Une histoire de l’imprimerie et de la chose imprimée

Benjamin Caraco

Olivier Deloignon
Une histoire de l’imprimerie et de la chose imprimée
Paris, La Fabrique, 2024
ISBN 978-2-35872-281-0

Après Une autre histoire de l’édition française (2015) de Jean-Yves Mollier et Petite histoire de la librairie française (2021) de Patricial Sorel, les éditions de La Fabrique poursuivent la publication d’ouvrages sur l’histoire du livre avec un opus consacré à l’imprimerie.

Avec Une histoire de l’imprimerie et de la chose imprimée, l’historien de l’art et enseignant à la Haute école des arts du rhin [HEAR], Olivier Deloignon ne propose pas un récit chronologique de ses évolutions techniques mais nous invite à découvrir son histoire sociale. Comment l’imprimerie a-t-elle été appropriée et perçue depuis son invention jusqu’à nos jours ? Ses effets ne touchent pas seulement aux modalités de reproduction des textes. Le fait de passer de la copie manuscrite à l’impression induit de nouvelles pratiques de lecture et, plus généralement, une accélération et une facilitation de la diffusion des idées. De même, l’imprimerie n’est pas extérieure aux sociétés qu’elle contribue à modifier et qui influencent en retour son développement, en régulant par exemple les imprimeurs. L’imprimerie contribue ainsi à répandre les langues vernaculaires face au latin et au grec et à faire émerger de nouveaux lectorats. De ce fait, elle est envisagée soit comme une invention divine, soit comme une œuvre diabolique, accusée de pervertir les femmes, la jeunesse ou les pauvres.

L’autonomie des gens du livre redouble les craintes des clercs et des puissants. Ce groupe social incarne longtemps l’élite ouvrière, instruite et combative à l’origine d’utopies et de revendications sociales. C’est un maillon incontournable de la diffusion des idées, en particulier celles associées à la raison et aux Lumières. Comme l’écrit avec justesse l’historien, dans nos temps troublés à divers titres, « il est primordial de rappeler le rôle éminemment politique et social de la chose imprimée, des gens du livre et des gens de lettres » (p. 21). Cette histoire est d’ailleurs marquée à de multiples reprises par les assauts des différents pouvoirs, religieux et étatiques. Olivier Deloignon propose donc un parcours historique mêlant culture, économie, politique et société. Il revient sur différents événements marquants de son histoire, donnant parfois naissance à des mythes corporatistes et nationaux, mais également sur des expérimentations typographiques qui donnent à voir les usages créatifs de l’imprimerie.

Une histoire sociopolitique de l’imprimerie

Le livre s’ouvre sur quelques rappels terminologiques bienvenus, complétés en fin d’ouvrage par un glossaire des termes techniques et de l’argot professionnel, tel le « tric » qui désigne une grève. L’historien rappelle également que l’imprimerie n’est pas la première technique de reproduction de livres, cette question traversant l’histoire de l’écriture, de la copie manuelle à différentes formes de gravure, à l’aide de pierre ou de bois. L’invention de l’imprimerie à caractères mobiles entre 1440 et 1455 constitue néanmoins une vraie révolution, attribuée à Gutenberg. Ce n’est pourtant que bien des siècles plus tard que sa paternité disputée reviendra à l’homme de Mayence, ou de Strasbourg, c’est selon. Dans un développement à la fois détaillé et vivant, Olivier Deloignon revient sur les disputes entre les potentiels inventeurs (Gutenberg, Johann Fust, Peter Schoeffer), villes (Mayence, Strasbourg), nations (Allemagne, France, Italie, Pays-Bas), voire religions, revendiquant l’imprimerie. Ces différents récits prennent l’allure de mythes, recouvrant trop souvent la dimension collective de la naissance de l’imprimerie. Ils sont à leur acmé en 1840 lors de la célébration de son quadricentenaire, qui donne lieu à une compétition entre plusieurs villes. À Strasbourg, l’érection d’une statue à la gloire de Gutenberg est l’occasion pour certains notables d’exalter leur réussite entrepreneuriale et de mettre en avant leurs sentiments progressistes et républicains.

L’histoire des imprimeurs, en particulier des compagnons, est à bien des égards singulière, de par leur positionnement à cheval entre monde ouvrier et monde intellectuel. Leur identité professionnelle forte les a conduits à être à l’avant-garde de nombreux combats sociaux. Dès le XVIe siècle, les imprimeurs commencent à s’associer et à former des groupes professionnels, comme à Lyon, centre important de cette industrie naissante. Dans leurs ateliers, ils anticipent ce que l’on appellera plus tard l’autogestion. Ce faisant, ils font rapidement l’objet de surveillance de la part de l’Université, du roi ou des pouvoirs ecclésiastiques. Experts dans leur domaine, les gens du livre seront à la pointe des protestations luddites et autres bris de machines. Face à la mécanisation rapide de leur métier à la suite de la révolution industrielle, ils se mobilisent fortement contre cette menace. Paradoxalement, ce changement technique favorise le rassemblement des ouvriers du livre, qui seront des acteurs importants de la naissance des syndicats au XIXe siècle.

L’imprimerie modifie également la production de l’écrit, qui passe d’une logique de réponse limitée à une demande à celle de la proposition d’une offre, s’appuyant sur la multiplication des exemplaires. Elle contribue ainsi à l’émergence d’un lectorat et d’une logique marchande. La mise en place de circuits de commercialisation devient alors nécessaire. Et le livre s’impose alors comme « l’archétype de la production d’époque capitaliste » (p. 104). L’écrit n’est plus entre les seules mains des religieux mais touche progressivement un public de plus en plus large. La censure prend alors son essor via la volonté de l’Église catholique de contrôler les idées hétérodoxes, via la création de son Index. De fait, l’imprimerie contribue fortement au rayonnement des thèses de la Réforme. Le pouvoir politique, à l’image de la monarchie française, n’est bien sûr pas en reste dans sa volonté de surveiller les écrits imprimés, de François Ier à Charles X, qui tombe en 1830 à cause de ses velléités de renforcer la censure de la presse.

Les usages de l’imprimerie

L’historien de l’art strasbourgeois évoque également, à travers plusieurs études de cas originales, les différents usages créatifs de l’imprimerie. La revue artistique allemande Wieland permet d’aborder l’enrôlement patriotique de la presse pendant la Première Guerre mondiale. Au début des années 1950, l’expérience de la revue Zodiaque, qualifiée d’« édifice-livre », est le fait d’un groupe monastique de l’Yonne, qui renouvelle les usages de la typographie, malgré ou plutôt grâce à leur autodidaxie. L’histoire du fanzine bédéphile Giff-Wiff témoigne de la persistance de formes de censure visant les imprimés, en l’occurrence la bande dessinée. Enfin, le fanzine de bande dessinée Viper, en faveur de la dépénalisation du cannabis, rappelle le pouvoir démocratique de la photocopieuse en termes de création à partir des années 1970.

Concernant les relations entre imprimerie et bande dessinée, il aurait été possible de prolonger le propos en évoquant le rôle crucial que la première a joué dans la naissance de la seconde, relevé par plusieurs historiens du médium 1

X

David Kunzle, History of the Comic Strip: Narrative Strips and Picture Stories in the European Broadsheet from c. 1450 to 1825, Londres, University of California Press, 1973.

. C’est par exemple la technique autographe qui permet à Töpffer de lier dessin et écriture 2
X

Thierry Groensteen, M. Töpffer invente la bande dessinée, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2014.

. Les évolutions de l’imprimerie contribuent également à celles de la bande dessinée, à l’instar de sa diffusion dans la presse ou l’arrivée de la couleur. Plus largement, les études sur la bande dessinée intégrant sa dimension matérielle se sont multipliées dernièrement, à l’image des travaux de Sylvain Lesage 3
X

Sylvain Lesage, L’effet livre : métamorphoses de la bande dessinée, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2019 (coll. Iconotextes).

ou de Benoît Peeters 4
X

Benoît Peeters, La bande dessinée entre la presse et le livre : fragments d’une histoire, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2019 (coll. Conférences Léopold Delisle).

. Ces recherches rendent compte du lien fort unissant une forme et son support, d’autant plus que la bande dessinée est inséparable de son acte de reproduction en série.

Olivier Deloignon offre une perspective originale sur plusieurs moments déterminants de l’histoire de l’imprimerie. Érudite mais accessible, écrite dans un style vif et engageant, cette histoire sociale de l’imprimerie nous rappelle, entre autres, que celle-ci est aussi indissociable de l’histoire religieuse et politique, à travers la censure notamment.