L’Internet des familles modestes

Enquête dans la France rurale

par Cécile Touitou

Dominique Pasquier

Presses des Mines, collection « Sciences sociales », 2018, 222 p.
ISBN 978-2-35671-522-7 : 19 €

Nous connaissions les travaux, passionnants, de Dominique Pasquier sur la culture adolescente : Cultures lycéennes : la tyrannie de la majorité, ouvrage paru en 2005 1. Elle y abordait la question de la transmission culturelle au travers d’une enquête auprès d’élèves de trois lycées, un établissement parisien prestigieux, deux autres situés en grande banlieue dont les élèves étaient issus de milieux plus défavorisés. Après avoir évoqué le rapport aux cultures familiale et scolaire, étudié les réseaux de sociabilité, Dominique Pasquier, directrice de recherche au CNRS, enseignante-chercheuse à Télécom ParisTech, se penchait sur l’organisation de cette sociabilité avec les anciens et nouveaux moyens de communication. En 2005, rappelons-le, 70 % de la population française âgée de plus de 12 ans étaient équipés en téléphone mobile et smartphone versus 94 % en 2018 2. Cette étude, menée à une époque charnière, nous avait éclairés sur les évolutions profondes qui affectaient les lycéens plongés dans les délices d’une sociabilité bousculée, voire sublimée par la facilitation permise par les outils de communication nomades.

La nouvelle étude de Dominique Pasquier porte sur l’Internet des familles modestes, pour laquelle elle a rencontré des employés des services à la personne, des ouvriers, et vivant dans des zones rurales. Comme elle le précise dans l’introduction, « cette recherche tente de tisser deux fils différents. D’un côté, il s’agit de comprendre comment une technologie inventée et utilisée au départ par les classes supérieures a trouvé sa place dans certains milieux populaires. De l’autre, il s’agit d’analyser ce que des usages d’Internet peuvent nous apprendre des transformations de ces mêmes univers populaires. »

La sociologue a mené une cinquantaine d’entretiens. À ce corpus, elle a ajouté l’analyse de 829 comptes Facebook d’ouvriers et d’employés de services à la personne, âgés de 30 à 50 ans, habitant des communes situées hors des grandes agglomérations urbaines. Il s’agit donc d’une enquête riche qui, comme elle l’écrit, « se fonde à la fois sur des pratiques – telles qu’elles sont rapportées dans les entretiens –, et des récits – tels qu’ils s’expriment sur les comptes Facebook ».

Pour nous, bibliothécaires, l’ouvrage est passionnant à plus d’un titre. L’analyse menée par Dominique Pasquier permet d’abord de comprendre l’usage qui est fait d’Internet par ces adultes. D’abord moyen d’ouverture sur le monde, Internet est entré dans leurs vies comme un extraordinaire outil permettant de raccourcir les distances, d’accéder à des biens de consommation qui n’étaient pas disponibles dans ces zones éloignées des grands centres commerciaux. Internet a permis également de faciliter la recherche d’informations sur des questions relatives à la santé, aux parcours scolaires ou à la formation. La sociologue analyse également dans des pages très éclairantes comment s’articulent les messages et les liens échangés sur Facebook, permettant aux internautes concernés « d’affirmer le consensus du groupe autour de certaines valeurs, et trouver une écoute et un réconfort lors des accidents de la vie ».

L’ouvrage est organisé autour de cinq chapitres. Le premier consacré à l’apprentissage en ligne montre avec force comment ces familles modestes, dont le passé scolaire est quelquefois difficile, se sont emparées de cet outil pour accéder à une masse d’informations facilitant la vie au quotidien, autour des questions de santé et d’éducation, et permettant de répondre concrètement aux questions que l’on peut se poser. On voit le rôle que joue Wikipédia comme substitut à l’antique Petit Larousse qui trônait dans les bibliothèques de leurs parents ou grands-parents. Dominique Pasquier décrit également le rôle joué par les tutoriels sur les sites de vidéos, qui sont, comme le savent tous les parents d’adolescents en 2019, une source de connaissance universelle et inépuisable… La sociologue explique qu’« il y a […« clairement une ouverture vers de nouvelles activités ou de nouvelles manières d’exercer certaines activités ». Car ce n’est pas forcément sur Internet que l’on découvre de nouveaux savoirs, mais c’est là que l’on va élargir son champ de compétences, découvrir de nouvelles manières de faire, de nouvelles idées, aussi bien en matière de tricot, de jardinage que de cuisine. Dans ce chapitre, on apprend également comment, en matière de santé, Internet a transformé la relation aux experts.

Le deuxième chapitre s’intéresse aux achats et services en ligne. La sociologue montre qu’en la matière, comme bien souvent, l’outil numérique n’impose pas de nouveaux usages mais facilite et renforce des usages préexistants. Ainsi, la recherche de la bonne affaire ou du meilleur prix se pratiquait déjà avant Internet. La facilité permise par les comparateurs de prix, les occasions présentées par les sites spécialisés comme « Le Bon Coin », ont renforcé cette pratique et cette expertise. Cependant, comme le souligne très bien Dominique Pasquier, tous les achats ne se font pas forcément en ligne, les enquêtés se montrent soucieux de préserver le commerce de proximité, tant que les écarts de prix entre le commerce local et en ligne restent supportables. Les gros achats, par exemple « se font en combinant la recherche en ligne et hors ligne ». L’intérêt de cette recherche tient beaucoup à toutes ces nuances que la chercheuse dessine. Tout comme en bibliothèque on ne passe pas du tout-imprimé au tout-numérique, en matière d’achat on ne bascule pas non plus radicalement de l’un à l’autre. Il y a des aménagements, des bricolages, des ajustements, on compose et on se débrouille pour tirer le meilleur parti des deux mondes.

Le chapitre suivant est consacré à la crise du lien social. On lit entre les lignes bien des propos qui ont émergé depuis l’automne dernier avec la crise des Gilets jaunes. Comme l’explique Dominique Pasquier, on y relève rarement des débats d’idées dans un contexte où la distance à la vie politique a été largement commentée depuis une vingtaine d’années. « Il y a de toute évidence dans les comptes Facebook une pensée critique sur le politique, mais elle s’exprime d’une manière particulière, sous des formes diffamatoires et polémiques. » Les sujets privilégiés tournent autour des « inégalités de revenus, la dénonciation des assistés sociaux, l’incompétence du personnel politique, le mépris des élites et des nantis pour les gens du peuple ». C’est dans ce cadre que la sociologue consacre de nombreuses pages édifiantes sur les « citations » ou maximes qui sont largement partagées et commentées sur Facebook, avec des pratiques très différentes entre les hommes et les femmes.

La chercheuse s’intéresse ensuite aux relations hommes-femmes, celles-ci occupent une place importante sur les comptes Facebook analysés. Confidences, plaintes, partages et témoignages varient beaucoup selon les sexes, au point qu’on a l’impression d’assister à la théâtralisation d’une nouvelle « guerre des sexes », les réseaux sociaux permettant de renforcer les clivages et de remettre en scène les vieux schémas et les clichés.

Les travaux s’achèvent sur des réflexions sur la famille et la « glorification » du lien familial et conjugal sur Facebook. Passages passionnants, qui montrent comment le numérique s’est invité dans les relations amoureuses, familiales et conjugales, modifiant la représentation publique de ce qui fait lien et le choix de ce que l’on montre aux autres, selon que l’on est un homme ou une femme. « “Faire famille” envers et contre tout, dans le plaisir de la coprésence et, si ce n’est l’exclusivité, au moins la priorité donnée aux liens familiaux, tel semble l’enjeu des organisations et régulations dans les foyers populaires enquêtés. »

Au bout de ce parcours, la sociologue fait le constat qu’« en matière d’ouverture culturelle […] on ne peut pas dire qu’Internet ait fait beaucoup bouger les lignes », cependant elle souligne l’ouverture que la Toile a permise sur les savoirs du monde, même si l’acquisition de ces nouveaux savoirs demeure celle d’un public autodidacte. Ces travaux intéressent les professionnels de l’information que nous sommes. Que faisons-nous pour accompagner l’acquisition de ces nouveaux savoirs ? Cette distance que les « familles modestes » conservent par rapport aux dispositifs sociotechniques pensés et conçus par les élites savantes n’est-elle pas celle-là même que nous observons dans les murs de nos bibliothèques ?

Pour finir, signalons la recension très originale des travaux de Dominique Pasquier dans la revue 01net (n° 905 du 27 mars 2019) avec des illustrations de Chiara Di Francia.