Agir pour l’égalité. Questions de genre en bibliothèque

Héloïse Hervieux

Florence Salanouve (dir.)
Agir pour l’égalité. Questions de genre en bibliothèque
Presses de l’Enssib, 2021
Collection « La Boîte à outils », no 50
ISBN 978-2-37546-138-9

Agir pour l’égalité. Questions de genre en bibliothèque, publié en novembre 2021 aux Presses de l’Enssib qui dépendent, comme le Bulletin des bibliothèques de France, de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib), est une boîte à outils transversale : elle répond à vos questionnements dans l’acquisition, le catalogage, la conservation, la médiation documentaire, l’action culturelle, l’accueil du public, le design de services, l’aménagement des espaces, les ressources humaines, la formation des personnels, l’analyse qualité. Elle a une double ambition :

  • rendre visibles les questions de genre en bibliothèque, c’est-à-dire apporter de la complexité au regard traditionnellement posé sur cet espace-métier que, du fait de sa majorité féminine, on pense exempt de sexisme, de plafond de verre ou tout simplement de stéréotypes ;
  • équiper les lecteurs et lectrices d’un panel d’arguments, de bonnes pratiques, d’exemples pour pouvoir intégrer les problématiques féministes à tous les niveaux du travail bibliothécaire.

La persistance d’un plafond de verre

La boîte à outils se déploie sur trois niveaux (métiers, collections, actions), et révèle des instruments aussi divers qu’utiles pour travailler le genre dans toutes ses dimensions. Parfois loin de la bibliothéconomie, les disciplines, traditions épistémologiques et styles narratifs se mélangent joyeusement : témoignage, compte rendu, interview, conte et bande dessinée côtoient et enrichissent des contributions plus classiques dans la forme mais non moins captivantes dans le fond.

L’ouvrage s’ouvre sur une invitation à resituer les pratiques bibliothécaires et la profession elle-même. Dans un retour historique passionnant, il fait le récit – familier pour tant de domaines – de la dévalorisation sociale et salariale du métier à mesure qu’il se féminise. De savant, le métier devient, dans les représentations collectives, administratif et de service. Le livre fait aussi l’histoire des résistances à la misogynie, en particulier celle des pionnières (Yvette Odon, Marguerite Durand). Mais aujourd’hui, le constat est sans appel : la part majoritaire des femmes dans les métiers des bibliothèques ne doit pas masquer la persistance d’un plafond de verre, témoin d’un déroulement de carrière encore différencié. Dans l’attente de mesures correctrices ciblées, Anne-Marie Pavillard en appelle à la réappropriation par les femmes bibliothécaires du discours sur leurs métiers. Or, la réévaluation de « l’image de marque » de ce travail passe d’abord par l’utilisation de noms démasculinisés. Se dire, c’est politique. Les bibliothécaires, conservatrices ?

Le genre comme prisme de lecture du monde des bibliothèques

Dans cette analyse, la démarche du livre est d’abord réflexive donc transformative. Il s’agit de questionner ses propres pratiques. D’entrée de jeu, les autrices n’hésitent pas à dire « je » et à revenir sur leurs expériences comme autant d’études de cas. L’objectif est simple et ambitieux : déboulonner les habitudes pour rebâtir les bibliothèques avec un meilleur équilibre. Car il est bien question de justesse et de justice sociale : comment s’assurer de l’égalité réelle entre les professionnel·les des bibliothèques ? Veiller au traitement équitable des publics ? Rendre accessibles information et documentation à tous et toutes ? Le prisme du genre (division sexuée des individus, orientations sexuelles et affectives, identités de genre) est ici clairement compris comme l’un des outils possibles de lecture du monde des bibliothèques – le premier peut-être, car le genre est « une façon première de signifier des rapports de pouvoir » selon Joan Scott (p. 173), mais certainement pas le seul à pouvoir être invoqué dans cette démarche transformatrice. Les autrices se placent ainsi dans une dynamique intersectionnelle dans le sillage de la critlib, ou bibliothéconomie critique, « une révélation » incitant « à se remettre en question tout le temps, en tant qu’institution et en tant que professionnel·le » (p. 20).

L’illusion de la neutralité du service public

Situer le travail bibliothécaire et y interroger les rapports de pouvoir, c’est, de fait, le politiser : dès lors, que faire de la sacro-sainte neutralité du service public ? L’ouvrage consacre à cette problématique une intéressante réflexion constituée de deux entretiens. Le blocage tient, comme le souligne Camille Hubert, au fait que le « principe de neutralité du service public, fondé sur l’égalité de traitement et donc sur l’absence de discriminations » et la « défense du pluralisme comme gage de la neutralité de la bibliothèque » (p. 48), apparemment inconciliables, mènent à l’effacement de la ou du bibliothécaire. Mais aucun de ces principes n’est neutre : ils véhiculent des valeurs et sont le fruit de politiques publiques. Ensuite, pour concilier ces injonctions a priori contradictoires, il faut sans doute se rappeler que les bibliothèques ont une mission d’éducation à l’information. Les outils critiques y ont toute leur place car ils n’invisibilisent pas certains savoirs ; ils les mettent tous en perspective. Finalement, les bibliothécaires ont tout sauf une posture de retrait. Au contraire, ils se doivent de mettre à disposition des prismes, lunettes, miroirs, loupes, pourvu que le public en joue pour aborder la documentation de façon analytique ou synthétique, dans le détail ou avec distance. Elles et ils outillent et justement, passée la résolution du faux-paradoxe du neutre puisque « le neutre n’existe pas ! », saisissons-nous des outils proposés dans l’ouvrage.

Des outils avant tout collectifs

Nous n’en ferons pas l’inventaire, mais on notera que ces outils sont d’abord collectifs. On fera donc usage, avant toute chose, de la typologie des « acteurs et actrices de l’égalité » à identifier au sein de sa structure et des stratégies adaptées pour « créer en profondeur une culture égalitaire partagée » (p. 124), et l’on fera sien le conseil d’Estella Peverelli de « générer de la dissonance cognitive » (p. 129) auprès de ses collègues de façon constructive. Les allié·es se trouvent aussi dans les réseaux professionnels, soit de façon structurée (commission Légothèque de l’Association des bibliothécaires de France), soit de façon joyeusement expérimentale avec l’exemple d’un bibliotourisme dans les bibliothèques universitaires d’Angers transformé en audit féministe horizontal. Enfin, les allié·es sont dans nos réseaux locaux : missions égalité-parité à l’université, associations queer et féministes dans nos villes et régions.

Et puis, l’allié peut être entre vos mains : Agir pour l’égalité accompagne tous les aspects du travail bibliothécaire. Au-delà du manifeste féministe, et loin d’une simple initiation au genre, cet ouvrage constitue donc un véritable guide de gender mainstreaming. Car, pour initier et porter le changement, toutes les contributions rappellent l’importance de l’infusion des idées féministes au sein de toute la vie de la bibliothèque : faire « sans en faire un sujet » et sans s’en excuser, voilà aussi ce qui peut permettre d’exercer un soft power et d’acculturer à l’égalité. En conclusion, citons Alice Coffin avec Camille Hubert : « nos présences transforment les institutions » (p. 53). En ce sens, la rédaction de ce livre quasi exclusivement par des femmes, dont plusieurs explicitement queer – et sa recension par l’une des leurs –, c’est déjà ça, agir pour l’égalité en bibliothèque.