La malédiction de la cote 910 : la géographie, belle incomprise de la Dewey
« La femme invisible, je suis la femme invisible, la responsable du rayon géographie. » (Sophie Divry, La cote 400, p. 11)
Chercher un ouvrage de géographie dans une bibliothèque publique s’apparente souvent à un parcours du combattant. La plupart du temps, il n’existe pas d’espace documentaire dédié à la géographie, comme il en existe pour l’histoire, l’économie ou la littérature, et il est alors nécessaire de préciser la recherche : s’intéresse-t-on plus particulièrement à la géomorphologie, à la géographie économique, à l’approche touristique d’un espace géographique déterminé ? En fonction de la réponse, le lecteur sera dirigé vers différents rayonnages de la bibliothèque.
Pourtant, la classification décimale de Dewey (CDD) prévoit une division consacrée à la géographie (910). Cependant, dans la version française et abrégée, il est aussi recommandé de n’utiliser cette division que pour les monographies et les guides touristiques (Béthery et Maury, 2018) ; ce qui a pour effet de disperser la géographie au sein d’autres sphères du savoir.
Cet article propose d’examiner ce que les bibliothèques font à la géographie, c’est-à-dire la manière dont les bibliothécaires classent et organisent les ouvrages de géographie au sein de l’espace de la bibliothèque, et comment ils prennent en compte les spécificités de ce champ disciplinaire. Ces constats ont été dressés à partir de trois terrains d’enquête : les bibliothèques universitaires (BU) de l’Université Savoie Mont-Blanc, site du Bourget-du-Lac (campus des sciences, y compris la géographie) et site de Jacob-Bellecombette (campus des lettres, droit, sciences humaines) et la médiathèque Jean-Jacques Rousseau (bibliothèque municipale – BM – de Chambéry). Étant entendu qu’une classification est une « mise en ordre des documents dans un lieu donné et pour une population donnée » (Calenge, 2009), les publics spécifiques de ces trois établissements peuvent être d’emblée et schématiquement décrits comme suit : étudiants et chercheurs en géographie, étudiants et chercheurs en sciences humaines et sociales, grand public, dont public d’étudiants et de chercheurs.
Après avoir défini la géographie comme champ disciplinaire et rappelé les recommandations de la littérature professionnelle en matière de classification des ouvrages de géographie, il sera dressé un état des lieux du traitement réservé à la géographie dans les trois sites, pour s’interroger enfin sur les raisons de cette invisibilisation de la géographie en bibliothèques, tant universitaires que municipales.
Aux sources du malentendu
La géographie parmi les champs disciplinaires
Dans l’arborescence des savoirs scientifiques, la géographie a tenu une place singulière depuis son apparition en tant que discipline universitaire à la fin du XIXe siècle : la géographie s’est intéressée à la fois à l’étude des environnements terrestres (reliefs, climats, hydrographie, végétation, etc., sous l’appellation classique mais pertinente de « géographie physique ») et à l’organisation de l’espace par les sociétés (géographie dite « humaine »). Dans l’histoire de la discipline, le centre de gravité s’est déplacé tantôt vers un pôle, tantôt vers l’autre, mais sans qu’un aspect prenne définitivement le pas sur l’autre.
L’idée que la géographie peut constituer une « science de synthèse » (Scheibling, 2020) qui mobilise des données de provenances diverses pour leur donner du sens, ne fait pas toujours l’unanimité au sein des géographes ; néanmoins elle peut expliquer que la géographie n’ait été rangée ni dans la classe 300 (Sciences sociales) ni en 500 (Sciences naturelles et mathématiques) mais dans une division spécifique 910 qui puisse accueillir autant le versant naturaliste que le versant social de la discipline. La géographie n’est d’ailleurs pas seule dans ce cas : la médecine peut aussi être définie comme une science naturelle (ce qui relèverait de la classe 500) et comme une science sociale (300), mais la Dewey lui attribue la division 610 = Sciences médicales, médecine (dans la classe 600 Technologie, sciences appliquées).
La Dewey face à la géographie
Afin d’organiser les connaissances au sein de l’espace de la bibliothèque, Dewey a divisé les savoirs humains en dix « disciplines fondamentales » (Béthery et Maury, 2018).
Dans la version anglaise de la CDD (1965), la géographie fait ainsi partie de la classe 900 intitulée « General geography and history and related disciplines ». Une division spécifique lui est consacrée en 910 « General Geography: Areal differentiation and traveler’s observation of the earth ». Dans la première version française intégrale parue en 1974, on retrouve cette division 910 sous l’appellation « Géographie générale », entendue comme « description et analyse, par régions, de la surface de la terre et de la civilisation de l’homme qui l’habite, non limitées à une seule discipline ou à un seul sujet ; et, par extension, description et analyse de territoires et de civilisations des mondes extra-terrestres » (1974, vol. 1, p. 910). Il existe donc une division prenant en compte l’approche globale de la géographie. Pour l’utiliser, il faut la décliner tout d’abord par indice thématique, puis ajouter un 0, puis un indice géographique. Par exemple, pour la géographie économique des îles britanniques, on obtiendrait un indice composé de 9 chiffres, soit 910.133 042. On comprend mieux la frilosité des bibliothécaires à utiliser les indices prévus pour la géographie. D’autant que Dewey préconise dès l’origine, plutôt que d’utiliser 910.1, de répartir la géographie thématique aux autres indices Dewey, par exemple de classer la géographie économique en 330.91.
De ces préconisations et de leur interprétation par les bibliothécaires, on peut ainsi poser deux constats. Tout d’abord, peu de bibliothèques se saisissent de cette possibilité d’organiser un espace dédié à la géographie en tant que discipline. On observe alors des glissements sémantiques depuis les préconisations d’origine. Ainsi, la division 910, au départ prévue pour la géographie générale est-elle devenue « Géographie et voyages » (voir, par exemple, la version française de 2018), entendue dans certaines bibliothèques comme une division quasi exclusivement dédiée aux voyages, au détriment de la géographie. De même, les divisions 914 et suivantes, censées être utilisées pour des ouvrages traitant d’une approche géographique des territoires, dans les faits servent avant tout à classer des guides touristiques par pays. Ensuite, la dimension spatiale des phénomènes les plus divers (la végétation, les mobilités, les climats, la sexualité…), qui est au cœur de l’analyse propre à la géographie et qui pourrait trouver sa place dans les divisions 910 et 914, n’est presque jamais prise en compte dans les bibliothèques, ainsi que le montre la mise en ordre des ouvrages de géographie dans les trois bibliothèques chambériennes.
Le traitement de la géographie dans les bibliothèques étudiées
Afin de trouver la classe adéquate à un ouvrage, le manuel de la Dewey (version anglaise, 1965) recommande de « savoir exactement quel est son sujet, sous quel angle et sous quelle forme ce sujet est traité ». Pour ce faire, il faut analyser les points suivants : titre, table des matières, titres de chapitres et notes marginales, préface. Et si ce n’est pas probant : un examen attentif du texte peut être nécessaire.
Pour ce qui concerne les relevés de cotes effectués dans les trois bibliothèques d’enquête, trois critères ont été retenus : le titre du livre comprend-il ou non le terme « géographie » ? L’auteur ou les auteurs sont-ils présentés comme géographes sur la page de titre ou en quatrième de couverture ? Et l’ouvrage paraît-il dans une collection de géographie ? Si l’un au moins de ces critères est rempli, l’ouvrage peut aisément être identifié comme relevant de la géographie.
Prenons un exemple éloquent : Géographie du tourisme et des loisirs. Dynamiques, acteurs, territoires de Ph. Duhamel, publié en 2018 par Armand Colin. Le titre le présente explicitement comme un livre de géographie, l’auteur est identifié comme professeur de géographie et le livre est paru dans la « collection Géographie ». Tous les éléments sont donc réunis pour identifier cet ouvrage comme relevant de la géographie. Or, à la bibliothèque municipale de Chambéry, il apparaît sous la cote 330.24 (qui n’existe pas dans la Dewey) ; à la BU du Bourget, ce livre est en 338.479 (= Le secteur du tourisme), tandis qu’à la BU de Jacob, il est en 910.03.
Dans le catalogue du Sudoc, cet ouvrage est référencé dans 119 bibliothèques : pour 62 exemplaires, la cotation n’est pas indiquée, 12 ont une cotation hors Dewey ; parmi les 45 restants, 18 ont reçu une cotation en 300 (majoritairement 338 = Production, mais aussi dans deux cas 380 = Commerce, communications, transports) et 27 une cotation en 910 mais avec une très forte dispersion entre 16 cotes différentes (majoritairement 910.133 = Géographie économique, mais aussi trois fois en 911 = Géographie historique, ce qui est plus étonnant). Le syndrome n’est donc pas strictement chambérien.
A priori, dans chaque bibliothèque, ces choix de cotation sont cohérents puisqu’à la BM de Chambéry, les autres livres de géographie du tourisme apparaissent également sous la cote 330.24. Mais cette cohérence touche aussi ses limites, puisqu’à la BU du Bourget, Éléments pour une géographie du tourisme de G. Cazes est coté 711.558 (= Secteurs de loisirs : parcs, terrains, théâtres, spectacles).
Globalement, les livres de géographie se retrouvent donc répartis entre au moins 5 classes de la Dewey : 200 pour la religion (Atlas des religions, Passions identitaires et tensions géopolitiques de F. Tétart : en 297 dans les BU de Jacob et du Bourget), 300 pour les sciences sociales (Pour une géographie de la conservation de R. Mathevet et L. Godet : en 333.95 à la BU du Bourget), 500 pour les sciences naturelles (Géomorphologie dynamique et environnement de M. Fort, F. Bétard et G. Arnaud-Fassetta : en 550 à la BM de Chambéry), 700 pour les arts et loisirs (Le commentaire de paysages en géographie humaine sous la direction de F. Madoré : en 712.3 à la BU du Bourget) et bien sûr 900 pour histoire et géographie. Cette dispersion est d’ailleurs conforme aux indications que donne l’index de la Dewey (1974, vol. 4, p. 364-365) pour une douzaine de déclinaisons de la géographie, ajoutant même le recours à la classe 600, avec l’indice 614.42 « Géographie médicale », non utilisé dans les bibliothèques chambériennes. Dans une bibliothèque universitaire, cette dispersion des collections dans des rayons différents ne facilite pas toujours l’accès des étudiants à la bibliographie fournie par leurs enseignants.
Les cotations se combinent aussi avec la façon dont les collections sont organisées sur les rayonnages : à la BU du Bourget, les ouvrages concernant les montagnes, point fort des collections, sont cotés 719.9 (indice non prévu dans la Dewey), ce qui renvoie à la division 719 = Sites naturels. Mais ces ouvrages sont disposés en continuité avec les livres de géographie, ce qui facilite leur repérage.
En effet, dans certains cas, le rangement physique par rayonnage l’emporte sur la classification ; à la BU du Bourget, les ouvrages mis de côté pour la question « Environnements : approches géographiques » au programme des concours du CAPES et de l’agrégation (sessions 2025-2027), sont regroupés dans un même rayon, bien que la moitié environ soit en 910 et l’autre moitié en 304, en 330 si l’aspect économique l’emporte ou en 360 sous l’angle de l’exposition aux risques. L’important, quel que soit le plan de classement adopté, c’est que les usagers trouvent tous ces ouvrages au même endroit, même s’ils relèvent de cotes différentes.
Au contraire, à la BM de Chambéry, les ouvrages cotés en 910 sont rangés au 1er étage au secteur Sciences et Loisirs, avec une application stricte de la version abrégée française de la Dewey, soit Géographie et voyages ; il s’agit donc de quelques ouvrages généraux sur la géographie ou, plus précisément, sur la géographie de la France, de dictionnaires de géographie ; puis principalement de guides et de récits de voyage classés par continent et par pays, de 914 à 919. Au 2e étage, on trouve une étagère « Géographie humaine » regroupant une vingtaine d’ouvrages cotés en 304.6 (= Population, dans la Dewey) ; ici, les ouvrages traitent de démographie, de géographie de la population et du peuplement, y compris l’étude des migrations, mais aussi de géographie sociale et d’ouvrage généraux de géographie. Ce rayon 304.6 est situé entre « Violence-Guerre » en 303.6 et « Adultes, Générations » en 305.2, mais à l’écart du rayon de géopolitique (ici en 320.9). Pour qui s’intéresse à la géographie, ce rangement reste complexe à appréhender.
Comment expliquer cette invisibilisation de la géographie ?
La responsabilité de cette invisibilité revient sans doute aux géographes eux-mêmes autant qu’aux bibliothécaires, mais aussi aux évolutions en cours : la Dewey n’est pas très souple face à la gymnastique interdisciplinaire, et les arbitrages ne se font pas toujours au bénéfice de la géographie. Prenons l’exemple d’une thématique qui engendre une abondante production éditoriale : le climat. Les tables abrégées de la Dewey indiquent que 551.5 renvoie à la météorologie, 551.6 à la climatologie et au temps, et 551.69 à l’étude géographique du climat, avec cette précision : « 910.02 Géographie physique la terre. Classer à 550 les ouvrages spécifiques de géologie, géomorphologie, climatologie » (Béthery et Maury, 2018, p. 84 et 291), alors que d’autres manuels de classification combinent différemment les cotes en proposant « 910.555 Météorologie et climatologie ».
Au-delà de la cotation, cela renvoie à une question d’évolution des domaines scientifiques : qui parle du climat ? Il a longtemps été admis que les géographes étaient les plus pertinents pour traiter du sujet, toute monographie de géographie régionale envisageait nécessairement une section « climat » (ou « climats »). La typologie des climats comme leur cartographie étaient parties prenantes de la géographie physique. Dans le contexte actuel de forte présence dans le débat public de la question climatique envisagée du point de vue du réchauffement global, la recherche sur le climat échappe largement aux géographes et devient de plus en plus l’apanage des physiciens de l’atmosphère (pour les phénomènes actuels) et des sciences de la Terre (pour l’enregistrement des climats du passé).
Le glissement de la climatologie de 910 vers 551.6 rend compte de cette évolution de la pratique scientifique. La Dewey propose d’ailleurs la subdivision 551.69 = Étude géographique du climat, « géographique » au sens où l’ouvrage porterait sur un espace particulier. Ce qui vaut pour le climat vaut aussi bien pour le patrimoine, pour le peuplement ou pour la géographie des activités économiques, qui ont pu glisser vers d’autres disciplines plus ou moins connexes. Plus généralement, c’est donc aussi la visibilité de la géographie dans le champ des débats publics et de l’exposition médiatique qui est en jeu.
Conclusion
À la BM de Chambéry, qui a opté pour une organisation au moyen de la classification Dewey, et malgré quelques incursions vers un classement thématique (par exemple pour la littérature), « la géographie n’existe pas », dans le sens où elle n’est pas considérée comme un thème à part entière. Est-ce parce que le caractère pluridisciplinaire de la géographie s’accorde difficilement avec le système d’organisation des savoirs proposé par la Dewey ? D’ailleurs, la bibliothèque de l’Institut de géographie, rue Saint-Jacques à Paris, qui s’adresse principalement à des étudiants et des enseignants en géographie, s’en est affranchie pour adopter un système de classement spécifique par grands champs de la discipline : géographie générale (A 5), géographie physique (A 8), géographie humaine (A 9), puis un classement par espace géographique.
Ainsi, toutes les disciplines ne sont pas égales devant la Dewey. Les thématiques de recherche dont se saisit la sociologie relèvent très largement de la classe 300 ; celles de la physique de la classe 500 (il n’y a pas de physique des religions qui se trouverait en 200, ni de physique du syndicalisme ou de la famille en 300) : la dispersion s’en trouve donc limitée. À l’opposé, l’histoire se préoccupe légitimement d’histoire des religions (200), d’histoire des théories économiques ou des mouvements sociaux (300), d’histoire des sciences (500) ou d’histoire de l’environnement (700), autant d’ouvrages qui ont peu de chances d’émarger en 900.
La vogue dont jouissent les approches interdisciplinaires rend certainement plus compliquée une application stricte de la classification Dewey qui repose sur l’assignation univoque de chaque production à un seul champ disciplinaire. Il en va d’ailleurs de même dans les librairies, qui ne sont pas assujetties à la Dewey mais qui proposent des rayons thématiques affranchis de tout ancrage disciplinaire et supposés plus faciles à repérer pour les clients.
Remerciements : cette question de la classification, au cœur du métier de bibliothécaire, a suscité des échanges vifs et passionnants. Les auteurs remercient particulièrement les bibliothécaires des trois terrains d’enquête ainsi que la bibliothèque de l’Institut de géographie (Paris).
Bibliographie
- Béthery A. et Maury J. (2018), Guide de la classification décimale de Dewey : tables abrégées, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie (coll. Bibliothèques).
- Calenge B. (dir.) (2009), Mettre en œuvre un plan de classement, Villeurbanne, Presses de l’Enssib (coll. La Boîte à outils, no 18).
- Dewey M., Couture-Lafleur R. et Cabral L. (coord.) (1998), Classification décimale Dewey et index, 21e éd., Montréal, Éditions Asted, 4 vol.
- Dewey M. (1974), Classification décimale de Dewey et Index, première version française intégrale d’après la 18e éd., New York, Lake Placid Club Education Fondation, Forest Press, 2 vol.
- Dewey M. (1965), Decimal Classification and Relative Index, 17e éd., New York, Lake Placid Club Education Fondation, Forest Press, 2 vol.
- Divry S. (2010), La cote 400, Montréal, éd. Les Allusifs.
- Scheibling J. (2020), Qu’est-ce que la géographie ?, 3e éd., Paris, Hachette.