Le débat, n° 195, 2017/3
« Le sacre de la bande dessinée »
ISBN 9782072732874 : 20 €
Certaines publications interrogeant la valeur de la bande dessinée contribuent, par leur seul questionnement, à la rehausser. Le dernier numéro de la revue Le Débat, dirigée par Pierre Nora et Marcel Gauchet, ne déroge pas à cette règle. Il se démarque néanmoins par la franchise de sa réponse, incarnée par le titre affirmatif du dossier : « Le sacre de la bande dessinée ». Il réunit également quelques-uns des meilleurs spécialistes de la bande dessinée : Pierre Assouline (auteur d’une biographie d’Hergé), Thierry Groensteen (historien et théoricien), Jean-Pierre Mercier (conseiller scientifique de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image – CIBDI), Benoît Mouchart (ancien directeur artistique du Festival d’Angoulême), Pascal Ory (historien) et Benoît Peeters (scénariste et auteur de plusieurs livres sur Tintin). Le sommaire ne s’arrête pas là puisqu’il comprend également une sociologue de l’art de premier plan (Nathalie Heinich), un ancien ministre des Affaires étrangères (Hubert Védrine), un académicien (Jean-Luc Marion) et même un Prix Nobel de littérature (Jean-Marie Gustave Le Clézio) ! Tardi, l’un des seuls auteurs de bande dessinée interviewés à ce titre, apparaît presque isolé.
Le dossier s’organise autour de six thématiques centrales. Tout d’abord, celle de « l’ascension du 9e art », que l’éditorial du Débat considère comme l’un des phénomènes marquants de l’histoire culturelle de ces dernières décennies. Nathalie Heinich brosse quelques-uns des traits de cette transformation à l’aide du concept d’« artification », dont le Festival d’Angoulême est une manifestation, tout comme les liens noués avec l’art contemporain. Pascal Ory fait office de grand témoin de ce mouvement à la fois en tant que lecteur, critique à Lire et surtout historien de la bande dessinée, via l’histoire de la bédéphilie, en passant par une biographie de Goscinny et la codirection de L’art de la bande dessinée chez Citadelles & Mazenod.
De leur côté, Fabrice Piault et Antoine Torrens reviennent respectivement sur l’évolution du marché de la bande dessinée et de sa place en bibliothèques. Dans celles-ci, la bande dessinée est omniprésente, représentant 20 % des prêts, sans compter l’important phénomène de lecture sur place. La bande dessinée s’insère dans le mouvement de redéfinition des bibliothèques et, plus largement, de politiques culturelles se voulant plus ouvertes. Si nos bibliothèques répondent désormais aux besoins des lecteurs pour la bande dessinée traditionnelle et, avec retard, le manga, elles restent à la traîne concernant la nouvelle mode des comics dopée par des adaptations cinématographiques récurrentes. En dépit de quelques avancées, la présence de la bande dessinée en bibliothèques universitaires reste marginale et bien souvent cantonnée au loisir. En termes de conservation, la bibliothèque de la CIBDI joue un rôle crucial ; elle a bénéficié du second exemplaire du dépôt légal de 1984 à 2014 et dispose d’un fonds patrimonial d’envergure pour la période antérieure à 1984. Les mutations de la production de bande dessinée (arrivée du manga, émergence du format « roman graphique », etc.) ne sont pas sans conséquence sur l’organisation spatiale et intellectuelle des bibliothèques. Le passage d’un classement par titres, reflet de l’importance des séries, à un classement par zones géographiques, s’accompagne souvent d’achat de mobilier pour accueillir de nouveaux gabarits et usages.
Plusieurs contributions reviennent sur l’histoire de la bande dessinée, de sa fondation par Rodolphe Töpffer en 1833 à son renouveau dans les années 2000. L’Amérique et le Japon font l’objet de contributions séparées. Revenant sur les mutations de la bande dessinée, notamment concernant son support, Tardi remarque que la « parution dans la presse, et plus particulièrement dans les quotidiens, avait au moins le mérite de toucher un public de lecteurs non spécialisés. Le fait que les bandes dessinées paraissent aujourd’hui directement sous la forme de livres a considérablement réduit les possibilités pour un auteur d’être lu par une large audience ». Ainsi, si le passage du périodique au livre pour la bande dessinée constitue un facteur d’anoblissement comme l’a bien montré l’historien Sylvain Lesage 1, ce changement aurait paradoxalement réduit son public potentiel.
Les trois dernières thématiques traitent de la bande dessinée comme « écriture spécifique », du phénomène Tintin et de la bande dessinée comme instrument de transmission du savoir, par exemple à l’école, désormais plus accueillante et réceptive à l’égard de celle-ci, considérée comme une alliée dans le combat pour l’attention.
Dans le domaine du savoir, la bande dessinée se transforme aussi comme le montre l’auteur et éditeur David Vandermeulen. Si la bande dessinée avait déjà pour habitude de représenter l’histoire – voir ici les analyses de Vincent Marie pour la Grande Guerre et de Lucie Servin pour la Shoah –, 2016 apparaît comme une année charnière avec l’arrivée en force de la « non-fiction », autrement dit l’essai, le documentaire ou le reportage. Ce dernier avait déjà été popularisé par la revue XXI avant que la Revue dessinée ne naisse en 2013. Plusieurs collections dédiées à l’enquête sociologique (« Sociorama », chez Casterman, codirigée par Lisa Mandel) ou à la didactique (« La Petite Bédéthèque des Savoirs » au Lombard) ont été créées dernièrement. Elles prolongent bien sûr des initiatives parfois anciennes (l’américain Will Eisner proposa un temps des bandes dessinées pédagogiques pour l’armée américaine) tout en témoignant d’un mouvement de fond. La bande dessinée n’a désormais plus peur d’explorer de tels territoires. La publication d’« essais » pointus sous forme de bande dessinée, résultant de la collaboration entre auteurs et spécialistes, prouve la force d’un tel élan.
En conclusion, ce numéro du Débat offre à la fois un instantané et une introduction à la bande dessinée contemporaine ; il prend également soin de retracer le chemin parcouru par cette dernière. L’on regrettera parfois la place timide accordée à la nouvelle génération de chercheurs sur la bande dessinée. Faut-il y voir le souci de confirmer le « sacre » ou le fait que ces jeunes auteurs ne soient pas encore arrivés à l’âge de la synthèse ? Par ailleurs, certains sujets importants auraient mérité un développement spécifique, même s’ils apparaissent au détour de plusieurs articles. On pense notamment à la composition du lectorat de la bande dessinée, à ses avatars numériques ou aux conditions de vie de ses auteurs. Dans l’ensemble, ce numéro, par la qualité de ses analyses et de ses témoignages, donne un bon aperçu de la richesse du monde de la bande dessinée à des lecteurs qui n’en sont peut-être pas familiers.