De l’oratoire privé à la bibliothèque publique. L’autre histoire des livres d’heures

William Trouvé

Fabienne Henryot
De l’oratoire privé à la bibliothèque publique. L’autre histoire des livres d’heures
Turnhout, Brepols, 2022
Collection « From text to written heritage : interdisciplinary perspectives »
ISBN 978-2-503-59377-7

C’est un ouvrage à la fois dense et stimulant que propose Fabienne Henryot. Cette étude minutieuse des livres d’heures, depuis leur création au XIVe siècle jusqu’à nos jours, met en lumière les mécanismes qui ont transformé leurs fonctions, les faisant passer du livre liturgique, ouvrage de l’intime et du quotidien (l’oratoire privé), au document patrimonial, témoin muséifié et objet métonymique de la période médiévale (la bibliothèque publique).

L’auteure convoque les méthodes de l’histoire, de la sociologie et des sciences de l’information et de la communication pour mener à bien ses réflexions. Elle décrit avec rigueur les questionnements qui l’ont guidé et expose clairement ses démarches, ayant l’honnêteté d’en souligner les limites. Les sources qu’elle exploite sont diverses, s’appuyant notamment sur des archives inédites dont on trouvera une liste bienvenue à la fin du livre. En revanche, l’organisation de la bibliographie, agencée par grands thèmes, ne convient pas à une lecture assidue de l’ouvrage. Cette somme de références sera néanmoins utile au chercheur désireux d’entrer dans des champs d’études spécifiques.

L’étude est divisée en trois parties, composées de huit chapitres. La première partie aborde les usages du livre d’heures, sous l’angle de ses concepteurs et de ses lecteurs, dans la longue durée (XIVe siècle – début du XXe siècle). Si les livres d’heures manuscrits du Moyen Âge se ressemblent, ils ne sont pas pour autant des ouvrages standardisés. Ils sont des objets d’expression de l’individualité puisque leurs contenus sont adaptés aux besoins spirituels de leurs commanditaires. Un basculement s’opère avec l’avènement de l’imprimé et, surtout, la promulgation du motu proprio de 5 mars 1571. Les livres d’heures tendent à être uniformisés, autant dans leur contenu que dans leur mise en forme, ce qui conduit à l’apparition d’une catégorie éditoriale, les Heures, dans le courant du XVIIIe siècle. Jusqu’au début du XXe siècle, les Heures sont adaptées à leurs époques, se muant notamment en paroissien, mais conservent des traits qui leurs sont propres : elles restent organisées selon les huit offices quotidiens, continuent d’accueillir textes et images, créant un rapport très fort entre ces deux media, et demeurent des objets personnels. La permanence de cette catégorie de livres, facilement identifiable, pendant plusieurs siècles permet à l’auteur de conclure que « l’histoire éditoriale des Heures contient en elle-même les possibilités de leur patrimonialisation » (p. 141).

La deuxième partie décrit les trois étapes qui ont mené à la patrimonialisation des livres d’heures, en particulier ceux copiés entre les XIVe et XVIe siècles. Le premier jalon est incarné par les collectionneurs. Les bibliophiles des années 1760 à 1860 ont conféré un nouveau régime à ces documents qui ne sont plus envisagés comme des supports liturgiques et spirituels, mais comme des objets esthétiques et symboliques, hérités du Moyen Âge. L’auteure souligne que la mise en collection des livres d’heures a nécessité l’émergence d’un marché économique reposant sur des critères partagés entre collectionneurs, antiquaires et libraires. La deuxième étape est personnifiée par la figure de l’érudit. Retraçant deux siècles d’historiographie du livres d’heures, depuis les premiers travaux publiés vers 1820 jusqu’à nos jours, l’auteure montre que, entre 1870 et 1940, la constitution d’un réseau de spécialistes des livres d’heures a contribué à la production d’un savoir académique qui interprétait ces documents comme une représentation de la France des XVe et XVIe siècles en tant que « nation brillante » (p. 268). Elle pointe aussi le rôle ambigu de ces spécialistes dont beaucoup appartenaient à des institutions culturelles où étaient conservés ces ouvrages. À travers leurs travaux et leurs discours – sous la forme d’expositions, dont la plus célèbre est celle des Primitifs français, tenue au Louvre et à la Bibliothèque nationale en 1904 –, ces chercheurs ont eux-mêmes validé la valeur patrimoniale des livres d’heures dont ils avaient la charge. Le dernier moment est représenté par l’État qui, depuis la fin du XIXe siècle, s’est imposé dans la définition de ce qui fait patrimoine. Cette reconnaissance administrative et juridique des documents patrimoniaux s’est opérée par plusieurs pratiques comme le droit de préemption, le fonds régional d’acquisition des bibliothèques et les procédures de classement.

La dernière partie envisage ces livres d’heures, désormais patrimonialisés et préservés au sein d’établissements culturels, dans leur dimension sociale. En s’interrogeant sur les formes de leur valorisation, l’auteure étudie les lieux de leur exposition et les publics auxquels ces documents s’adressent. Les livres d’heures ont été réduits à un support pictural qui permet d’évoquer le Moyen Âge. Leurs miniatures sont employées dans les manuels scolaires à des fins documentaires pour aborder la vie des hommes du Moyen Âge tandis que les musées s’en sont emparés pour aborder l’histoire de l’art médiéval. Autrement dit, le livre d’heures en tant qu’objet patrimonial est envisagé selon des nouvelles grilles de lecture, intériorisées par le plus grand nombre, qui font rentrer ces documents dans un « régime de familiarité » (p. 351) : pour tout un chacun, le livre d’heures est le témoin et l’expression d’un Moyen Âge universel. L’étude des actions de médiation est l’occasion de souligner les carences des bibliothèques dans ce domaine par rapport aux musées. Après avoir comparé et analysé plusieurs discours muséographiques et leur catalogues, l’auteure assène que « les bibliothèques, à l’inverses des musées, ne s’interrogent guère sur le visiteur et son horizon de savoir » (p. 376). De même, le contenu des bibliothèques numériques est trop souvent jargonneux et technique, éloignant davantage le grand public des livres anciens plus qu’il ne les sensibilise. Un effort de pédagogie reste à mener pour amener certains publics à s’approprier le patrimoine écrit. Cet effort, une fois réalisé, aidera peut-être les bibliothèques à s’affirmer comme des lieux de conservation du patrimoine écrit et à le légitimer comme un enjeu social vis-à-vis des décideurs politiques.