Grandir informés : les pratiques informationnelles des enfants, adolescents et jeunes adultes

Valentine Favel-Kapoian

Anne Cordier
Grandir informés : les pratiques informationnelles des enfants, adolescents et jeunes adultes
Caen, C&F éditions, mai 2023
Collection « Les enfants du numérique »
ISBN 978-2-37662-065-5

Le nouveau livre d'Anne Cordier, Grandir informés, est un prolongement de l’ouvrage Grandir connectés publié par la même auteure dans la même maison d'édition en 2015. La démarche de cette enseignante-chercheuse en sciences de l’information et communication (SIC) reste la même : à partir de ses recherches, renouveler le regard sur les pratiques numériques juvéniles. Dans ce second ouvrage, il s’agit « de voir comment l’information 1

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La définition du terme information retenue dans cet ouvrage est celle en usage en SIC qui englobe les pratiques d’informations d’actualité, la recherche d’information et les pratiques techno-culturelles.

et les objets numériques participent de l’être-au-monde de ces acteurs, dans leur quotidienneté et à travers l’évolution de leur parcours biographique » (p. 14) et de « proposer des pistes pédagogiques pour accompagner les élèves dans l’acquisition de compétences informationnelles » (p. 35).

L’auteure structure son propos autour de 12 chapitres : présentation de sa méthodologie de recherche ; place des émotions dans les pratiques informationnelles ; rôle de la famille et des familiers dans ces pratiques ; état des lieux des apprentissages informationnels à l’école ; regard des jeunes sur le paysage informationnel et médiatique ; rapport des jeunes aux espaces documentaires ; apprentissages informels ; inégalités sociales et culturelles ; crédibilité face à l’information ; stratégies des jeunes face aux designs des plateformes numériques ; formats d’information et de médiation des savoirs ; perspectives pour un déploiement de la culture informationnelle des élèves.

Bien que cet ouvrage soit résolument scientifique, les entrées thématiques et le ton employé (texte écrit à la première personne du singulier) le rendent accessible à tous. Les résultats des recherches sont présentés en annexe et les références bibliographiques sont indiquées en bas de page. Ces choix éditoriaux rendent l’ouvrage convivial et centrent l’attention sur les résultats des recherches.

Le parti pris de cet ouvrage est d’accorder une place centrale à la parole des jeunes. De longs extraits des échanges entre la chercheuse et les jeunes sont en effet retranscrits. Ce choix, en adéquation avec la démarche quasiment ethnographique d’Anne Cordier, nous invite à écouter les jeunes nous faire part de leurs émotions, de leurs plaisirs, de leurs expériences, de leurs craintes. Ainsi, au fil des pages, les individus prennent le dessus sur les chiffres, les pratiques numériques s’incarnent dans des parcours, des identités, des contextes et le regard se fait plus intime, plus humain. Comme en écho à ce processus de personnalisation, l’auteure, par ses prises de position et son regard critique sur les politiques éducatives et les discours médiatiques, nous invite, nous, les adultes, les parents, les professionnels de l’information et de l’éducation, à nous engager activement dans l’acquisition par les élèves d’une culture informationnelle. Cet engagement nécessite de déconstruire les représentations, de privilégier une approche par l’expérience subjective de l’autre et de prendre en compte les individualités et les inégalités. Au fil des chapitres, Anne Cordier nous accompagne dans ce changement de posture et prolonge les résultats de ses recherches par des recommandations pour éduquer aux médias et à l’information.

Déconstruire les représentations

Tout au long de son ouvrage, Anne Cordier nous invite à « nuancer les fantasmes » (p. 10), dépasser le débat (p. 13), battre en brèche les idées reçues (p. 46), déconstruire les mythes (dont celui des digital natives, p. 222) véhiculés par les médias et par quelques chercheurs en neurosciences. Cette déconstruction est rendue possible par une approche méthodologique exceptionnelle : croisement des résultats obtenus par un suivi longitudinal de 12 enquêtés (des adolescents devenus adultes) pendant 10 ans (depuis 2012) à ceux obtenus dans le cadre de 3 enquêtes de terrain auprès d’élèves du 1er et 2nd degré, réalisées en établissement scolaire de 2015 à 2022.

Cette méthodologie permet une compréhension plus fine des pratiques numériques juvéniles et déconstruit les idées reçues. Par exemple, les jeunes s’informent, mais pas forcément comme les adultes le souhaiteraient. Ces pratiques informationnelles reposent sur des outils et portent sur des sujets différents de ceux présentés dans le cadre scolaire. Mais elles n’en démontrent pas moins un intérêt pour l’actualité. Autre exemple, les jeunes s’interrogent sur leurs pratiques et sur leurs univers informationnels et ceux-ci sont d’abord culturels avant d’être générationnels. Ou encore, les échanges et les médiations au sein des familles, des familiers et des pairs sont majeurs et les enfants et adolescents n’ont pas des pratiques isolées, isolantes.

Approche par l’expérience subjective des jeunes

Afin de considérer toutes les dimensions (sociales, affective, culturelle, économique, etc.) des pratiques informationnelles des jeunes, la chercheuse recourt à plusieurs procédés d’enquêtes originaux : leur donner rendez-vous dans un lieu en lien avec leurs pratiques documentaires ; leur demander d’apporter un objet informationnel essentiel selon eux dans la construction de leur culture numérique ; convoquer leurs souvenirs personnels afin de retracer leur histoire informationnelle. Lors de ces rencontres, l’auteure récolte la parole des jeunes sans jugement (p. 12). Cette démarche méthodologique accorde une grande place à l’intime et met en avant la place des émotions dans la recherche d’information (p. 26). On y apprend que celle-ci est source de plaisir et d’angoisse. Lors des séances d’Éducation aux médias et à l’information (EMI), cette dimension émotionnelle est souvent niée au profit d’une dimension technique alors qu’elle permet d’appréhender les êtres au monde informationnel des jeunes. Celui-ci est constitué de pratiques ancrées dans des lieux et des objets qui forgent une mémoire documentaire différente pour chacun (p. 137), et s’organisent autour d’écosystèmes personnels (p. 139).

Pour autant, cette dimension personnelle doit aussi être croisée avec les pratiques de groupes. Si la place des sociabilités entre pairs dans les pratiques numériques juvéniles est désormais bien documentée, celle de la famille et des familiers l’est moins. Anne Cordier nous renseigne sur le rôle des sociabilités familiales autour de l’information (p. 43). On y apprend qu’elles sont riches et variées : des liens intergénérationnels existent aussi en dehors de la cellule familiale restreinte (p. 43) ; les héritages informationnels sont au cœur des pratiques (p. 44), la famille est constitutive de rites informationnels ; les transmissions familiales dans le domaine des pratiques informationnelles sont majeures (transmission d’habitudes, d’appétences et/ou de ressources – p. 53) ; les jeunes portent un regard critique sur les pratiques parentales ; il existe différentes modalités d’intervention des familles (encadrement, accompagnement et formation, p. 62).

Considération des diversités et des inégalités

Les enquêtés partagent des pratiques, des représentations et des valeurs, même si chaque individu est différent. Certains résultats déjà connus sont confirmés par ces entretiens : le Web est glorifié par ces jeunes comme porte d’entrée de l’information (p. 107), les réseaux sociaux sont bien le premier vecteur de flux informationnels (p. 110), les formats vidéo sont les plus prisés. Mais ces entretiens mettent au jour d’autres réalités : le regard critique que les adolescents posent sur les pratiques et productions télévisuelles (p. 99), leur attrait pour la presse mais uniquement sous format numérique (p. 126) ou encore leur soif d’apprendre grâce aux youtubeurs, nouveaux médiateurs des savoirs (p. 288). Les travaux présentés dans cet ouvrage donnent des portraits très fins des pratiques informationnelles juvéniles et révèlent des nuances qui, à y regarder de plus près, reflètent les inégalités sociales.

Si l’être-au-monde informationnel des adolescents est avant tout familial et culturel, il s’inscrit tout de même dans des pratiques sociétales et scolaires. Pour beaucoup, cela produit un sentiment de décalage entre les préférences culturelles de leur milieu social d’origine et le système de référence que prône l’école (p. 188). L'école valorise la culture informationnelle des classes supérieures et exhorte les élèves à sacrifier la leur (p. 203). Adopter les pratiques informationnelles académiques devient un signe d’intégration sociale, économique et politique (p. 216). Plutôt que de chercher à modifier les pratiques, l’auteure préconise de leur donner les moyens d’enrichir leur univers personnel (p. 271) par la diversification des accès et par l'acquisition des clés nécessaires à la compréhension et à l’appropriation de nouveaux espaces informationnels (p. 209). Cette démarche est, selon elle, cruciale pour garantir l'égalité des chances et de réussite des élèves.

Recommandations pour l’EMI

C’est aussi en tant qu’ancienne professeure-documentaliste et enseignante en master Métiers de l’enseignement et de l’éducation (MEEF) qu'Anne Cordier se positionne face à la formation des élèves. Elle préconise de dépasser l’approche par les risques, encore très répondue lorsqu’il s’agit de former aux compétences numériques et informationnelles, et propose une médiation qui ne porte pas sur la peur et la défiance (p. 318) et tienne compte des expériences des jeunes. Pour l’auteure, il s’agit là d’une réelle reconnaissance sociale à laquelle chaque individu a droit (p. 176).

C’est un véritable plaidoyer en faveur de l’EMI que livre Anne Cordier à travers cet ouvrage et c’est avec regret et lucidité qu’elle dresse un bilan des formations actuellement en EMI : souvent cantonnées à la recherche d’information et la presse à l’école primaire (p. 76) et à la question de l’évaluation des sources dans le secondaire (p. 80) ; souvent proposée tardivement dans le parcours des élèves (p. 82) et globalement de façon ponctuelle et clairsemée (p. 89). En résumé, elles ne sont pas à la hauteur des enjeux. Ce bilan nuancé n’est pas à mettre sur le compte des professionnels de l'éducation et encore moins des professeurs documentalistes généralement bien seuls face à la tâche. Pour l’auteure, il est imputable aux politiques éducatives qui ne donnent pas aux enseignants le moyen de déployer une formation en adéquation avec les besoins.

Dans chaque chapitre, l’auteure tire de ses observations des recommandations pour une EMI agissante : abolir la frontière qui sépare dans et hors la classe, considérer les héritages familiaux, partir des acteurs pour saisir leur environnement informationnel et modes d’action en lien avec l’information (p. 175), partager le territoire informationnel des élèves, prendre en compte les inégalités genrées, appréhender la problématique de l’évaluation de l’information au prisme de la confiance, les accompagner pour les aider à acquérir les codes et les ressources attendues, valoriser les expériences sans nier la hiérarchisation des ressources informationnelles (p. 209), associer détente et acquisition de connaissances (p. 280), lutter contre les inégalités en évitant les « allants de soi » (p. 209), amener les élèves à comprendre le renouvellement de l’ordre documentaire contemporain puis valoriser une posture réflexive et critique face à l’information (p. 301), consacrer du temps à l’analyse d’un format d’information et d’un dispositif technique, d’une image, d’un reportage et lorsqu’il s’agit d’aborder la question de la validation de l’information, proposer d’autres activités que celles basées sur l’application artificielle de listes d’évaluation aux critères souvent inapplicables (p. 302), etc.

Conclusion

Les enseignements de cet ouvrage sont nombreux et satisferont un large public. Il permettra aux néophytes d’acquérir les savoirs essentiels à la compréhension de la culture numérique juvénile. Les initiés affineront leurs connaissances. Les professionnels de l'éducation et de la formation trouveront dans cet ouvrage de nombreuses pistes pédagogiques. En plus de ces apports, à travers cet ouvrage, Anne Cordier nous interroge sur notre posture et notre regard d'éducateur. En fin d’ouvrage, elle nous interpelle en employant le « vous ». Comment faire société avec ces jeunes (autrement que par le mépris et la méfiance – p. 308) ? Comment répondre aux défis de l’éducation à l’information (p. 179) ? Elle met en question la position du chercheur et son rôle dans la société. Anne Cordier a pris le parti de nous faire partager ses colères et ses joies, de défendre son point de vue, de s’engager. Elle nous propose de construire tous ensemble (chercheurs, éducateurs, parents) la société de demain en y associant les jeunes d’aujourd’hui.