Architectures et espaces de la conservation 1959-2015
Archives, bibliothèques, musées
Presses universitaires du Septentrion, 2018, 276 p.
ISBN 978-2-7574-2072-0 : 24 €
Hériter, conserver et transmettre : ce sont les trois missions fonctionnelles – sans négliger leur approche symbolique et culturelle – étudiées dans l’ouvrage paru en 2018 : Architectures et espaces de la conservation 1959-2015. Archives, bibliothèques, musées. Sortir de la spécialisation de chaque institution, pour une approche plus transversale, voire collaborative, tel était le but de ce premier colloque qui s’est tenu les 10 et 11 mars 2015 à l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles et sur le site des Archives nationales à Pierrefitte-sur-Seine.
Les actes de ce colloque coordonnés par Nathalie Simonnot, docteure en histoire de l’architecture, ingénieure de recherche au laboratoire LEAV, École nationale supérieure d’architecture de Versailles, s’organisent en quatre moments : le devenir sur le temps long de certains édifices, les lieux de circulation et de partage, les transformations du patrimoine bâti, les projets récents qui tiennent compte de la singularité de l’espace. Ces édifices patrimoniaux n’ont pas tous le même objet, mais ont en commun la prise en compte de plus en plus centrale du public, bien avant ce que l’on appelle la révolution numérique. La numérisation a contribué à un processus déjà mis en place, bien plus qu’il ne l’a initié. Si, pendant longtemps, les archives furent à l’abri dans le but de les sécuriser, elles sont maintenant scénographiées et mises en valeur, parfois dans un jeu de lumière, ce qui les sort de leur invisibilité aux yeux du public. La nécessité de penser la transition énergétique a également contribué à repenser l’isolation des archives, ouvrant dans le même temps la réflexion à un souci esthétique de la conservation. La notion de bibliothèque connaît, elle aussi, une modification de sa fonction. De lieu de lecture, elle est devenue prioritairement espace de pratiques communes, la lecture n’étant plus sa première attribution. Le numérique en a changé le sens avec les pratiques collaboratives ou de partages. Les bibliothèques sont devenues ces « troisièmes lieux » (p. 148) présentés par Adeline Rispal, architecte et scénographe, des espaces sociaux ouverts à la discussion et aux partages. Le musée, pour sa part, comme le montre l’étude des jeux de lumière du musée Bourdelle à Paris, tend à mettre en scène le rapprochement intime du spectateur et de l’artiste – ce que souhaitait l’artiste – ne privilégiant plus la simple exposition des œuvres.
Exemplarité de l’expérience
Les interventions consistent essentiellement en présentations d’exemples mettant en lumière les difficultés à faire cohabiter des exigences souvent contradictoires, où les choix esthétiques et l’usage des édifices, les décisions politiques et les projets des architectes, le lieu et la mise en scène de l’espace, entrent en concurrence.
Ce choix d’aborder la question de la conservation par des retours d’expériences insiste sur la nécessité de saisir les espaces de conservation dans leur dimension singulière, tout en cherchant des points communs. Les Archives nationales ont un rôle politique que ne saurait avoir, par exemple le musée Bourdelle à Paris, présenté par Chloé Théault, conservatrice du patrimoine et responsable des sculptures et des photographies au musée Bourdelle. Cependant, les choix des espaces et lieux analysés, ont une valeur exemplaire et sont de ce fait bien plus qu’une énumération de cas. Ils tentent d’approcher, au-delà de leur diversité, le sens de ce geste qu’est la conservation et celui de la circulation des temporalités mises en jeu. L’approche du passé au regard du présent est fondamentalement mobilisée et tendue par le travail du sens qui en garantit, ou pas, la transmission.
Mémoire et témoignage : les contraintes du mouvement de l’histoire
Les fonctions et significations des lieux de conservation des traces du passé ne sont jamais fixées définitivement. Les traces qui y sont déposées, témoins d’une époque, sont soumises à la fluctuation des événements. Leur interprétation n’est jamais définitive. Une certitude toutefois commune : conserver n’est pas entreposer. La collection n’est pas une accumulation aléatoire. Le travail d’interprétation ne cesse de circuler et lui donne un sens provisoire en fonction des enjeux politiques et économiques du moment. Conserver est ainsi la condition de circulation du sens, au risque de changer de direction dans la durée. Le musée de l’Histoire du fer, présenté par Caroline Bauer, architecte, docteure en histoire de l’art, en est un exemple. Installé à Nancy en 1955 afin de célébrer ce matériau, il est peu connu et aujourd’hui témoigne plutôt d’« une histoire douloureuse, celle de la crise de la métallurgie, qui a particulièrement frappé la région lorraine » (p. 45). Édouard Salin et Albert France-Lanord, deux ingénieurs passionnés d’archéologie, sont à l’origine du projet. Il s’agissait de combler une lacune, celle de l’histoire du fer et de la métallurgie. C’est une période où le fer connaît un regain d’intérêt. La crise des « grands ensembles » conduit en effet les pouvoirs publics à mettre ce matériau au cœur de la réflexion sur l’habitat. Mais, écrit Caroline Bauer, très vite le musée va passer de symbole de l’ère industrielle à celui « d’un secteur qui a perdu, depuis le début des années soixante, plus de 80 000 emplois » (p. 53). Cette inversion du sens montre la mobilité du fonctionnalisme.
Deux circuits : le public et les réserves
Dissocier la circulation des documents, c’est-à-dire le public de l’espace de conservation des archives, tel a été au début le projet des Archives nationales. La conservation est un acte mémorial, un socle historique pour la Nation. Cependant la confusion règne quant au sens du terme de « conservation » confondu bien souvent avec celui de « préservation ». Les Archives se sont longtemps souciées de l’usage sécurisé des documents par le public, négligeant l’accueil de ce dernier ainsi que les bureaux des personnels. On s’inquiétait bien plus de la vision panoptique de l’employé à la surveillance que de ses conditions de travail. Cela va conduire à séparer l’espace de circulation des archives à Fontainebleau – le second bâti est achevé en 1983 –, au nom de la sécurité des archives, et maintenir la circulation du public à l’hôtel de Rohan.
Les bâtiments d’archives auront de plus en plus vocation à mettre l’accent sur la communication avec le public et la valorisation culturelle du lieu. Ainsi passe-t-on des tours verticales, séparant l’espace de la conservation de celui du public, à une démarche de l’ornement où ce que l’on cachait jusqu’alors – le CARAN (Centre d’accueil et de recherche des Archives nationales) utilisait en effet les souterrains pour déplacer les archives – devient moment constitutif de l’œuvre se donnant à voir. Pendant des décennies, les archives furent abritées dans ce « grenier de l’histoire », expression reprise à Jean Favier, directeur des Archives de France de 1975 à 1994, puis président de la Bibliothèque nationale de France. En 1981, il est chargé de la relance du projet du CARAN. Stanislas Fiszer, sélectionné pour sa mise en œuvre, en reste à l’opposition fonctionnelle des circuits des lecteurs, qui ne sont pas tous des « chercheurs » (p. 27), et de ceux des archives. Le projet échoue en ce qui concerne la fonctionnalité des réserves. La dimension esthétique du projet pour les salles de lecture servira de modèle, en revanche, pour les autres lieux regroupant des archives. Ainsi plusieurs édifices affectés aux archives inventent un nouveau rapport à la lumière, prenant en compte la singularité du lieu et le plaisir esthétique du public. France Saïe-Belaïsch, architecte, présentant les Archives départementales de la Sarthe (p. 125) explique ainsi que l’installation lumineuse « souligne de nuit les différents volumes distribués selon un plan en H très fonctionnel ».
Sortir de l’opposition horizontal-vertical
Dans un autre domaine, la réflexion sur la circulation au sein du musée a conduit les architectes à tenter de réfléchir à la fonction de l’escalier. À ses débuts, avec le souci de la majesté du bâtiment, il se donne à voir dans sa dimension ascensionnelle. Marie Civil, doctorante en histoire de l’art, en résidence de recherche au musée des Beaux-Arts de Lyon, cite à ce propos Jean-Paul Midant qui écrivait (p. 87) : « La succession des galeries et des cabinets, où depuis plusieurs siècles étaient offertes à la vue les collections aristocratiques, et l’accès par un majestueux escalier semblaient parfaitement appropriés et le parcours ainsi rapidement maîtrisé. » Ce choix fonctionnel de l’escalier à l’esthétique verticale, on le retrouve sous la pyramide du musée du Louvre ou encore au Centre Pompidou-Metz. Une certaine sensibilité « anti-XIXe siècle » a rejeté sur le plan architectural ce qu’elle qualifiait d’« outrance monumentale ». La proposition du musée des Beaux-Arts de Nancy retient toutefois l’attention par le choix d’associer la verticalité à d’autres figures de l’escalier. Les architectes ont retiré au monumental sa fonction de distribution, pour ne retenir que la fonction décorative et patrimoniale. Cependant, cette solution ne règle pas vraiment le problème. C’est en sortant l’escalier de sa fonction de circulation et en le pensant comme participant au parcours muséographique qu’une nouvelle fonctionnalité surgit, modifiant du même coup la conception horizontale de l’accrochage. Associant les deux espaces au service du spectaculaire, la question se déplace vers un autre horizon de sens que celui de l’utilité ou non de l’escalier.
L’esprit du lieu
Conserver ne signifie pas tenir à l’écart ou à distance dans des « réserves », dans un espace sacré au temps suspendu manifestant un immobilisme. C’est ce qu’explique Roland May, conservateur général du patrimoine. Ainsi les diverses expériences menées autour des archives, musées et bibliothèques ont-elles contribué à la mise en place en France en 2009 d’une « norme nationale » (p. 231) qualifiée en 2012 d’« européenne » (NF EN 16141) sous la coordination française, nommée « Pôle de conservation ». Il s’agit de conforter le concept d’équipement individualisé sans perdre de vue l’activité d’exposition et de conservation. Rendre par les mots la dynamique de la conservation explique la disparition du terme de « réserve ». Si le travail sur les divers espaces de la conservation manifeste une volonté d’y traduire le mouvement, la collaboration, la circulation… n’en demeure pas moins le lieu et son esprit, traduction aussi du patrimonial. Ces lieux combinent l’ordre de la stabilité à une mobilité patrimoniale aux frontières mouvantes. Comme l’écrivait Chloé Théault à propos du musée Bourdelle, il faut conserver aussi l’esprit du lieu.