D’une bibliothèque à l’autre
D’une bibliothèque à l’autre
Paris, La manufacture de livres
ISBN 978-2-3855-3193-5
Dans la préface à l’ouvrage D’une bibliothèque à l’autre, Nicolas Le Flahec écrit : « Il n’y a pas d’essence de la bibliothèque. » Peut-être est-ce parce que le mot même de « bibliothèque » est polysémique. En effet, comme le rappelle Corinne Morel Darleux dans sa nouvelle, il évoque tout à la fois le meuble, les livres eux-mêmes et l’espace public. Ce ne sont pas les textes des quarante écrivains, sollicités par le bibliothécaire Romain Boissié, qui démentiront cette pluralité des bibliothèques.
Nous pénétrons dans ce livre avec curiosité et à pas feutrés, pour ne pas troubler ses récits, réels ou fictifs, qui s’offrent à nous. Nous en ressortons avec la conscience qu’il sera ardu d’en restituer toute la teneur tant la diversité des styles et des imaginaires est grande. En lisant ces nouvelles, la première impression est celle d’une immersion dans des univers singuliers qui ne manquent pas de faire écho à nos propres souvenirs, sentiment d’ailleurs décrit dans « La Cité céleste » de Soufiane Khaloua : « À la bibliothèque, j’étais vastement en moi-même. Je m’emplissais des voix que je lisais, les confrontais à la mienne. » En sourdine, le thème de la lecture et du livre crée un fil conducteur entre toutes ces expériences narrées.
Néanmoins, pour tenter de structurer notre propos, nous nous appuierons sur les lignes directrices formulées par Nicolas Le Flahec dans sa préface : la diversité des formes des bibliothèques, la diversité des offres et des pratiques, le dépoussiérage de la vision des bibliothécaires.
La diversité des formes des bibliothèques
Ce recueil est à lui seul un réseau de bibliothèques, de « locus amoenus » (Jérôme Leroy), nous invitant à voyager à travers la France et même le monde, notamment en Allemagne avec la nouvelle de Brigitte Giraud ou encore à Cuba avec celle de Sébastien Rutès. Ce réseau est vaste et diversifié. Il abrite en premier lieu un bon nombre de bibliothèques municipales, accessibles à tous et en toutes circonstances. Pour les plus pointus, il est possible de découvrir l’univers des bibliothèques universitaires et de recherche, plus intimistes, dont l’accès relève parfois du parcours du combattant. À titre d’exemple, nous pourrions évoquer la nouvelle de Marie Moutier-Bitan, se heurtant à la dimension « kafkaïenne » de la Bibliothèque nationale de France (BnF) ou à sa « phobie administrative » en voulant s’inscrire à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO). À travers toutes ces nouvelles, nous découvrons aussi des contrées plus reculées et isolées grâce aux légendaires bibliobus et nous partons à la rencontre des personnes isolées ou exclues, notamment grâce à la bibliothèque pénitentiaire de Jane Sautière.
Toutes ces bibliothèques publiques ou institutionnelles ne sont pas les seules à exister. En effet, les auteurs nous invitent aussi dans l’intimité de leurs foyers ou de ceux de leur personnage, à la découverte des bibliothèques familiales, riches de leur histoire et de leur héritage. Les nouvelles de Corinne Morel Darleux et de Laurine Roux en sont de belles illustrations. En avançant dans notre lecture, nous rencontrons aussi des bibliothèques insolites. Il y a celle, improvisée dans les rayons de la grande surface Mammouth, de Marcus Malte ou encore la « librairie de prêt » de Richard Morgiève. Dans un tout autre style, nous avons aussi la bibliothèque, que nous pourrions qualifier de nomade ou éphémère, de René Frégni : constituée de livres lus au hasard de leur rencontre pendant les voyages et laissés à disposition d’un prochain lecteur : « Les livres je les ai ramassés partout, oubliés partout. […] Une fois le livre refermé je l’abandonnais sur un banc, l’offrais, trop lourd à transporter… Cent fois j’ai déménagé, cent fois j’ai donné mes quelques livres au futur locataire, au bouquiniste du coin. »
Rien qu’en faisant la liste de toutes ces bibliothèques évoquées, sans compter celles qu’il vous reste encore à découvrir dans ce recueil, nous nous rendons compte de la richesse et de la complexité de ce réseau.
La diversité des pratiques et de l’offre
Dans ce vaste monde, vous vous doutez qu’on ne fait pas qu’y lire. Même si, incontestablement, la lecture et les bibliothèques semblent intimement liées, de nouvelles pratiques font leur apparition.
Commençons tout de même par le binôme bibliothèque – lecture. Bon nombre de nouvelles témoignent du rôle des bibliothèques, avec toute la polysémie de ce mot, dans l’accès à la lecture. Il apparaît très clairement que lire est un acte qui s’initie, le plus souvent, par le biais d’une tierce personne. Les nouvelles de ce livre sont là pour nous rappeler le rôle fondamental des bibliothèques dans la médiation du livre.
Outre l’accès à de nouveaux supports culturels, comme les jeux vidéo ou tout type de média audiovisuel, les bibliothèques apparaissent comme des espaces d’accueil. Accueil pour les égarés venus se protéger des intempéries ou pour les égarés de la société. Elles offrent à toute personne qui pousse leurs portes, l’accès à la culture, à la vérité (Séverine Chevalier), à l’actualité. Elles sont un lien privilégié avec le patrimoine et des lieux forts de médiation culturelle, comme en témoignent tous ces auteurs invités à travers les bibliothèques de France pour rencontrer leur public. Les exemples sont nombreux dans ce livre, mais nous pouvons évoquer la nouvelle d’Éric Pessan, « L’usage nomade des bibliothèques », qui partage des anecdotes sur les bibliothèques visitées au cours de ses périples d’écrivain.
Nous aimerions finir sur cette pratique insolite, quoique communément reconnue dans les secteurs jeunesse des bibliothèques : le grignotage de livre. La nouvelle « Petit ogre » de Carole Martinez évoque ces enfants en bas âge qui ont pour manie de grignoter les livres. L’accès à la lecture y apparaît détourné, démontrant les multiples façons d’y parvenir et d’y prendre plaisir. L’auteur nous rappelle aussi que l’objet livre, et par extension la lecture, prend en compte toute une dimension sensorielle : odeur, toucher et goût pour les plus bibliovores d’entre nous.
Encore marginalement évoquées face à la rencontre avec le livre, ces pratiques tendent à contribuer à l’évolution de la représentation des bibliothèques, même si l’image d’un lieu intimidant par sa structure, par son accueil et par ses règles est encore très présente. Tout cela va de pair avec cette image souvent ambivalente du bibliothécaire.
Le dépoussiérage de l’image de la bibliothécaire
Le stéréotype de la ou du bibliothécaire (plus souvent une femme qu’un homme) parcourt encore les pages de cet ouvrage, mais en tant que première impression conditionnée par des siècles de préjugés, que la narration se plaît à déjouer. Certaines nouvelles se démarquent en la matière. La bibliothécaire de Tatiana Arfel dans « Dehors », Patricia, est décrite comme suit : « [...] la dame derrière […] avait, bien sûr, des lunettes. Des petites, comme ont les vieilles maîtresses (paf, lien hypertexte ou presque). Patricia, pas toute jeune, du gris dans les mèches brunes, des rides autour des montures. » Il y a aussi celle de Marin Ledun dans « Service public, mon amour » : « Une femme au regard austère assise derrière un bureau, face à l’entrée, lève un regard suspicieux dans notre direction […]. », et puis surtout, il y a la bibliothécaire (et oui toujours une femme) de Marcus Malte, dans « La plus grande preuve d’amour » : « Une bibliothécaire ? Tu te tapes une bibliothécaire ? Pourtant, on dit qu’elles sont pas très… ». Ces trois nouvelles, prises presque par hasard, semblent s’accorder sur une vision vieillie de la bibliothécaire et pourtant, loin des apparences trompeuses, ces trois femmes vont bouleverser la vie des protagonistes. D’ailleurs, la bibliothécaire de Marin Ledun est, comme le dit l’enfant, sans doute une projection de son imagination : « Tout cela est peut-être le fruit de mon imagination et cette femme au visage sévère est sans doute la plus adorable des bibliothécaires qui soit […]. » et celle de Marcus Malte ne manque pas non plus de ressources, comme en témoigne la réponse : « Si, elles sont ! Faut pas croire tout ce qu’on raconte. Crois-moi. La mienne est aussi sexy qu’une… »
Ce qui ressort des nouvelles de ce recueil, c’est que la ou le bibliothécaire n’est pas une personne inerte assise derrière un bureau. Dans tous les cas, elle est partie prenante de la vie de la bibliothèque et bien souvent joue un rôle d’importance dans la narration. Il est étonnant de voir combien de fois la notion de « guide » est associée à ce professionnel de la culture : guide dans la bibliothèque, guide dans la lecture, parfois guide dans la vie. Dans tous les cas, il est un guide passionné, un « passeur de rêve » et un « fournisseur de plaisirs » (Marcus Malte).
En effet, des figures engagées et passionnées jaillissent d’entre les lignes comme « Josepha », la bibliothécaire d’Elena Piacentini ou « Camarade Merde de Chat » de Sébastien Rutès, qui apparaît comme l’antipode du bibliothécaire.
Cette volonté de faire évoluer l’image des bibliothécaires est en réalité sous-jacente à une grande partie des nouvelles de ce recueil. Nous citerons Yann Fastier pour résumer cette idée, car il semblerait que le bibliothécaire soit : « Avant tout soucieux de tomber la blouse grise qui lui colle à la peau depuis l’ouverture de la première bibliothèque publique […]. »
Ce recueil tient donc ses promesses en nous faisant (re)découvrir les bibliothèques, celles du passé – de notre enfance ou de l’histoire –, celles du présent avec l’évocation des pratiques actuelles, mais aussi celles du futur, notamment avec les nouvelles de Jérôme Leroy, où les bibliothèques rayonnent sur un fond de fin du monde, et de Yann Fastier, profilant un avenir du métier peut-être pas si loin de la réalité.
Nous pourrions conclure sur les propos de Nicolas Le Flahec, qui ont ouvert notre compte rendu : « Il n’y a pas d’essence de la bibliothèque. » Et la boucle serait bouclée. Mais, ce serait sans compter sur notre esprit de jeu, car « le bibliothécaire a de l’humour » (Yann Fastier). En effet, nous avons relevé les récurrences des mots-clés associés aux bibliothèques à travers ce recueil et il semblerait qu’une constance se dessine. La bibliothèque, dans toute sa polysémie, apparaît de manière forte comme un refuge, un espace de silence et de liberté. Image réconfortante, donc.
Nous serions curieux de voir ce même projet renouvelé dans dix ou vingt ans pour observer si l’imaginaire lié aux bibliothèques a évolué.
En guise de mot de fin, nous voudrions vous avertir qu’il n’est pas impossible que vous sortiez de cette lecture avec quelques titres en plus à glisser dans votre bibliothèque. C’est cela aussi la magie d’un livre-bibliothèque.