Au pays de Numérix
Alexandre Moatti
PUF, 2015, 168 p.
ISBN 9782821834620 : 4 €
En 1985, le journaliste Alain Duhamel avait publié chez Gallimard Le complexe d’Astérix, sous-titré Essai sur le caractère politique des Français. Trente ans plus tard, la plus célèbre série de bande dessinée française continue d’inspirer les essayistes, à l’image d’Alexandre Moatti.
Dans Au pays de Numérix, Alexandre Moatti soutient la thèse d’un décalage entre les élites et la population française au sujet de l’internet et du numérique en général : les premiers auraient adopté une attitude de rejet, sauf quand il s’agit de vanter ses mérites économiques, quand les seconds se le seraient approprié sans trop d’état d’âme. L’idée qui semble sous-tendre le propos de A. Moatti rejoint celle de Gérald Bronner – professeur de sociologie, auteur en 2013 du très remarqué La démocratie des crédules (PUF) et par ailleurs à l’initiative du présent essai – sur la neutralité de la technologie. Cette dernière ne serait pas intrinsèquement bonne ni mauvaise, tout dépend des usages qui en sont faits, proposition à laquelle s’opposent des réflexions récentes signées de Roberto Casati ou encore de Cédric Biagini 1. A. Moatti concède certaines limites mais souligne les bienfaits sous-estimés de l’internet au « pays de Numérix ». Le monde de l’écrit aurait adopté des « postures » (p. 4), alimentées par une méfiance vis-à-vis de la science et de la technologie. Avec l’emploi de ce terme, A. Moatti se distingue ici d’analyses plus compréhensives du refus technologique comme celles de l’historien François Jarrige 2. Alexandre Moatti se prévaut ici surtout de son expérience dans les politiques publiques du numérique (les bibliothèques, la participation au projet Wikimédia) et fonde son analyse sur une croyance en la perfectibilité du numérique et son bilan globalement positif.
La première partie de l’essai consiste en une charge assez virulente portant sur la bibliothèque numérique européenne. L’auteur revient sur la réaction menée par Jean-Noël Jeanneney, alors président de la BnF, contre les opérations de numérisation de masse lancée par Google. Il fait une lecture politique du projet Europeana : il s’agissait de racheter, en rassemblant sur un projet positif, l’échec du référendum sur le Traité européen de 2005. Ces bons sentiments (ou ces manœuvres politiques, c’est selon) n’ont pas empêché un grand nombre de dysfonctionnements et d’erreurs stratégiques, dont A. Moatti dresse la liste : un nombre insuffisant de serveurs pour accueillir un public que l’on espérait conséquent ; des dispositifs de visualisation disparates qui réduisent le projet à de l’affichage ; une composition « fourre-tout » où l’écrit se retrouve minoré (une « médiathèque bling-bling ») ; l’absence d’une insertion dans un écosystème comme avec Google et Google Books, qui s’explique en partie par l’échec du projet de moteur de recherche européen ; une absence de réflexion sur le public visé ; sans compter l’empilement de projets redondants (TEL, Michael…).
Une bibliothèque numérique francophone, qui se serait appuyée sur l’avance en la matière prise par Gallica, aurait été plus pertinente pour A. Moatti. Il pointe certains défauts de l’étalon qu’il utilise (Google Books), en particulier les contrats restrictifs signés par les bibliothèques, rejetant l’indexation des documents numérisés par des moteurs de recherche concurrents. L’accord passé entre la BnF et l’éditeur ProQuest dans le cadre du programme ReLire n’est pas cité comme un modèle du genre, mais plutôt comme l’incarnation par excellence du projet confus et sans réelle stratégie à la française, et plus largement à l’européenne 3.
Dans le même ordre d’idée, l’auteur examine les « postures » françaises à l’encontre de l’encyclopédie Wikipédia, qui découleraient de raisons plus profondes : antiaméricanisme, antimachinisme, anticapitalisme, antifascisme et rejet de la science… Au sujet de Google comme de Wikipédia, A. Moatti parle de « croyances » de la part des élites intellectuelles et politiques, voire d’« irrationalité » quand ces mêmes élites adhérent à Google. Elles ne saisiraient pas le fonctionnement d’une Wikipédia libertaire et apolitique 4. Difficiles pour celles-ci de trouver grâce aux yeux de l’essayiste qui adopte une vision surplombante lorsqu’il analyse les différentes formes de rejet, qu’il catégorise d’ailleurs plus qu’il ne cherche à les comprendre ou à faire preuve d’empathie. À force de réfuter les « postures » sans faire l’effort de les comprendre vraiment, l’auteur sombre en partie dans les attitudes mécaniques qu’il dénonce et qui peuvent pourtant avoir un fondement rationnel. A. Moatti n’exonère par pour autant Wikipédia de certains « travers » (entre autres : la manie de la catégorisation, le profil des contributeurs et le « culte des morts »). Ainsi, les développements sur Wikipédia sont plus nuancés que ceux portant sur Europeana, même s’il faut reconnaître beaucoup de justesse à ses propos au sujet de celle-ci.
A. Moatti est encore plus percutant sur le droit d’auteur à l’âge du numérique et lorsqu’il préconise de nouvelles stratégies de diffusion du patrimoine à nos institutions culturelles. Il encourage ces dernières à proposer des reproductions des œuvres qu’elles possèdent, même avec une basse résolution et libres de droits, ce qui leur assurerait une publicité et une présence accrue à peu de frais. Il souhaite une évolution du droit concernant les prises de vue de monuments et plus généralement du droit d’auteur trop protecteur de l’intérêt privé, notamment par la durée, au détriment de l’intérêt général. Cette remarque vaut aussi pour les animateurs d’émissions radiophoniques, auxquels il consacre de très instructifs passages, dont les droits restreignent la diffusion sous forme de podcasts. A. Moatti prône la création d’un portail de l’audiovisuel public moins restrictif que celui de l’INA. Il termine sur des développements pédagogiques à destination du grand public sur l’édition scientifique et le libre accès. Il offre un catalogue assez accablant de l’absence de politique publique, ou de législation adéquate, sur la question du droit d’auteur.
En conclusion, il propose une typologie des accès à la connaissance sur l’internet possibles pour la puissance publique : la mise à disposition gratuite du patrimoine sur l’internet avec financement public (Gallica) ; le « modèle citoyen de diffusion libre » (Wikipédia) ; la valorisation auprès des internautes de contenus mis à disposition par la puissance publique ; le « partenariat public-privé avec exclusivité » (les accords entre Google et les bibliothèques pourvoyeuses de contenus) ; le partenariat public-privé de type BnF-ProQuest qui ne met pas directement à disposition des internautes les contenus numérisés ; l’édition scientifique numérique qui repose sur un oligopole où la donnée publique est privatisée. Il plaide pour un État stratège qui décide d’investissements publics à l’aune de l’audience escomptée et qui soit plus à l’écoute des nouveaux modèles participatifs et moins attentif aux besoins des lobbys. En définitive, il s’agit d’instaurer un « humanisme numérique » qui s’appuierait sur deux piliers : la « diffusion des connaissances sur Internet, [et la] confiance en nos pairs dans l’utilisation de l’outil » (p. 155).
Moatti est parfois sévère dans ses analyses concernant les projets européens de bibliothèques numériques ou sur les « postures » relatives à Google et à Wikipédia. Son diagnostic – écrit avec un style enlevé – semble néanmoins globalement justifié tout comme son regret de l’absence d’une politique publique bien définie sur le numérique.