Gouverner par les données ? Pour une sociologie politique du numérique

Jérôme Demolin

Anaïs Theviot (dir.)
Gouverner par les données ? Pour une sociologie politique du numérique
Lyon, ENS Éditions, 2023
Collection « Gouvernement en question(s) »
ISBN 979-10-362-0596-5

Mi-mars 2023, les agents du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR) recevaient via leur hiérarchie un courriel comportant un lien vers une étude (basée sur le volontariat) visant « à reconnaître et à développer les compétences et activités des chercheurs, enseignants-chercheurs, personnels d’appui à la recherche et administratifs, en matière de gestion, préservation, circulation et partage des données ». Au même moment était publié à ENS Éditions, dans la collection « Gouvernement en question(s) », qui accueille des travaux interrogeant le pouvoir politique sous différentes facettes, l’ouvrage collectif, Gouverner par les données ? Pour une sociologie politique du numérique sous la direction d’Anaïs Theviot.

Composé d’une dizaine de chapitres répartis en trois parties et développant autant d’études de cas et d’enquêtes associés au thème de la gouvernance du et par le numérique, cet ouvrage résonne et raisonne avec l’actualité et notre environnement immédiat. Science ouverte, datafication de la recherche, intelligence artificielle, cyber sécurité, réseaux sociaux, données personnelles : tout dans l’air du temps semble converger vers une fantastique rupture épistémologique, un saut civilisationnel, voire une transformation de notre nature par le numérique. Rien de moins. Une sorte d’idéal politique teinté d’une promesse presque surnaturelle ; une théocratie numérique dont la sève serait la data savamment structurée par de mystérieux et puissants algorithmes.

Si nous forçons bien sûr le trait, il y a pourtant, à grand renfort de fonds, de programmes et d’initiatives diverses, une communication, un marketing politique, une idéologie, un véritable proto pouvoir (non formalisé en institutions visibles, désignées et acceptées comme telles), qui joue sur ces niveaux d’imaginaire et de croyance pour promouvoir un agenda associant économie, science et politique.

Il était donc salutaire que quelques solides chercheurs, parlant le langage des humanités, viennent interroger ce narratif contagieux et remettre à hauteur d’homme le « monstre » de la data de masse.

Mais comment s’y prendre ? En abordant le big data en tant qu’il n’est présent au monde par autre chose qu’un ensemble de relations socioprofessionnelles, qu’il renvoie à des pratiques au sein de différentes entités, qu’il est pris dans des contingences communes à toutes les organisations économiques, administratives ou politiques. En un mot : qu’il est partie prenante de l’espace social.

Par exemple, l’étude du MESR évoquée plus haut trouve un écho dans le chapitre 2, qui s’intéresse au programme des « Entrepreneurs d’intérêt général » recrutés pour des missions courtes au sein de l’administration afin notamment de favoriser l’acculturation au numérique de ces dernières. Il donne un éclairage contextuel à ce questionnaire qui semblait venir de nulle part. Il s’agit peut-être tout bonnement du travail d’un de ces personnels temporaires issus de la « tech », qui cherche à donner un sens à la mission qui lui est confiée ; et qui, pris entre la faible durée de son contrat, son faible niveau de rémunération et une forme de regard désabusé sur son véritable pouvoir transformateur, a imaginé un sondage pour engranger quelques données de plus ?

Gouverner par les données ?, dont le point d’interrogation est un bémol hautement sceptique au propos, est donc en quelque sorte une entreprise sociopolitique de désenchantement du numérique, de « dé-prométhéisation » d’un univers positiviste proche du « burn-out » scientiste. C’est une entreprise d’atterrissage en douceur, une forme d’incitation non pas à la sobriété numérique, mais plutôt à un retour à la raison grâce la mise en abyme de ceux qui vivent aux prises avec la donnée.

L’application d’aide à la conduite Waze se perd sur les chemins de terre et se retrouve confrontée aux élus locaux. Des professionnels du marketing qui cherchent à imposer leur Data Lab à des ingénieurs peu convaincus chez Facebook. La datafication de la recherche en sciences humaines et sociales au prisme des relations entre personnels d’appui à la recherche et chercheurs. La recette numérique magique de l’élection d’Obama et le scandale « Cambridge Analytica » durant la campagne présidentielle américaine de 2016. Et puis il y a le législateur, le citoyen et les contre-pouvoirs, le Règlement général sur la protection des données (RGPD), la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL)… L’ouvrage nous donne accès à un large éventail de situations humaines, à des formes d’organisations variées, fragiles et complexes, qui fournissent autant d’équations « molles » sur ou codéterminant celles écrites en langage mathématique pour structurer et traiter les masses de données.

Enfin, si la 4e de couverture évoque une invitation « à entrer dans la boîte noire des algorithmes non pas du point de vue technique, mais de la sociologie politique », nous pourrions ajouter que cette métaphore heuristique comporte aussi l’aveu général qui plane sur l’ouvrage : saisir par la technique la portée et les enjeux des algorithmes qui crunchent la donnée, n’est accessible qu’à peu de personnes, à la fois pour des raisons de confidentialité (secret économique, avantage compétitif), mais aussi, et peut-être surtout, de capacité à comprendre ce qui se joue à un très haut niveau de spécialisation et d’abstraction mathématique.

La revendication générale portée par l’ouvrage est alors que le big data, en tant qu’agent de « transformation massive des liens sociaux », quelle que soit l’épaisseur de sa carapace technique et techniciste, n’a pas à se dérober à l’analyse des sciences humaines. Il est également urgent de rationaliser les fantasmes induits par cette opacité. La sociologie politique du numérique définie et promue ici est donc une forme de stratagème génial pour, si ce n’est véritablement entrer dedans, au moins ausculter avec précision la boîte noire des algorithmes.

L’ouvrage, bien que difficile d’abord, en ouvrant une approche par les humanités à un phénomène qui par bien des aspects les rend étrangères à elles-mêmes, dépasse le fossé disciplinaire et juridico-politique qui s’est créé entre les milieux de la donnée et leur extériorité. Il contribue par la même occasion à nous libérer de l’angoisse associée à l’incompréhension radicale que la plupart d’entre nous ressentent face au pouvoir croissant des algorithmes sur notre condition d’animaux politiques.