La place du lecteur

Livres et lectures dans la peinture française du XVIIIe siècle

par Michel Melot

Anthony Wall

Presses universitaires de Rennes, 2014, 290 p., 234 ill.
ISBN 978-2-7535-2930-4 : 24 €

Résultat d’une enquête portant sur 8 000 dessins et peintures, cette étude a pour première ambition de montrer combien les représentations visuelles de la lecture nous enseignent l’histoire du livre mieux, c’est du moins ce que soutient l’auteur, que les sources littéraires, peu disertes à ce sujet. Il réussit à nous en convaincre tant ses analyses sont riches, diverses et pertinentes. L’image, en effet, nous dit des choses qu’aucun écrit ne peut dire, à condition de les examiner avec soin comme c’est ici le cas. Le lecteur est ici mis en situation, ce qui nous fait comprendre non pas ce qu’il lit (le cas est assez rare) mais comment il lit, dans quelle posture, dans quelle humeur et dans quelles intentions.

Anthony Wall entreprend donc un panorama des situations de lecture : dehors ou dedans, seul ou en compagnie, à voix haute ou à voix basse, avec emphase ou en confidence, de façon solennelle ou désinvolte. Certaines situations donnent lieu à des exégèses particulièrement instructives : la lecture en prison par exemple ou la lecture des ermites. Ce que dit la peinture, c’est aussi le rapport physique avec le livre, et particulièrement la façon dont il est saisi, touché, voire abandonné. C’est bien de « l’objet-livre » qu’il s’agit, objet de toutes nos sollicitations depuis que l’histoire du livre s’est affranchie de l’histoire des textes. La peinture nous informe d’emblée de l’écart du lecteur au livre, sa familiarité ou sa distanciation. L’image prend en compte la dimension affective du livre, ne serait-ce que par l’attitude et l’expression des lecteurs. L’histoire matérielle nous entraîne vers une histoire corporelle, et la métaphore du livre comme partie du corps humain apparaît au grand jour tant dans les sujets religieux (on sait que l’Annonciation en est un bel exemple et Marie-Dominique Popelard, qui a consacré à ce sujet un joli petit essai, a eu l’occasion de collaborer avec A. Wall dans un livre récent, L’art de très près, 2012), que dans les grands tableaux de Greuze où le livre s’associe volontiers à l’âge et à la mort, que dans les œuvres libertines où le livre jette souvent un voile plus ou moins pudique sur des organes ou des gestes prohibés. Le livre d’A. Wall est riche en exemples, ainsi lorsqu’il déchiffre le sens du doigt qui vient s’insérer entre les pages d’un livre inachevé ou qui joue le rôle déictique accusant le non-dit (p. 57). L’auteur fait ainsi la différence subtile entre le lecteur qui lit et le lecteur qui veut se montrer en train de lire, distinction qu’aucune source littéraire ne saurait aussi bien expliciter. Lecteurs d’apparat, lecteurs de circonstance ou lecteurs passionnés, leur image les montre tels qu’ils sont et les fonctions du livre sont éclairées mieux que par aucun commentaire.

Dans son corpus, A. Wall inclut tous les genres de lecture : livres, mais aussi albums, estampes, correspondances, cartes, et même arbres le cas échéant. Il a certainement raison, mais l’abondance de sa documentation tourne trop souvent à l’inventaire et manque du recul nécessaire pour tirer de cette collection des leçons vraiment historiques, faute d’un suivi diachronique des œuvres. L’intérêt et le talent d’A. Wall sont visiblement du côté de la description formelle des œuvres. On y gagne en précision mais on perd de vue l’évolution de la lecture à travers le siècle, que les images racontent aussi bien. Il est clair que la plupart des œuvres citées sont de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et quelques observations chiffrées seraient sans doute révélatrices : qui lit avant 1750, qui, après ? Le rapport est sans commune mesure et l’on ne peut sans réserve mettre côte à côte un tableau de Watteau de 1716 et un tableau de Boilly de 1798. Quel est le rôle de la lecture dans la progression des Lumières, tant du point de vue de la condition des lecteurs (dont l’image rend parfaitement compte) que des usages du livre et de ses dérivés ? Comment évoluent les types de supports et les façons de lire ? Il faudrait certainement corriger les conclusions en fonction des œuvres elles-mêmes, mais autant l’auteur est averti en ce qui concerne les artistes, autant il est discret sur leur position dans le monde de l’art, leur clientèle, leurs mécènes et la destination de leurs œuvres. Ces précisions seraient nécessaires pour donner à leur témoignage plus ou moins de crédit sur une vision du livre et des lecteurs au XVIIIe siècle. Ainsi les sujets justement abordés ici, sur l’érotisation du livre ou sur ses avancées pédagogiques, ne peuvent être appréciés malgré la finesse et le nombre des exemples, trop souvent enfermés dans l’analyse formelle et la nomenclature convenue de l’histoire de l’art traditionnelle. Inclure les estampes ou même les illustrations des livres aurait donné un matériel différent de celui des réserves des musées et certainement plus significatif quant à l’histoire du livre.

Parmi tous les artistes étudiés ici de façon, à notre avis, trop monographique, l’auteur a eu pourtant bien raison de consacrer son dernier chapitre à Fragonard, auteur de 270 œuvres concernées par la lecture. L’œuvre de Fragonard bascule précisément au beau milieu du siècle : on aurait aimé que l’auteur nous dise pourquoi, car ce chiffre comme cette date expliquent l’histoire du livre. Allant plus loin que la seule constatation, A. Wall donne quelques très belles pages sur les couleurs chez Fragonard en liaison avec l’image métaphorique du livre. C’est la preuve qu’il peut y avoir une liaison significative entre la vision esthétique de l’historien de l’art et l’histoire des idées qu’elle véhicule.