Éloge de l’autorité
Généalogie d’une (dé)raison politique
Robert Damien
Armand Colin, 2013, 560 p.
ISBN 978-2-200-27187-9 : 29,90 €
La « matrice bibliothécaire » comme condition de la démocratie est, on le sait, au cœur de la philosophie politique de Robert Damien. Les bibliothécaires ont lu avec profit sa thèse, Bibliothèque et État. Naissance d’une raison politique dans la France du XVIIe siècle 1, et ses interventions profitables dans de nombreux colloques de bibliothécaires lui ont valu de présider le conseil scientifique de l’Enssib. Dans son dernier ouvrage, le thème du modèle de la bibliothèque vient s’intégrer dans une réflexion beaucoup plus large sur la nature même de l’autorité. Les bibliothécaires et les lecteurs y trouveront une inépuisable source de réflexions. Dans ce livre foisonnant, Robert Damien explore la construction de l’autorité qui fait qu’on puisse supporter « sans honte ni rancune » l’exception d’un personnage : qui « ose prendre la tête sans se la faire couper ».
L’étymologie lie l’auctoritas à l’auctor, c’est-à-dire à l’augmentation. Et nous voici déjà dans le monde du livre mais aussi de la soumission, où l’on voit poindre, dès son introduction, la nécessité de contre-pouvoirs : « Malheur au peuple qui a besoin… de chefs. Reste à savoir s’il peut s’en passer et lesquels il lui faut, comment les former, comment les contrôler, les discuter, les révoquer. »
Les premiers chapitres retracent le débat sur l’autorité à travers l’histoire de la philosophie, qui commence avec la modernité des sophistes grecs, pour qui il n’y a plus d’ordre absolu, objectif, mais hiérarchisé par la raison humaine, désordre primaire auquel vient remédier le christianisme qui fonde la plénitude sur l’amour, valeur totale, que Damien n’hésite pas à appeler Eros. Il examine les trois formes que prend alors cette forme incarnée de l’autorité : le père, le guerrier et l’expert, qui sont, selon lui, « autant de défaites pour fonder une autorité absolue ». Le corps y joue le premier rôle et notamment le corps saint, celui de l’ascète, de la vierge, du célibataire ou du continent, d’où la place du désert et de l’exil comme sources d’autorité. Le corps « augmenté » est celui du chef, qui se hausse au point de devenir obscène, autorisant tous les abus, pornocrate, dit même Damien, et que vient troubler le satiriste, le caricaturiste, qui, selon une belle formule, « agrandit l’ombre portée ». Mais paradoxalement, en inversant l’autorité, la satire vient aussi la reconnaître et la conforter. Aussi faut-il en tirer la leçon et Damien de conclure : « Un des enjeux de la démocratie sera bien d’institutionnaliser cette puissance critique du refus. »
Dans une seconde partie, « Les matrices de l’autorité », Damien examine le fondement de l’autorité dans la vertu de confiance. Elle « suppose un code » garant de la stabilité des savoirs et de leur communicabilité sur le modèle de l’amitié. Retour au grec pistis, la confiance comme « recherche d’un point d’appui fiable en autrui ». C’est ici que le livre entre en jeu, avec Aristote : « La critique aristotélicienne des Formes platoniciennes sera décisive et déterminante quant au statut du conseil philosophique et du livre dans quoi saisir et transmettre ses normes » (p. 180). Le fondement fragile de l’autorité se joue autour de ce conseil, que Damien surnomme la « médecine de la liberté » (p. 217). La bibliothèque entre à son tour en scène, mais « la bibliothèque des lettrés besogneux et sectaires ne saurait réduire l’incertitude et le conflit. Au contraire, elle les alimente, voire provoque vices et empêchements. Elle interdit toute émergence d’une voix universelle » (p. 238). Ici, Damien poursuit ses analyses à travers des œuvres qu’il connaît bien : Machiavel, Dante mais aussi Montaigne, avec une magnifique interprétation de son amitié avec La Boétie, auteur du Discours de la servitude volontaire. Cette amitié est édifiée autour d’une bibliothèque qui « l’autorise » : « Où se trouvera néanmoins cette œuvre sinon dans une bibliothèque pour y entretenir un “commerce” qui supplée la défaillance du lien amical. Que Montaigne hérite de la bibliothèque de La Boétie n’est évidemment pas un hasard tant cet outil occupe une place stratégique » (p. 280). Il poursuit : « Seul “le commerce des livres” autorise cette universalisation continue, médiatrice, infinie à la différence des autres commerces soumis au temps, au hasard et à la rareté. » Dans le procès qui oppose aujourd’hui le livre à l’écran, ces réflexions sont utiles. Damien retrouve alors son thème où se rejoignent les fils qu’il a tissés : « La bibliothèque se révèle une matrice normative d’autorité qui confère aux sentiments de sympathie et de pitié, la forme politique d’une fraternité » (p. 283). Le recours à la fraternité est inévitable puisque l’autorité n’est fondée ni de nature ni de raison (p. 267).
Les chapitres suivant s’inspirent de l’expérience de Robert Damien qui, professeur de philosophie, fut aussi entraîneur d’une équipe de rugby, d’où des parallèles pertinents et parfois savoureux entre l’esprit d’équipe et la fraternité, le rôle du chef, de son corps et de sa voix, où tout se joue dans les vestiaires : « Comme le musée selon Malraux ne rassemble pas les chefs-d’œuvre mais les crée, le vestiaire et le stade créent l’équipe et parmi les joueurs confient à certains moments, à l’un d’entre eux, la grandeur. » À cet endroit (p. 370-371), Damien aborde la question de la voix, que le bibliothécaire que je suis aimerait voir plus développée, pour mieux saisir en quoi l’autorité de l’oral rivalise avec celle de l’écrit, et l’autorité toujours vivante de la voix, l’autorité perdue du manuscrit (la signature holographe et le document authentique) et l’autorité mécanisée de l’enregistré ou du clavier (l’autorité du mot de passe et de celui qui a le code). Damien rappelle après saint Paul que « la foi naît de la prédication » : naît-elle aussi désormais des amitiés de Facebook ? Le médiologue Damien n’ignore pas qu’à chaque époque « toute autorité se donne en représentation ».
La tâche de Robert Damien se complique avec la quête désespérée d’une autorité dans une « impossible démocratie » prenant en compte le pouvoir de l’argent ou « l’urgence écologique ». Son chapitre sur le « charisme politique » lui donne l’occasion de saluer Gabriel Naudé, « le premier philosophe machiavélien français », et l’idée du « coup d’État légitime ». Comme l’autorité, « l’État étant un artifice de souveraineté produite, il ne s’inscrit ni dans la nature ni dans les idées » (p. 430).
Dans sa conclusion, qui est un grand hommage à Bachelard, Damien établit bien comment le livre est « une ouverture à l’altérité » opérant un « décentrement du sujet » qui est « la voie d’entrée du multiple » et, citant Bachelard : « Un livre est toujours pour nous une émergence au-dessus de la vie quotidienne, un livre c’est la vie exprimée donc une augmentation de la vie. » Il est donc la source d’une autorité. Cette « matrice générative de la pensée s’oppose à la matrice biblique où l’unité du vrai est inscrite dans le texte unique par l’Auteur », dit justement Damien (p. 485). Combien cette constatation prend de l’ampleur avec le web, où le multiple devient incalculable : comment une autorité moderne peut-elle émerger de cette éruption continue et incontinente de données ? Il ne suffit pas aujourd’hui, comme l’annonce Damien dès son ouverture, d’« affronter le déclin des absolus », mais d’affronter ce que Derrida appelait « la prolifération convulsive des bibliothèques » surmultipliée par leur forme numérique, qui apparaît comme le triomphe de l’empirique, du relatif et du contingent. Cette quête de l’autorité est bien une « déraison » politique qui prend l’allure d’une fuite en avant, et met à l’épreuve ce que Damien dit du livre (p. 283) : « Plus qu’un paradigme, nous devons y voir une matrice générative de nouveaux rapports sociaux. Un nouveau monde en sortira. »