Le livre d’occasion : sociologie d’un commerce en transition
Le livre d’occasion : sociologie d’un commerce en transition
Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2022
ISBN 978-2-7297-1377-5
En ligne : https://books.openedition.org/pul/45055
Un collectif d’auteurs vient de publier sur le site web du Monde une tribune 1
« Le livre d’occasion est en train de cannibaliser en silence toute la chaîne du livre », Le Monde, 31 mai 2025.
Trois parties structurent l’ouvrage : à la description du commerce traditionnel du livre d’occasion succède la présentation des nouveaux entrants, qui provoquent une redéfinition de la fixation des prix.
Le marché traditionnel distingue les collectionneurs recherchant des exemplaires pour leurs caractéristiques de rareté (édition, enrichissement artistique, possesseurs, etc.), en relation avec des experts, d’une part, et l’occasion puis la brocante d’autre part. Il s’agit là de commercialiser des textes à la valeur marchande dégressive, marché dont l’auteur rappelle l’origine scolaire (Gibert).
Sous le beau nom « d’économie collaborative », les plateformes concentrent désormais le trafic au détriment des offres de niche, en exploitant intensivement les données des clients. Non seulement cela crée une nouvelle architecture de marché, mais encore cela transforme les comportements individuels en abolissant la distinction financière entre travail et loisirs.
La séquence qui interpelle le plus les bibliothécaires concerne l’arrivée des acteurs de l’économie sociale, solidaire et environnementale. On observe en effet une multiplication des librairies solidaires sur les places de marché, par collecte du désherbage en plus des excès de dons (Emmaüs reçoit 27 millions de volumes par an) ; si les bénéfices sont en partie reversés à des activités philanthropiques, ils alimentent beaucoup les majors : Ammareal effectue 60 % de ses ventes sur Amazon, qui en prélève un pourcentage. Bien que l’engagement écologique soit mis en exergue, l’activité devient cependant un pur travail de flux et repose d’abord sur des informaticiens, puis sur des manutentionnaires travaillant en insertion. Les acteurs classiques, qui ne peuvent s’abriter derrière l’argument solidaire pour revendre des livres borderline (sic), notamment ceux estampillés par des bibliothèques, jugent une telle concurrence déloyale.
La dernière partie du livre s’intéresse à la transformation des prix. Dans la filière traditionnelle, chaque acteur s’efforce d’acquérir des lots (l’enseigne Boulinier revendique le fait de « débarrasser les gens »), notamment dans le cas des « mortuaires », après décès. Ces lots sont triés drastiquement et le surplus (dépassant souvent la moitié) est parfois concédé à plus modeste, ou simplement abandonné, en déchetterie ou sur le trottoir des salles des ventes. Dans le circuit matériel, sauf pépite, le prix d’achat est multiplié par un coefficient de 4 à 8. Les gains tiennent à « la différence des règles d’évaluation entre sous-espaces de marché », pratique que l’auteur assimile davantage à la brocante qu’à la librairie, et où l’espérance de profit suppose la capacité à stocker longtemps. À l’inverse, le déplacement du marché sur Internet amène la connaissance des prix proposés par les plateformes ; certains, tel Recyclivre, ont mis au point un algorithme qui enregistre les stocks et les prix des concurrents pour passer en dessous des autres offres. Comparaison n’est pas raison : si nul n’a la référence en stock, les algorithmes peuvent s’emballer et proposer des tarifs démesurés. L’auteur comme les professionnels constatent le « sacre de la cote internet contre le savoir-faire », ces derniers jugeant que les amateurs vendent trop bas : « Momox casse, Momox tue » (p. 167).
La conclusion de Vincent Chabault ne porte pas de jugement, il constate que les nouveaux modèles de vente portés « par des particuliers, des glaneurs, des marchands du don » contribuent à la diminution des prix et font évoluer les normes encadrant le rapport marchand aux biens culturels, ainsi les bouquinistes des quais de Seine, désormais classés à l’Unesco mais qui vendent de plus en plus de souvenirs neufs au détriment de leur réglementation. Au-delà, la dématérialisation des œuvres pourrait conduire à l’écueil qu’a connu l’industrie musicale : la substitution d’une offre illégale gratuite au consentement à payer.
L’auteur n’en affirme pas moins que le livre a intégré l’économie de plateforme : « à l’opposé d’un modèle économique alternatif, la marchandisation des dons incarne l’extension de la sphère d’influence de la logique capitaliste » (p. 137). La collecte de dons et la technicisation du marché excluent une part croissante de détaillants professionnels. D’une part, les plateformes ne supportent aucun coût de stockage, d’autre part les opérateurs associatifs ont acquis une telle envergure (Recyclivre a expédié 840 000 colis en 2017) qu’ils peuvent négocier en gros leurs tarifs d’expédition. Sans que l’auteur n’évoque explicitement cette question, on peut supposer que la transmission de données détaillées ne poserait aux plateformes guère de problèmes de faisabilité.
Le premier argument opposable au « droit de suite » sur le commerce des livres, et non le moindre, est juridique : les droits s’épuisent avec la première vente (ce qui place d’ailleurs en situation intéressante la revente des exemplaires de presse distribués gratuitement et qu’il n’est pas difficile de trouver à la revente). De nombreux auteurs, des collectifs et même des éditeurs le contestent désormais ; Bruno Racine, dans son rapport de janvier 2020 sur le statut des artistes-auteurs intitulé L’auteur et l’acte de création jugeait néanmoins, outre les problèmes légaux, une évolution techniquement incertaine et surtout peu à même de générer une ressource significative. Vincent Chabault cite sur ce point l’exemple de la Ressourcerie : les livres constituent 24 % des dons mais seulement 13 % des recettes.
L’essai de Vincent Chabault, essentiellement fondé sur l’interview d’acteurs, est très richement documenté, comme il sied à un ouvrage universitaire. Toutes les études citées valent pour leur temps et montrent des évolutions, comme entre les mémoires Enssib 2
Mathilde Lepape, Le public des librairies d’occasion : l’exemple du marché aux livres de Lyon, mémoire ENSB : DESS Médiathèques, Villeurbanne, Enssib, 1990 ; Trevor Garcia, Le marché du livre d’occasion : changements et perspectives, mémoire d’étude de conservateur de bibliothèque, sous la direction de Dominique Varry, Villeurbanne, Enssib, 2017. En ligne : https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/67414-le-marche-du-livre-d-occasion-changements-et-perspectives.pdf.