Jeux vidéo en bibliothèque
Anne-Gaëlle Gaudion (dir.)
Nicolas Perisse (dir.)
ABF, collection « Médiathèmes », n° 12, 2014, 179 p.
ISBN 978-2-900177-39-6 : 32 €
Le jeu vidéo a bonne presse depuis quelques années. D’une activité de niche, il est devenu loisir de masse respectable : pratiqué par la moitié de la population, autant de femmes que d’hommes, il est entré dans les musées… Les bibliothèques auraient-elles loupé le coche ? En tout cas les auteurs de Jeux vidéo en bibliothèque ne doutent pas de la nécessité de leur argumentaire. Informatif et discrètement militant, l’ouvrage présente le nouveau contexte du jeu vidéo – tout le monde joue, partout, sous des formes qui se renouvellent – et défend sa place en bibliothèque, pour sa banalité dans le quotidien des usagers comme pour son excellence créative. Cela ne se fait pas sans contradictions : le jeu est un document de bibliothèque comme les autres, mais il doit aussi être un produit d’appel fort pour des publics rares, il est un bien culturel courant mais aussi un art, qui a vu naître des créations exceptionnelles que les professionnels peuvent s’enorgueillir de faire découvrir.
Pour dépasser ce paradoxe, l’ouvrage ne manque pas d’arguments. Concret et pragmatique, il couvre tous les aspects du jeu vidéo et de sa place en bibliothèque, à un niveau accessible pour ceux qui n’en ont pas la pratique. Il bénéficie d’une multiplicité de contributeurs qui rendent compte de leurs expérimentations. Cette richesse est peut-être source des rares points faibles du livre : quelques redites et différences de ton, peu d’iconographie, et une certaine confusion dans les renvois.
Les auteurs en question pratiquent une large gamme de métiers, dans des établissements aux quatre coins du territoire français. Ils sont rassemblés par deux associations : l’Association des bibliothécaires de France et MO5.COM. Les membres de l’ABF comptent une dizaine d’années d’expérience significative des jeux vidéo en bibliothèque, accompagnée d’actions de partages de pratiques et de formation, qui ont abouti à la création récente d’une commission Jeux vidéo.
MO5.COM, quant à elle, est une association créée en 1996, qui rassemble des passionnés aux compétences variées. Elle a étoffé sa mission de préservation du patrimoine vidéo-ludique par des actions de conseil et de prestation pour les professionnels au sein du Programme Médiathèque.
Cet ouvrage prend donc le parti de donner des clefs aux bibliothécaires qui n’auraient aucune expérience personnelle de la culture des jeux vidéo, en consacrant presque autant de pages à leur histoire, leur typologie et leurs publics qu’aux services possibles en bibliothèque. Il résume les résultats de quelques décennies de recherche sur la question, dans laquelle la France joue une part active. On peut s’en faire une idée d’après la bibliographie, qui s’étend avec bonheur à la presse spécialisée, aux sites d’actualité et aux événements professionnels et grand public.
Né dans les laboratoires universitaires américains dans les années 1950, le jeu vidéo est devenu industrie planétaire dans les années 1980 quand le japonais Nintendo a su en faire un loisir familial sur le poste de télévision, tandis que le jeu sur ordinateur prenait de l’ampleur avec le développement de l’équipement personnel. Aujourd’hui, comme on nous le rappelle, consoles, PC, téléphones mobiles et tablettes ont tous des processeurs et des interfaces permettant des formes de jeu toujours plus créatives. Demain, l’avenir du jeu sera-t-il l’immersion dans un environnement virtuel total grâce aux casques comme Oculus Rift, ou la dissémination du jeu dans tous les aspects de la vie par la « gamification » de nos existences ?
Aléas du coût des droits de reproduction dans une publication professionnelle : elle offre peu de repères visuels pour une culture dont le graphisme s’est révélé varié et influent. Cependant, l’ouvrage convainc que la réussite d’un jeu ne dépend pas seulement de ses images, mais combine musique, scénario et surtout mécanique de jeu ou gameplay – ce dernier faisant la spécificité de ce médium. Les chapitres consacrés aux acteurs de la création, de la fabrique et de la commercialisation des jeux et à leur typologie permettent de se faire une idée de leur singularité par rapport aux autres produits culturels, et de leur variété. Ces informations combinées forment un précis pour construire une politique documentaire et évaluer les besoins en équipement. Aucun détail pratique n’est négligé, jusqu’au mode de chargement des manettes.
L’ouvrage ne fait pas l’économie d’un exposé sur les polémiques ayant entouré les jeux vidéo : violence, addiction, sexisme ; heureusement il s’y attarde peu pour mieux montrer la richesse du médium. À l’inverse, les atouts du jeu vidéo dans l’apprentissage, grâce aux mécanismes propres au game design – difficulté progressive, motivation par l’accomplissement de tâches successives, approche participative… – sont rappelés. La question du statut du jeu vidéo comme art est justement remise en contexte : c’est une industrie importante dans les pratiques et dans les flux financiers, mais encore jeune et en quête de légitimité. Il a une caractéristique propre essentielle : l’interaction au cœur d’une expérience multimédia, individuelle ou collective.
Après cette démonstration, il paraît tout à fait naturel d’entamer la deuxième partie de l’ouvrage par un argumentaire clés en main à présenter à ses collègues et tutelles, issu du mémoire Enssib de Céline Méneghin en 2009 (elle est désormais directrice de la bibliothèque départementale de la Somme). Le jeu vidéo a sa place en bibliothèque, parce qu’il attirera de nouveaux publics, et rendra les bibliothèques françaises aussi fréquentées que les « troisièmes lieux » des pays du Nord. Or le public des jeux vidéo est potentiellement très divers, et friand d’interactions avec d’autres joueurs, ce qui a été habilement posé en première partie. D’un autre côté, il s’agit d’une collection comme les autres, qui ne se gère pas différemment d’une collection de DVD et ne coûte pas plus cher.
Il faut quand même presque cent pages pour exposer les modes particuliers de constitution et de valorisation de ces fonds. Sur le plan juridique tout d’abord : la bibliothèque doit prendre le risque d’expérimenter en espérant que les solutions pratiques et juridiques de rémunération des auteurs suivront.
Défini dans la jurisprudence comme une œuvre de collaboration, où chaque composante est soumise au régime qui lui est applicable en fonction de sa nature, le jeu nécessite pour exercer les droits patrimoniaux de l’ensemble l’accord de chaque coauteur : auteurs, illustrateurs, compositeurs, concepteurs et développeurs, ces derniers déléguant en général l’exercice des droits aux éditeurs. Or la pratique montre que les éditeurs négligent de répondre aux demandes des bibliothèques, qui n’ont pas les moyens de négocier sans cesse pour chaque titre. Certains établissements ont su obtenir l’accord de leur tutelle et tenter le prêt, en s’engageant à se mettre en règle si un jour la législation s’adaptait – ce qui n’est toujours pas arrivé dans le cas du prêt de CD audio.
Une fois le principe du saut innovant dans l’illégalité posé, que faire avec le jeu vidéo ? Cette section est une mine d’idées et de conseils pour définir une offre cohérente, aménager un espace adéquat et mettre en place une médiation efficace. C’est là que les retours d’expérience des différents contributeurs se révèlent précieux. Quelques structures se lancent dans le prêt de jeux, voire de consoles, et de tablettes dans un usage ludique. C’est le moyen de faciliter l’accès à de nouveaux types de contenus culturels qui nécessitent un matériel de lecture coûteux et dont l’offre diffère selon les plateformes. Mais la consultation sur place semble la pratique la plus représentée en bibliothèques. Espaces, mobiliers, prix, politiques documentaires, médiation des services : tout est pris en compte, même la nécessité de ventiler les odeurs de transpiration.
Les bases du métier changent peu : la politique documentaire de l’établissement doit être cohérente, les acquisitions se préparent en croisant les sources, on doit penser à désherber… Les formes de la médiation peuvent ressembler à celles mises en place pour d’autres collections : expositions temporaires, ateliers d’initiation, ateliers de découverte, ateliers de création ou heure du conte. Dans d’autres cas, le jeu vidéo fait entrer de nouvelles formes d’animation dans les pratiques de la bibliothèque, comme les tournois ou le jeu en ligne.
On peut même tendre des passerelles entre collections : les bibliothèques bénéficient des stratégies transmédia et cross-média, actions commerciales des éditeurs et projets artistiques des créateurs. Le même univers est décliné en livres, films, séries télévisées, musique, jeux vidéo, sites web, réseaux sociaux… On parachève ici la normalisation du jeu vidéo comme collection de bibliothèque : cinéma, télévision et jeux vidéo ont un passé commun d’industrie du divertissement ayant gagné ses lettres de noblesse. Les scénarios et les codes visuels du jeu se sont également inspirés du cinéma ; certaines techniques sont partagées. Quant à la musique des jeux, elle a acquis dans bien des cas le statut d’œuvre autonome.
L’ensemble de l’ouvrage ne manque pas d’exemples d’œuvres remarquables et de genres à explorer. L’essentiel est que les bibliothécaires n’hésitent pas à se familiariser avec leur nouvelle matière, tant pour accompagner les usagers experts que pour initier un public ne connaissant pas les jeux, comme les parents et grands-parents qui n’oseraient pas jouer en famille.
L’ouvrage s’achève en forme de coda sur l’image de la bibliothèque dans les jeux vidéo. « Le livre est très présent dans les jeux vidéo, il est souvent un objet clé, artefact ultime d’accès au savoir ou élément constitutif du scénario et du système de jeu » (p. 153). Les bibliothèques, « lieux d’information, d’apprentissage où l’on peut progresser plus rapidement ou en apprendre plus sur le monde dans lequel le jeu se déroule », y sont pourtant représentées de manière très traditionnelle : livres reliés plein cuir, chignons et lunettes… Cet ouvrage dense réussira-t-il à convaincre ceux qui doutent de la légitimité du jeu vidéo dans les espaces de la bibliothèque ? Prouvera-t-il aux professionnels et usagers que « les bibliothécaires, eux aussi, peuvent jouer aux jeux vidéo et donner une image plus positive de la profession » (p. 121) ?
Les auteurs ne se ménagent pas pour exposer les faits et les arguments nécessaires à définir une offre, à la mettre en place et à la défendre. Se refusant aux raccourcis simplistes, ils pécheraient presque par excès d’information. Si cette pluralité d’expériences et de points de vue nécessite un temps d’assimilation, elle a l’avantage de refléter la diversité des intérêts et approches du jeu vidéo en bibliothèque.