La bibliothèque municipale de Rouen

200 ans d’histoire(s)

Martine Poulain

Marie-Françoise Rose (dir.)
La bibliothèque municipale de Rouen : 200 ans d’histoire(s)
Avec la collaboration scientifique de Jean-Dominique Mellot et de Valérie Neveu, suivi des souvenirs inédits d’Annie Ernaux
PURH – Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2021
ISBN 979-10-240-1398-5

C’est tout à la fois un beau livre et un livre passionnant, nourri d’approches nouvelles, que nous proposent Marie-Françoise Rose, ancienne directrice et spécialiste de l’histoire de la bibliothèque municipale (BM) de Rouen et ses collaborateurs. L’élégance de la mise en page, la richesse des illustrations le disputent en effet à la qualité et à la diversité des textes rassemblés, par ailleurs accessibles à un large public.

Une histoire à la fois spécifique et partagée

La BM de Rouen prend son origine, comme la plupart des grandes bibliothèques municipales françaises, à la fois dans la richesse des collectionneurs, donateurs et ordres religieux d’avant la Révolution française et dans le rassemblement de ces mêmes collections lors des saisies révolutionnaires. La cathédrale de la ville et les abbayes de la région, telle Jumièges, ont constitué des collections bien avant la création de l’imprimerie : entre le IVe et le VIIe siècle, la région est un centre de la copie des textes et riche de trésors de l’écrit. Mais cette même ville et cette même région ont aussi connu nombre de guerres avant même leur conquête par Philippe-Auguste, et après, lors de leur domination par les Anglais. Malgré ces crises, le trésor de la cathédrale était riche à la fin du XIIe siècle de 160 volumes et, autour de la cathédrale se développent au XVe siècle une vingtaine d’échoppes consacrées au livre. L’imprimerie renforce la place du live à Rouen, malgré la violence des guerres de religion. Entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, la bibliothèque de la cathédrale bénéficie de donations majeures, devenant, en 1718, riche de 1 200 volumes : elle est ouverte aux lecteurs et pratique le prêt… Plusieurs autres bibliothèques d’importance, du Parlement, des avocats, de congrégations religieuses, sont créées au XVIIIe siècle.

À la Révolution, plus de 120 000 volumes sont saisis et heureusement traités par François Gourdin, ex-bibliothécaire bénédictin de l’abbaye de Saint-Ouen, qui travailla d’arrache-pied et produisit plus de 107 000 cartes (à jouer) portant le catalogage de ces collections. Le dépôt compta au final plus de 300 000 volumes, dont 200 000 de théologie et dont Gourdin ne conserva finalement que 20 000… D’abord insérées dans l’Hôtel de ville, comme celles des Beaux-Arts, ces collections durent attendre 1887 pour qu’une bibliothèque de 1 600 m2, due à l’architecte Louis Sauvageot, soit construite, toujours accouplée avec le musée des Beaux-Arts, comme le veut l’époque, et inspirée de celle de Grenoble. Les fresques de l’escalier menant à la bibliothèque, illustrant « l’histoire de la communication écrite », sont dues au peintre Paul-Albert Baudouin, formé par Puvis de Chavannes. La salle de lecture peut recevoir 120 personnes.

La bibliothèque au XXe siècle

Dès 1838, les horaires de la bibliothèque sont étendus aux dimanches matin et aux soirées jusqu’à 21 heures. La ville crée également deux bibliothèques populaires et d’autres bibliothèques sont proposées à l’initiative des loges maçonniques de Rouen. Henri Labrosse, chartiste engagé dans le mouvement de promotion de la lecture publique, dirige la bibliothèque à partir de 1913 et jusqu’en 1941. Il doit organiser l’évacuation des collections les plus précieuses lors des deux guerres mondiales et faire face avec un personnel réduit à l’accroissement de la fréquentation de la bibliothèque, notamment en raison de l’afflux de réfugiés à Rouen lors de la Première Guerre. Durant le mandat de Labrosse, les communications ne cessent d’augmenter. Arrêté et pris en otage par les Allemands en juin 1940, il est heureusement libéré le lendemain.

Les innovations des décennies suivantes sont communes à la plupart des bibliothèques des grandes métropoles : ouverture d’une section jeunesse en 1947 (assez tôt si on compare à d’autres villes), réaménagement de la salle de lecture pour y accroître le nombre de places, ouverture dans les années 1960 et 1970 d’annexes offrant leurs collections en libre accès. Mais Rouen, on le sait, a particulièrement tardé à la fin du XXe siècle à moderniser encore son réseau et ne s’est pas réellement doté d’une nouvelle médiathèque centrale, la très belle bibliothèque Simone de Beauvoir, due à l’architecte Rudy Ricciotti et finalement partagée avec les archives départementales, n’en tenant pas lieu et restant bien en deçà des attentes des bibliothécaires et des besoins de la population… Mais le « devoir de réserve » a visiblement conduit les auteurs à reléguer les 40 dernières années en fin de volume, décrivant la situation en des termes très euphémiques.

Collections précieuses

Parmi les originalités de ce livre, une tentative renouvelée de présenter les collections et une place notable donnée – enfin ! – aux donateurs. Aujourd’hui, le fonds ancien de la bibliothèque conserve 100 000 volumes, 6 000 manuscrits et 60 000 estampes, sans compter les fonds photographiques. La bibliothèque est aussi riche de nombre d’archives concernant la Normandie, et de bibliothèques privées. Le bibliothécaire André Pottier fut, au XIXe siècle, celui auquel on doit les plus prestigieux enrichissements. Il crée le « fonds normand », sait attirer les plus riches dons de collectionneurs, par exemple celui du bibliophile Constant Leber, et effectuer les plus pertinents achats. Ce chapitre présente bien d’autres dons (par exemple celui d’Édouard Pelay) et se clôt sur l’achat de 5 000 volumes de la bibliothèque d’André Gide, dont la description s’attache à mettre à jour les traces de lecture, ou, tout simplement, de vie de l’écrivain (billets de spectacle ou d’exposition, photos, voire factures…).

La riche illustration de cet ouvrage met particulièrement en valeur les trésors des collections : manuscrits normands (la vue générale de Rouen issue du Livre des fontaines de 1525 est splendide), manuscrits littéraires, au premier rang ceux de la « star » de Rouen, Gustave Flaubert. Nourri aussi de portraits de lecteurs et de bibliothécaires (les contemporains rédigeant un Je me souviens collectif qui sera très évocateur à nombre de lecteurs de ce Bulletin), tout à la fois très lisible et très scientifique, ce livre s’achève sur les souvenirs d’Annie Ernaux, fille du peuple qui dut apprendre tous les rituels de la bibliothèque avant de « devenir une intellectuelle ». Un très beau travail d’équipe, tout en savoirs et en nuances, doté d’un riche appareil de notes et d’un index dû à Jean-Dominique Mellot, qui connaît si bien l’histoire du livre à Rouen, et qui a réuni 40 auteurs sous la direction bienveillante et continue de Marie-Françoise Rose qui dirigea cette bibliothèque durant 16 années.