La place des bibliothèques dans les alliances européennes

Karine Bacher-Eyroi

Sophie Forcadell

Anne-Céline Lambotte

Laure Papon-Vidal

Zhengdong Shi

Les bibliothèques universitaires jouent un rôle croissant au sein des alliances d’universités européennes, participant désormais activement à l’accomplissement des objectifs de l’Initiative européenne des Universités (IEU) 1

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European Education Area. (2022), European Universities Initiative : https://education.ec.europa.eu/education-levels/higher-education/european-universities-initiative

. Cette initiative vise à renforcer la coopération transfrontalière entre les établissements d’enseignement supérieur en Europe, à promouvoir la mobilité des étudiants et des chercheurs, et à optimiser l’utilisation des ressources partagées. À travers leur engagement, les bibliothèques contribuent à la construction de ce nouvel espace européen de l’enseignement supérieur et de la recherche, où la collaboration est au cœur des avancées scientifiques et pédagogiques.

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© European Union

Une enquête récente réalisée entre février et mars 2024 auprès des membres du réseau informel FOR-EU LIB, qui regroupe des représentants de bibliothèques impliquées dans des alliances universitaires européennes, a révélé les principaux axes d’implication des bibliothèques. Parmi les 55 universités répondantes, participant à 27 alliances différentes, trois grandes priorités se dégagent : la science ouverte, la coopération interbibliothèques et l’optimisation des infrastructures partagées 2

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FOR EU LIB Survey, 2024 : http://e.pc.cd/VIjy6alK

. Ces priorités reflètent en tous points les objectifs de l’initiative européenne qui inclut la promotion de la recherche collaborative et la diffusion large des résultats scientifiques.

Science ouverte : un pilier de la collaboration

La science ouverte est au centre des activités des bibliothèques au sein des alliances européennes. Les bibliothèques y jouent un rôle clé dans la facilitation de l’accès aux données de la recherche, la mutualisation des formations et la mise en place de plateformes ouvertes telles qu’OpenAIRE Gateways. L’intégration de la science ouverte dans les « work packages » des projets d’alliances permet aux bibliothèques de participer de manière organique aux travaux transversaux (voir infra focus EUGLOH).

Cependant, des défis organisationnels et financiers demeurent sur d’autres activités amorcées en commun, notamment sur les ressources documentaires numériques, projets qui restent limités par des contraintes juridiques et logistiques complexes (voir infra focus CIVICA).

Le défi de la gestion de projet dans les alliances

Les projets internationaux posent des défis spécifiques en matière de gestion de projet. L’article de Wiorogórska et Wołodko 3

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Zuza Wiorogórska et Anna Wołodko, « International Project Management – Another Challenge for Librarians. How Well Prepared Are We for This? A Case Study of the TRAIN4EU Project », Journal of Library Administration, 2024, vol. 64, no 5, p. 642-654. En ligne : https://doi.org/10.1080/01930826.2024.2351251

à propos du projet TRAIN4EU met en lumière plusieurs de ces difficultés. Par exemple, les divergences entre les réglementations nationales et institutionnelles sont souvent un obstacle à la coordination des travaux entre les partenaires. De plus, les différences culturelles et linguistiques entre les équipes peuvent ralentir la prise de décision et rendre plus complexe la gestion des ressources humaines. D’où l’importance d’une planification détaillée, d’une gestion attentive des risques et de la collaboration entre les équipes de différents pays. Selon les auteurs de l’article, une familiarité avec les différentes méthodologies de gestion de projet, telles que l’approche en cascade ou hybride, est essentielle pour structurer les tâches, prévoir les obstacles et améliorer la coordination entre les institutions partenaires.

Vers un modèle de gestion participative

Enfin, bien que de nombreuses alliances suivent ou subissent une approche de gestion de projet descendante, où les décisions sont prises par les administrateurs et les chefs de projet, il existe un potentiel pour une gestion plus participative (voir infra focus UNITA). Certaines bibliothèques, avec leur expertise en communication et leurs réseaux bien établis, essaient de proposer une alternative à ce modèle et privilégient une approche ascendante, où les idées et les initiatives émanent directement des acteurs impliqués. Pour autant, ce type de fonctionnement implique une prise en compte des bibliothèques dès les premières phases des projets successifs des alliances, idéalement avant leur soumission.

Focus • CIVICA – vers une mutualisation des ressources documentaires

Le réseau des bibliothèques de l’alliance CIVICA 4

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Membres de l’alliance CIVICA : Bocconi University (Italie), CEU Central European University (Autriche), EUI European University Institute (Italie), Hertie School of Governance (Allemagne), IE University (Espagne), LSE London School of Economics (Royaume Uni), Sciences Po (France), SNSPA National University of Political Studies and Public Administration (Roumanie), SGH Warsaw School of Economics (Pologne), Stockholm School of Economics (Suède)

s’est fixé pour objectif d’étudier la faisabilité d’une mutualisation de ressources documentaires, en partant du principe que l’accès à un éventail de ressources de haute qualité pour l’ensemble des membres de l’alliance pourrait contribuer à l’atteinte d’objectifs académiques et de recherche, par exemple en termes de respect de critères de qualité d’un futur diplôme européen. Cependant, la réalisation de cet objectif nécessite une analyse approfondie des besoins documentaires spécifiques aux activités pédagogiques et de recherche, telles que les cours partagés entre les institutions membres.

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Ce projet se heurte en outre à des contraintes complexes. En premier lieu, les cadres légaux et consortiaux régissant la négociation et la souscription aux ressources varient considérablement d’un pays à l’autre, rendant difficile l’harmonisation des pratiques. À cela s’ajoute une contrainte administrative : l’absence de personnalité juridique propre à l’alliance, à ce jour, empêche tout achat collectif à grande échelle. Par ailleurs, la question du financement représente un défi en lui-même, notamment en ce qui concerne la provenance des fonds et la répartition des dépenses entre les membres.

Une première étude, réalisée par le cabinet Ourouk en collaboration avec le consortium Couperin, a permis d’identifier plusieurs pistes de solutions à court, moyen et long terme. Toutefois, cette démarche a également révélé la nécessité d’établir un dialogue avec les institutions européennes sur la question de l’accès équitable aux ressources documentaires numériques payantes.

Focus • Construire et pérenniser un réseau de bibliothèques au sein d’une Alliance – bilan et perspectives des bibliothèques d’UNITA

Le réseau des bibliothèques d’UNITA s’est constitué dès 2020, à l’initiative du service commun de la documentation (SCD) de l’Université de Pau et des pays de l’Adour (UPPA), avec l’appui du bureau UNITA local 5

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UNITA est une alliance d’universités européennes issues de la vague 2 (2020), dont les six membres fondateurs (Università di Torino, Universidad de Zaragoza, Universidade da Beira Interior, Université de Pau et des pays de l’Adour, Université Savoie Mont Blanc, Universitatea de Vest din Timișoara) ont pour dénominateur commun un ancrage territorial fort dans des régions frontalières, en zones rurales montagneuses, et le partage d’une identité linguistique romane. Trois axes de recherche d’excellence sont portés par UNITA (Économie Circulaire, Patrimoine Culturel, Énergies Renouvelables), auxquels s’ajoutent l’intercompréhension et le multilinguisme en langues romanes, vecteurs identitaires forts de l’Alliance.

. Ni associées à la construction du projet ni intégrées aux lots de travail, les bibliothèques ont néanmoins saisi l’opportunité de la création d’UNITA pour partager des bonnes pratiques, travailler sur des projets communs, et œuvrer collectivement pour leur reconnaissance au sein de l’Alliance. Cette absence du projet initial avait le mérite de leur offrir toute autonomie pour définir un cadre informel de collaboration et des orientations communes.

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Le réseau adopte d’emblée une méthode de travail souple, où plusieurs micro-projets sont menés en parallèle par des sous-groupes rassemblant uniquement les établissements intéressés. En juin 2023, pour tenir compte des moyens disponibles et des priorités de chacun, le réseau se recentre sur le partage d’expérience et la formation entre bibliothécaires, ainsi que sur les thématiques de travail de FOR EU LIB, dont les bibliothèques d’UNITA sont membres actifs dès l’origine.

Un important travail de réseautage auprès de la gouvernance d’UNITA, en local et à l’échelle de l’Alliance, a été mené par le SCD de l’UPPA pour faire connaître l’existence du réseau et plaider pour son intégration aux actions portées par UNITA. Le projet des bibliothèques est validé par le Management Committee d’UNITA (mai 2021) et des bilans régulièrement présentés devant celui-ci. La coordinatrice du réseau intègre officiellement le groupe de travail UNITA UPPA. Le réseau obtient l’accès aux outils collaboratifs d’UNITA, avec un espace de stockage dédié pour le partage de documents. La représentation des bibliothèques d’UNITA au sein du groupe FOR EU LIB est également actée par la gouvernance de l’Alliance.

Au terme de quatre ans d’existence (2020-2024), le bilan est positif et couvre les domaines de la formation, du partage d’expérience et de la mobilité des personnels :

  • plan commun de formation modulaire, partage de ressources dans les différentes langues d’UNITA sur l’évaluation de l’information et des fake news (2021-2023) ;
  • enquête commune sur les usages, connaissances et besoins de formation des étudiants en matière de recherche et d’évaluation de l’information sur internet (2022-2023) ;
  • UNITA Libraries Staff Week à l’UPPA (2023) : partage d’expérience, pratique de l’intercompréhension, atelier de facilitation sur le thème de l’intelligence artificielle ;
  • webinaire « Libraries and Citizen Science » (mars 2024).

Le caractère informel du réseau atteint toutefois ses limites, humaines, financières et institutionnelles. Sans budget, sans cadre officiel, sans temps de travail dédié, comment le pérenniser et monter en charge sur d’autres projets en associant davantage les équipes ? L’obstacle linguistique reste important avec une prédominance nette des échanges en anglais, malgré des efforts notables pour développer l’intercompréhension et l’utilisation des différentes langues d’UNITA. Sur le terrain (hormis la charge de travail), il demeure le principal obstacle à l’engagement des équipes.

L’enjeu principal est désormais d’impulser une nouvelle dynamique au réseau des bibliothèques d’UNITA, en capitalisant sur les contacts, l’expérience et les succès acquis. Avec l’élargissement de l’Alliance à six nouveaux membres 6

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Instituto Politécnico da Guarda, Universidad Publica de Navarra, Università degli studi di Brescia, Universitatea Transilvania din Brașov, Haute École spécialisée de Suisse orientale, Yuriy Fedkovych Chernivtsi National University.

 et l’ajout de trois thématiques d’excellence supplémentaires 7
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Santé globale, Sociétés inclusives, Transitions digitales.

, de nouveaux défis s’imposent : intégration des bibliothèques des nouveaux partenaires, charge accrue de coordination du réseau, besoin impératif d’un statut officiel 8
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Projet resté en suspens de Charte des bibliothèques d’UNITA.

et d’objectifs intégrés aux lots de travail d’UNITA2. Ce changement d’échelle est aussi une opportunité de consolidation du réseau et du positionnement des bibliothèques dans le projet UNITA2 encore en phase de déploiement.

Focus • Co-construire une formation doctorale en science ouverte dans l’alliance EUGLOH (European University Alliance for Global Health)

L’alliance EUGLOH 9

offre un large éventail de possibilités d’explorations et de collaborations dans la science ouverte entre les 9 partenaires du consortium : Université Paris-Saclay (coordinateur), Lund University, Ludwig-Maximilians-Universität München, Universidade do Porto, University of Szeged, University of Alcalá, Universität Hamburg, University of Novi Sad, Uit The Arctic University of Norway.

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La perspective d’élaborer une formation doctorale commune en science ouverte dans le contexte de la santé globale constitue un objectif précis d’un groupe de travail intitulé « Development of an Open Science Training Module », auquel participent activement, depuis 2023, la Direction des bibliothèques, de l’information et de la science ouverte (DiBISO) de l’Université Paris-Saclay et le personnel des bibliothèques de son périmètre élargi (la Direction des bibliothèques et informations scientifique et technique [DBIST] de l’Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines [UVSQ] par exemple), piloté par la bibliothèque de l’Université de Tromsø (Norvège) et le service à la recherche de l’Université Louis-et-Maximilien de Munich (Allemagne). Ce groupe de travail est composé notamment par des personnels des bibliothèques universitaires dans l’alliance : ingénieur et administrateur des données, expert science ouverte, formateur, personnel d’appui à la recherche, etc. Les différents rôles et profils variés de ces personnels jouent un rôle décisif dans la création de cette formation, car ils fournissent souvent les accompagnements directement aux chercheuses et chercheurs sur des sujets divers de la science ouverte. Ils sont formatrices et formateurs de la science ouverte et donnent déjà des formations doctorales sur la science ouverte dans leurs universités respectives.

Cette formation doctorale serait pilotée principalement par les personnels d’appui à la recherche des bibliothèques ainsi que des chercheuses et chercheurs, elle consisterait à offrir aux doctorant(e)s, post-doctorant(e)s et chercheuses et chercheurs en début de carrière, un panel de formations en science ouverte riche en termes de choix de thématiques, et spécifique dans la santé globale : de la bonne gestion des données de la recherche à la publication en libre accès, de la science participative à la protection des données en passant par les principes FAIR 9

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Données et ressources numériques Faciles à trouver, Accessibles, Interopérables et Réutilisables.

et les questions de propriété intellectuelle.

Cette formation aidera les futurs chercheuses et chercheurs à acquérir un socle de compétences en science ouverte et en gestion de données de recherche, en particulier en lien avec la thématique de santé globale à l’échelle européenne, afin de créer un impact positif pour leur début de carrière de recherche dans des organismes de recherche dans ce domaine, qui aujourd’hui devient un grand enjeu de notre société.

Ce projet de formation est l’occasion d’accroître les échanges de bonnes pratiques au sein de l’alliance : afin de collaborer plus étroitement avec nos partenaires EUGLOH sur ce sujet, une délégation des personnels des bibliothèques de l’Université Paris-Saclay et son périmètre élargi se rendra en 2025 à la bibliothèque de l’Université de Tromsø (Norvège) via le programme Erasmus+ (job shadowing) pour travailler ensemble sur cette formation doctorale et discuter des avancées liées à la science ouverte dans nos universités respectives.

Focus • Les bibliothèques de l’alliance CIVIS - mobilité des personnels

Aix-Marseille Université (amU) compose, avec dix partenaires universitaires (National and Kapodistrian University of Athens, University of Bucharest, Université libre de Bruxelles, Universidad Autónoma de Madrid, Sapienza Università di Roma, Stockholms universitet, Eberhard Karls Universität Tübingen, University of Glasgow, Paris Lodron University of Salzburg et Université de Lausanne) l’alliance européenne CIVIS.

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Au service commun de la documentation, la politique de coopération à l’international a été formalisée en 2018 par la création d’une commission transverse ad hoc, composée de 14 personnels volontaires, afin de s’inscrire dans la politique volontariste de l’université. La commission a eu pour projet de rencontrer les homologues des bibliothèques CIVIS en organisant des voyages d’étude de deux jours sur place. Les objectifs poursuivis par le SCD étaient d’accompagner la création de CIVIS en développant des liens privilégiés avec les bibliothèques des universités partenaires, échanger autour des pratiques professionnelles, dégager des pistes de collaboration. Pour ce faire, deux sources de financement ont été sollicitées et obtenues : les « plans de mobilité sortante », source de financement interne à l’université, et les bourses Erasmus. C’est l’Université libre de Bruxelles qui a inauguré le bal des voyages afin de démarrer par un partenaire francophone, à l’automne 2019. Lors de la pandémie, la seule collaboration entre bibliothécaires CIVIS fut au sein de la task force « open science » dont les membres venaient, à l’exception de l’enseignant-chercheur de l’Université de Bucarest, des bibliothèques. Puis deux voyages par an ont été menés entre 2022 et 2024 pour des groupes de quatre à douze collègues. La participation est ouverte à tous les personnels du SCD volontaires indépendamment de leurs statuts et missions (sous réserve toutefois d’un niveau d’anglais suffisant pour prendre part aux échanges). Les participants font un bilan très positif de ces rencontres. Ces voyages ont permis des échanges de pratiques via des présentations thématiques, des visites des bibliothèques mais aussi d’autres institutions (Bibliothèque nationale de Grèce à Athènes, Casa Velasquez à Madrid, bibliothèque de l’Institut français de Rome, etc.). Par ailleurs, les « staff weeks » (mobilité entrante) organisées par le SCD en 2022 et 2024 ont été prioritairement destinées aux collègues de l’alliance. Toutefois, elles ont accueilli des personnels d’autres institutions, les membres CIVIS ayant candidaté en trop faible nombre.

Faisant le constat qu’il est nécessaire de poursuivre les échanges en dehors des mobilités ponctuelles, un rendez-vous Zoom, ouvert à tous les bibliothécaires du réseau, est proposé le premier mardi de chaque mois depuis l’été 2023, sur des sujets qui intéressent toute la profession (silence et bruit ; accueil des étudiants internationaux ; signalétique ; conservation ; etc.). On peut dire désormais qu’une communauté de pratiques des bibliothécaires CIVIS existe. Même si barrières de langue et de temps peuvent freiner les élans, l’envie de travailler ensemble est indéniable. Les bibliothécaires souhaitent maintenant s’emparer du dispositif de BIP (blended intensive programme) pour éprouver la coopération dans la construction d’un programme de formation sur place et en ligne à destination de leurs pairs.