Christian Bruel, auteur-éditeur, une politique de l’album

Du Sourire qui mord à Être éditions (1976-2011)

par Bérénice Waty

Dominique Perrin (dir.)

Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)

Sous la direction de Dominique Perrin et Anne-Marie Mercier-Faivre
Éditions du Cercle de la Librairie, 2014, 300 p., ill.
ISBN 978-2-7654-1445-2 : 39 €

La chronique, art délicat s’il en est, n’est pas aisée concernant l’ouvrage collectif Christian Bruel. Auteur-éditeur, une politique de l’album. Du Sourire qui mord à Être éditions (1976-2011). La longueur et la polyphonie du titre illustre ce constat : il va être question dans ces 300 pages d’un homme, « indissolublement auteur et éditeur » (p. 9) et de son travail, sur trente-cinq ans, dans les deux maisons qu’il a fondées ; autant dire l’entreprise de toute une vie, ou presque. « Politique » résonne aussi lourdement : on y trouvera le militantisme post-Mai 1968 qui irrigue l’éthique des productions portées par C. Bruel. On va être en présence d’une activité éditoriale pensée comme un activisme pour ériger la lecture émancipatrice et force de citoyenneté, d’une conception et de la publication d’histoires pour défendre une vision de l’enfance à l’opposé d’un âge tendre et mièvre, d’albums pour affirmer la revendication d’une autonomie de l’image sur le texte, à la fois esthétique et conceptuelle. Engagement politique aussi dans l’implication de C. Bruel au sein du groupe jeunesse du Syndicat national de l’édition, et pour une défense d’un modèle économique en dehors des grands groupes qui (re)connaît néanmoins ses limites. Il sera aussi question de deux maisons d’édition avec plus de 200 titres à leurs catalogues, une ligne éditoriale exigeante et des méthodes de travail qui oscillent entre le système D et un professionnalisme d’autodidactes. Bref, c’est une aventure humaine, collective et intellectuelle, que cet ouvrage raconte, à travers l’analyse du champ littéraire de productions pour la jeunesse, l’observation d’un secteur marchand qui a connu de nombreuses évolutions sur la période traitée et l’étude approfondie d’un auteur-éditeur et de ses deux maisons d’édition.

Après le titre, c’est la composition de l’ouvrage qui peut interpeller elle aussi : trois parties qui reviennent tout d’abord sur les fondements éditoriaux et intellectuels du Sourire qui mord et de Être éditions, avec deux entretiens de Christian Bruel. Sont ensuite questionnés et étudiés les thèmes de prédilection abordés dans les albums majeurs ou emblématiques des deux maisons : le genre et l’identité sexuelle, la famille, le corps, la notion de jeu, l’émancipation de la femme, la séparation des parents, l’homosexualité. Enfin, 48 notices « proposent une présentation générale de chaque album, une étude du texte et de l’image, vus successivement sans être pour autant dissociés, et enfin un point de vue sur les enjeux les plus saillants et les approches possibles avec de jeunes lecteurs » (p. 135). On pourrait inviter le lecteur intéressé à picorer au fil de ses envies ou besoins, en suggérant une lecture vagabonde, ou au contraire l’encourager à tout parcourir pour devenir un spécialiste chevronné du Sourire qui mord et de Être éditions. D’ailleurs on rejoint là l’interrogation qui m’assaille au moment de remettre ma copie, à savoir quel est le public auquel se destine cet ouvrage ? Je n’ai pas encore la réponse en dépit de la grande richesse des contributions et d’une direction scientifique assumée. Il faut aussi mettre au crédit de ce travail une large place faite aux illustrations : les porteurs du projet éditorial de ce livre s’appuient sur des analyses et des présentations où textes et images sont conjointement convoqués, rejoignant ou illustrant en cela la conviction profonde de C. Bruel.

Ma critique sera donc parcellaire, l’étendue des lectures possibles et des intérêts à nourrir étant manifeste  1, et se déclinera à partir de mots-clés ou partis pris qui jalonnent la démarche et les propos de C. Bruel, omniprésent dans cet ouvrage.

« Je considère la publication de presque tous nos livres comme des actes profondément politiques en ce sens qu’ils sont des propositions de résistance à l’ordre des choses et que loin d’indiquer une ligne, ils font confiance aux lecteurs considérés comme complices et suscitent un abord critique. C’est sans doute en cela que le politique et l’artistique peuvent aller d’un même pas » (p. 70).

Tout est là condensé, emporté par la force de conviction d’un homme qui a été à l’initiative d’un collectif et de projets éditoriaux, sociétaux, de réflexion.

Éthique éditoriale et parti pris esthétique

L’aventure débute par un « Manifeste pour un autre merveilleux » dans les colonnes de Libération dans les années 1970 et se poursuit durant quarante ans avec un même leitmotiv : proposer des livres « différents pour les enfants » (p. 14) et des « albums autres » (p. 10) que ceux stéréotypés, conservateurs et douceâtres, qu’hier et encore aujourd’hui on propose aux plus jeunes. Dans ce rejet radical d’une vision édulcorée de la vie, le travail sur les illustrations constitue une rupture : elles sont une trame narrative à part entière, tout aussi pertinentes que le texte et autonomes par rapport à ce dernier. Les planches dessinées, mais aussi les collages, les photographies, sont investigués comme une source de lecture riche en interprétations. Le noir et blanc, la bichromie dans les albums du Sourire qui mord à ceux d’Être éditions sont des choix militants et tranchent avec les pastels ou les couleurs surexposées du monde de l’édition jeunesse. Le rôle conféré aux illustrations, l’importance accordée à la trame narrative des fictions avec des sujets abordés inscrits dans le réel et le ressenti des enfants, sont pensés comme des soutiens pour développer une participation active des plus jeunes lecteurs.

L’avant-garde dans les années 1970 et le militantisme

Ce constat sur une production « aiguisée  2 » et cette volonté farouche qui anime l’homme-orchestre qu’est C. Bruel reflètent leurs époques : à la sortie des mouvements gauchistes et dans une réflexion post-soixante-huitarde, l’objectif est de lutter pour initier un changement dans les mentalités ; bras armé de l’action, telle qu’envisagée par l’éditeur, des ouvrages « sans condescendance ni démagogie  3 » réalisés par des créatifs investis et défendus par un système de diffusion et de vente plus tourné vers le monde associatif et les bibliothécaires. Le logo du Sourire qui mord en témoigne avec son poing levé dans lequel un visage poupin prend place.

Défendre une politique publique de diffusion de la lecture

« Les éditeurs pour la jeunesse prennent une part importante dans la formation sensible et intellectuelle des citoyens de demain mais aussi d’aujourd’hui […]. Cette responsabilité implique une déontologie – l’autonomie de pensée de la jeunesse est une visée plus ambitieuse que sa “subversion” –, et un travail : faire œuvre de littérature à destination d’un public vierge d’une infinité de savoirs » (p. 133).

Les propos de C. Bruel ne peuvent être plus explicites et témoignent d’un engagement viscéralement inscrit dans l’ADN des deux maisons d’édition et dans celui de leur créateur. Plusieurs aspects accréditent cette thèse dans l’ouvrage : aux côtés du conseil général de la Seine-Saint-Denis, de celui du Val-de-Marne ou encore de la ville de Grenoble, l’éditeur assure la promotion de la lecture en offrant un ouvrage à chaque nouveau-né, mû par la conviction que dès le plus jeune âge l’objet-livre doit accompagner l’individu. En 1992, « l’auteur-éditeur-médiateur » (p. 40) rédige des propositions au sujet de la conception de l’espace jeunesse de la Bibliothèque nationale de France : « Le rapport milite plus précisément pour la constitution d’un lieu de découverte et de travail permettant au visiteur d’éprouver, d’une part, que “donner du sens à un texte quelconque revient à le relier, le connecter à d’autres textes et donc à construire un hypertexte” ; il rappelle, d’autre part, “qu’on ne cherche pas uniquement pour soi mais que le chercheur fait partie d’une communauté” » (p. 40).

« Éditer, autrement dit “médier” » (p. 73) apparaît alors dans son essence bruelienne comme une manifestation citoyenne et dédiée à la connaissance en tant que vecteur du développement des individus et de la collectivité.

La médiation s’entend encore quand C. Bruel prône une approche de la lecture dédiée à l’interprétation : un même album ne sera pas perçu de manière identique et linéaire par deux lecteurs différents, ou par un même lecteur lors d’une relecture. L’éditeur-militant appelle de ses vœux le développement d’une pédagogie où « les errances éventuelles » des lecteurs, surtout des lecteurs débutants, et « leurs interprétations parfois inattendues » éclairent « les mécanismes d’un iconotexte résistant » (p. 74) 4. L’appel du pied au monde de l’Éducation nationale et des bibliothèques publiques, dans leurs pratiques et leurs formations mêmes  5, est manifeste et des années d’ateliers, de conférences en attestent. Il en va de même avec les Bulletins de liaison que du Sourire qui mord avait développé à ses débuts, à l’adresse des acteurs pédagogiques et militants (l’école, les bibliothèques publiques, les associations), et qui accompagnaient chaque sortie de nouvel album.

Cette vision projective et ténue quant à son degré d’exigence sera d’ailleurs saluée par les professionnels avec, d’une part, l’élection de C. Bruel au Syndicat national de l’édition pour son secteur jeunesse, et d’autre part, plus de dix titres qui recevront des prix ou récompenses nationales et internationales, dont « la mention d’honneur à Bologne » pour l’album La mémoire des Scorpions.

Des collectifs éditoriaux atypiques dans un secteur marchand et économique

La naissance de la première maison d’édition ainsi que son existence et le modèle économique adopté par la suite pour Être éditions sont présentés par C. Bruel lui-même comme des expériences de « poisson-pilote », « franc-tireur » (Beau et Maynail, 2003 : 69) où l’idée était (et est encore) de « publier contre vents et marées » (ibid.) ou en proposant une « alternative aux marchés » (p. 27) : non sans malice, il explique qu’il faut savoir compter et oublier de compter, en misant sur des projets de fiction novateurs qui permettront aux lecteurs, des plus jeunes aux adultes, de se réaliser pleinement. L’article de Caroline Hoinville qui présente les mutations dans l’édition jeunesse d’un point de vue historique en France est, en ce sens, intéressant et propose un panorama pertinent.

Si les deux maisons d’édition présentent plus qu’une filiation (militantisme dans les sujets abordés et modèle économique atypique), on soulignera cependant qu’Être éditions s’est ouvert à l’international en allant puiser dans des catalogues étrangers et a proposé des ouvrages revenant sur les parcours d’auteurs reconnus comme Claude Ponti ou Anthony Browne.

Deux maisons d’édition, mais une entreprise humaine avant tout

L’ouvrage dirigé par Dominique Perrin et Anne-Marie Mercier-Faivre replace ces entreprises éditoriales dans leurs contextes politiques et marchands, mais il fait surtout une large place à l’aventure humaine qui les sous-tend : du Sourire qui mord à Être éditions, on est face à une expérience collective et le cheminement entre les deux maisons d’édition s’impose alors comme un parcours de vie, une progression d’un groupe (à configurations variables, mais avec un noyau dur engagé) au fil du temps. Les anecdotes ponctuent les articles, avec l’évocation d’une collaboratrice qui disputait « les précieux cartons d’emballage aux éboueurs parisiens » (p. 82) pour stocker les albums, voire les expédier et réduire les coûts en interne ; avec le choix d’une imprimerie parce que « l’un des patrons (un ancien exilé républicain espagnol) était une personnalité attachante ! Il est certain que nous aurions pu, à l’époque, trouver un meilleur rapport qualité/prix » (p. 79). Les rapports avec les auteurs-texte et les auteurs-image font état d’une « estime » entre les protagonistes impliqués, où l’éditeur parle d’« une belle âme » (p. 78) pour qualifier un artiste avec lequel il a collaboré. Certaines expressions tranchent un peu dans l’écosystème de l’édition. Il en va de même quand C. Bruel estime qu’en tant qu’éditeurs, lui et ses comparses, ont « appris “sur le tas”, découvrant les us et coutumes professionnels au fur et à mesure » (p. 79).

Enfin, travailler sur des récits et des illustrations engagés, pour accompagner les plus jeunes dans une appréhension du monde et de l’altérité selon une démarche humaniste, n’est pas sans effet sur les personnes qui prennent part à ce collectif activiste. L’acceptation de la différence, l’amitié, le féminisme sont des valeurs chères au Sourire qui mord et à Être éditions, comme pour ses membres. C. Bruel le souligne : « Mettre, autant que possible, en harmonie ses positions politiques et sa vie quotidienne me semblent être la moindre des choses. Je ne pourrais à la fois porter un livre comme Histoire de Julie… et attendre de mon entourage qu’il prenne soin de mon linge, par exemple » (p. 70).

Pour essayer de conclure

Dans cet ouvrage, on découvre (ou revient sur) l’aventure d’un homme et de son engagement, mais on suit aussi la chronique d’un marché de l’économie de la culture sur quarante ans, et enfin on plonge dans une histoire des idées qui ont traversé la société française sur plusieurs décennies. Le ton des auteurs se veut scientifique et il l’est souvent, mais on pourrait le trouver parfois un peu trop encensant, les positions de C. Bruel n’étant pas forcément questionnées ou mises en parallèle avec d’autres éditeurs, et les entretiens que ce dernier a accordés à plusieurs chercheurs ne sont pas forcément problématisés. Pour C. Bruel qui aime le « dissensus » (p. 7), la tonalité parfois hagiographique résonne mal, ou en tout cas peut laisser le lecteur sur sa fin  6.

On sait gré à l’éditeur d’avoir abondamment fourni des illustrations extraites du catalogue des deux maisons d’édition, car c’est aussi une autre approche qui est ainsi autorisée pour appréhender les partis pris esthétiques et conceptuels ainsi que les sujets abordés par le Sourire qui mord et Être éditions. On regrettera le format de l’ouvrage, peu maniable pour une lecture studieuse et/ou un respect de l’intégrité du volume.

L’« affaire » Tous à poil, les discours normalisant sur un unique modèle familial prôné par des militants anti-mariage pour tous, ainsi que les attentats du 11 janvier 2015, nous rappellent combien notre société s’est radicalisée. L’évocation d’un espoir « pour un autre merveilleux », l’exemple d’une carrière développée à partir et pour le collectif, et l’analyse d’albums abordant des thèmes « tabous » font du bien dans cette ambiance. Les ouvrages portés par C. Bruel et ses amis-collaborateurs sont toujours d’actualité, que l’on pense à Jérémie du bord de mer ou à L’heure des parents. C. Bruel expose son entreprise comme la stimulation du « public enfantin en lui offrant les moyens visuels, textuels, réflexifs, voire physiques, de se dépasser pour progresser dans son appréhension de lui-même et des autres » (p. 28) : on ne peut qu’attendre en actes d’autres exemples de cette « politique de l’album ».

  1. (retour)↑  Là encore, Dominique Perrin et Anne-Marie Mercier-Faivre (responsables de la publication) rejoignent les approches développées par les deux maisons d’édition qu’elles analysent, avec un collectif lyonnais d’universitaires et de spécialistes de l’Éducation nationale dans le « Groupe de recherche et de formation PRALIJE (Pratiques de la littérature et jeunesse) » (p. 5).
  2. (retour)↑  « Mot qu’affectionne l’intéressé » (p. 129).
  3. (retour)↑  Nathalie Beau et Éliane Meynial, « Rencontre avec Christian Bruel », La Revue des livres pour enfants, n° 212, 2003, p. 67.
  4. (retour)↑  « Autre formule récurrente dans les propos de Christian Bruel : “faire son miel”, qui signifie que la lecture n’est pas une prise d’information, un parcours de surface, mais une imprégnation, une transformation de la matière ingérée comme du mangeur » (p. 131).
  5. (retour)↑  « Mais je trouve cependant la situation plutôt dégradée, essentiellement faute d’une véritable formation en littérature de jeunesse, tant dans les IUFM, que pour les futurs bibliothécaires », p. 69.
  6. (retour)↑  Pour les plus férus ou gourmands, on indiquera des ressources sur la Toile : six enregistrements vidéos permettent d’approfondir la découverte et/ou la connaissance du travail éditorial mené par C. Bruel et son équipe, soit à travers des présentations d’universitaires, soit par l’intéressé lui-même. Se référer à : http://bibliotheque.clermont-universite.fr/bulettres/pages/fonds-darchives-christian-bruel