Jacques Schiffrin, un éditeur en exil

Martine Poulain

Amos Reichman
Jacques Schiffrin, un éditeur en exil
Préface de Robert O. Paxton
Le Seuil, 2021
Collection « La librairie du XXIe siècle »
ISBN 978-2-02-144950-1

Les archives permettant d’écrire la biographie de l’éditeur Jacques Schiffrin étaient jusque-là mal localisées. Le premier mérite du travail d’Amos Reichman est d’abord d’avoir su trouver et consulter un grand nombre de documents permettant de mieux connaître la vie du fondateur de la Pléiade. Son livre est structuré par un habile et triste découpage chronologique : Avant ; Pendant ; Après ; Trop tard. Mais avant quoi ? Avant la sinistre lettre envoyée par Gaston Gallimard à Jacques Schiffrin le 5 novembre 1940 : « Réorganisant sur des bases nouvelles notre maison d’édition, je dois renoncer à votre collaboration à la fabrication de la collection “Bibliothèque de la Pléiade”. »

Avant

Avant, c’est la jeunesse de Jacques Schiffrin né en 1892 dans une famille juive russe devenue aisée à Bakou, qui migre en 1909 à Saint-Pétersbourg. La mère meurt jeune, laissant cinq enfants en bas âge. Jacques part à 18 ans poursuivre ses études en Suisse, voyage en Europe, puis s’installe en France, pays des Lumières, pense-t-il. Que devient sa nombreuse famille après la révolution de 1917 qui nationalise l’entreprise de son père ? On ne le saura pas. Mais il n’est plus question pour le jeune Yakov de retourner en Russie.

Très vite, il crée à Paris une maison d’édition, La Pléiade, du nom que s’était donné un groupe d’écrivains russes à la fin du XIXe siècle (et non français du XVIe…) et publie en 1923 son premier livre, qu’il traduit lui-même, la Dame de Pique de Pouchkine. Suit Les Frères Karamazov de Dostoïevski, richement illustré par un graveur de Kazan. Devenu français en 1927, Schiffrin crée en 1931 la collection « Bibliothèque de la Pléiade », pour mettre à la disposition d’un large public les œuvres essentielles de l’humanité, ce en quoi il est l’un des fondateurs du livre de poche en France. Car sa « Bibliothèque de la Pléiade » n’a que peu à voir avec ce qu’elle deviendra après sa reprise par Gallimard, une édition luxueuse d’œuvres complètes sur papier bible. Mais la maison n’est pas assez rentable et malgré douze volumes publiés et un succès reconnu, elle est menacée. André Gide, devenu un ami lors de la traduction de la Dame de Pique de Pouchkine à laquelle Schiffrin l’avait associé, propose, non sans peine, à Gaston Gallimard une association avec cette jeune maison, qui finalement est intégrée à la maison mère, Schiffrin devenant directeur de cette collection. Entre-temps, bien que peu enthousiaste, il accompagne Gide lors de son premier voyage en URSS en 1936.

Pendant

Pendant, c’est pendant la guerre, pendant l’occupation allemande, pendant le régime de Vichy et leurs infamies antisémites. Alors que Schiffrin a achevé la publication du Journal d’André Gide sur la période 1889-1939, la guerre survient. Meurtri par la montée du nazisme, les accords de Munich, l’invasion de la Pologne, il est incorporé dans l’armée française et sa santé fragile en souffre, tandis que son origine juive le rend particulièrement inquiet. Les listes d’interdiction de livres par les occupants commencent à paraître et Gallimard compte 140 titres interdits par la première liste Otto. Sur ordre de la Propaganda Staffel, avant même la mise en application des lois antisémites de Vichy, il reçoit sa lettre de licenciement de Gaston Gallimard, qui constituera à jamais une tache sur cette maison. Deux autres cadres juifs sont licenciés. Schiffrin propose lui- même le nom de Jean Paulhan pour lui succéder…

Commence alors pour la famille ce que Reichman appelle « l’épopée du malheur » : une longue errance en France, en Normandie puis autour de Marseille, à la recherche de soutien de la part des amis, et surtout d’un visa et d’une filière pour partir aux États-Unis. Dès le début de 1941, les choses deviennent très difficiles. Gide fait tout pour aider son ami et le recommande à Varian Fry, responsable de l’Emergency Rescue Committee fondé par Eleanore Roosevelt, qui aidera plus de 1 000 artistes et intellectuels à gagner les États-Unis. Après plusieurs mois d’angoisse, les Schiffrin peuvent enfin embarquer le 15 mai 1941 sur le Wyoming, non sans être traités de « sales youpins » par les dockers présents… Mais le Wyoming est arrêté et débarque ses passagers à Casablanca, où les Schiffrin survivent de plus en plus difficilement. Après de multiples déconvenues, ils partent enfin pour New York début août 1941. Le jour même de leur arrivée à New York le 21 août, plus de 4 000 Juifs sont arrêtés à Paris.

Après

Mais rien ne sera plus jamais pareil pour Jacques Schiffrin. La famille survit grâce à Simone épousée en 1929 et qui a donné le jour, en 1935, au petit André qui suit ses parents dans l’exil et deviendra lui aussi un grand éditeur 1

X

André Schiffrin, longtemps directeur des éditions Pantheon Books, puis fondateur de The New Press, a lui-même raconté son enfance puis son parcours dans l’édition new yorkaise dans Allers-retours, Paris-New York, un itinéraire politique, Paris, Liana Levi, 2007, et ses allers-retours entre Paris et New York dans la deuxième partie de sa vie.

. Grâce à son travail harassant de confection du soir au matin d’ornements pour chapeaux et vêtements, ils survivent. Talentueuse, elle emploie bientôt une dizaine d’ouvriers. Schiffrin rêve de lancer la collection de la Pléiade aux États-Unis. Mais à nouveau, les conditions que lui propose Gaston Gallimard sont inacceptables. En 1943, il crée sa propre maison d’édition, Jacques Schiffrin and Co, dont le premier livre est Interviews imaginaires, d’André Gide, bien sûr… En 1944, ce sera la traduction des Silences de la mer (au pluriel) de Vercors (Jean Bruller). En 1943, il rejoint les éditions Pantheon Books que vient de créer l’émigré allemand Kurt Wolff. Il y publie beaucoup d’auteurs français, s’imposant vite comme leur « porte d’entrée » aux États-Unis. Il est alors proche de nombreux auteurs exilés, russes, bien sûr (Souvarine par exemple) mais aussi de Hannah Arendt.

Trop tard

Les exilés découvrent l’ampleur du traumatisme et des horreurs de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Si « la nostalgie de l’Europe hante les Schiffrin », Gide ou Martin du Gard les dissuadent de penser à un retour. À Paris, la nouvelle génération, celle des Jean-Paul Sartre ou Albert Camus, prend le pouvoir. Raymond Gallimard, le frère de Gaston, propose à Schiffrin de reprendre en France sa collection et lui envoie régulièrement l’argent de ses droits sur la collection. Mais l’accord ne se fait pas. Et c’est leur fils André, âgé seulement de 14 ans, qu’ils envoient en 1949 en France pour tenter de comprendre la situation. Mais c’est trop tard. Schiffrin, très malade, pèse 50 kg, souffre d’emphysème et meurt le 17 novembre 1950. Son ami Kurt Wolff cite Péguy : « On ne meurt pas de sa maladie. On meurt de toute une vie. »

Le livre d’Amos Reichman, quoiqu’un peu superficiel, a le mérite de faire mieux connaître ce grand éditeur que fut Jacques Schiffrin.