebook Apple) dénonce la stratégie de verrouillage et de domination technique et commerciale de ces géants du numérique, pour lesquels « la lecture devient marchandise et la richesse du service se nourrit de la capture des données personnelles » (p. 56). Le livre perdrait sa substance pour ne devenir qu’un « élément d’une stratégie de diversification » (p. 84).
L’auteur insiste sur l’importance de trouver des instruments de législation pour lutter contre la censure et les pratiques fiscales déloyales, mais également sur les bienfaits de la diversité culturelle dans la lutte contre les effets de domination. Ainsi, les librairies indépendantes résistent en France (chapitre 10) et pourraient, en se réinventant, constituer un « antidote à l’individualisation des pratiques culturelles et au manque de relations directes entre de vraies personnes » (p. 123) – espaces plus conviviaux, nouveaux services comme la formule du click and collect. Les bibliothèques doivent également repenser leurs missions en repensant leurs services (chapitre 18), malgré la question du prêt numérique qui continue de les opposer aux éditeurs.
De nombreux chapitres sont, par ailleurs, consacrés à l’impact du numérique sur les éditeurs en termes de pratiques professionnelles. Si les éditeurs traditionnels restent partagés entre « tradition et innovation », l’édition numérique scientifique se développe à vive allure et pourrait bien se révéler un « miroir grossissant des promesses et des dangers du numérique » (p. 201). De nouveaux modèles émergent : éditeurs pure players, collaboratifs, communautaires, amenant auteurs et éditeurs à endosser des rôles jusqu’à présent séparés. Les expérimentations commerciales se multiplient, en particulier sur la question de l’accès au livre numérique et du consentement à payer quand « le sentiment de propriété s’évanouit » (p. 100) : achat à l’unité, abonnement à des sites, lecture seule, location, streaming… Autant de tentatives pour offrir une valeur d’échange sur le marché à un objet dont les usages ne sont pas encore établis. Quant à la question du piratage (chapitre 16), celle-ci ne devrait pas provoquer outre mesure l’inquiétude des éditeurs puisque, en réalité, l’offre illégale adopte le rythme de développement de l’offre légale : « Le pirate aime avant tout le best-seller » (p. 171). La lutte systématique n’est donc pas forcément rentable.
Au-delà des aspects commerciaux, l’auteur décrit la floraison des expérimentations sur le terrain de l’écriture : livres enrichis, romans participatifs, nouvelles sur Twitter, offrent un nouvel espace de réception et d’appropriation aux lecteurs. On regrettera néanmoins ici certains raccourcis et stéréotypes éludant la réalité et la diversité des formes éditoriales du livre numérique : « le texte engraisse, pris en tenaille entre toutes les sources d’augmentation dont on ne sait si elles en démultiplient les messages ou si elles finissent par les annuler » (p. 150) ou encore l’appel au modèle Wikipédia appliqué de manière stéréotypée au livre numérique : « Le récit peut être infiniment remodelé, à travers des ajouts et des retraits successifs. Des narrateurs visibles ou invisibles écornent la tradition du grand récit linéaire » (p. 145).
En conclusion de ce large panorama témoignant des nombreuses incertitudes pesant sur le secteur de l’édition, Françoise Benhamou ose néanmoins une hypothèse, une prédiction : « celle d’une inversion de l’ordre des éditions, qui commenceraient par le numérique pour devenir papier au fil des besoins et des demandes » (p. 211). La quantité d’exemples concrets, le nombre de thèmes abordés font de cet ouvrage un écrit réussi de vulgarisation qui pourra intéresser un large public. En revanche, les lecteurs plus spécialisés pourront se sentir frustrés par une écriture très fragmentée et la rapidité avec laquelle certains sujets sont évoqués, au détriment de la profondeur du propos.