Pour une Europe des bibliothèques : une réflexion de l’Union européenne pour développer la lecture publique

Sylvie Bonnel

Hanna Toraubully

Le 7 décembre 2022, le Conseil de l’Union européenne a adopté un nouveau programme de travail pour la culture (2023-2026) 1

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Conseil de l’union européenne, Council resolution on the EU work plan for culture 2023–2026. En ligne : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/PDF/?uri=CELEX:32022G1207(01)

, qui comporte une action portant spécifiquement sur les bibliothèques. La réflexion est actuellement conduite par les 27 pays de l’Union, sous la forme d’une méthode ouverte de coordination (MOC). Elle doit aboutir à la rédaction de recommandations à l’été 2025. À défaut de premiers résultats, que le calendrier n’autorise pas à formuler à l’automne 2024, l’article vise à présenter les objectifs de cette réflexion, inédite au niveau européen, et à en présenter le mécanisme.

En ces temps d’incertitude (politique, économique) à diverses échelles, une réflexion sur les finalités et les moyens des politiques culturelles s’avère aussi complexe que nécessaire. Considérant la culture comme une ressource fondamentale pour la viabilité d’une société, André Malraux la définissait en ces termes : « La culture, c’est ce qui répond à l’homme quand il se demande ce qu’il fait sur la terre. » 2

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André Malraux, Discours prononcé à l’occasion de l’inauguration de la Maison de la culture d’Amiens le 19 mars 1966, Paris, Assemblée nationale, 1966. En ligne : https://www.assemblee-nationale.fr/histoire/Andre-Malraux/discours_politique_culture/maison_culture_amiens.asp

Si la culture est ainsi pourvoyeuse de sens pour orienter nos existences individuelles et collectives, les bibliothèques jouent un rôle décisif dans ce contexte : elles sont autant de lieux de réception et d’élaboration commune de cette réponse.

Conscient que cette ambition doit être partagée pour être durable, le Conseil de l’Union européenne a lancé le 7 décembre 2022 un nouveau programme de travail pour la culture (2023-2026), qui comporte une action portant spécifiquement sur les bibliothèques : « Renforcer le rôle multiple des bibliothèques en tant que dépositaires et relais des œuvres culturelles, des compétences et des valeurs européennes. » Cette action s’inscrit dans l’une des quatre priorités de ce programme de travail 3

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Ces quatre priorités sont (dans l’ordre) : a) Artistes et professionnels de la culture : renforcer les secteurs de la culture et de la création ; b) La culture pour le peuple : encourager la participation culturelle et le rôle de la culture au sein de la société ; c) La culture pour la planète : activer le pouvoir de la culture ; d) La culture pour des partenariats en co-création : renforcer la dimension culturelle dans les relations extérieures de l’UE.

 : « La culture pour le peuple : encourager la participation culturelle et le rôle de la culture au sein de la société. » Au nombre de 65 000, les bibliothèques européennes accueillent plus de 100 millions de visiteurs chaque année 4
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Traduit librement de l'anglais : « There are over 65 000 public libraries in the EU and over 100 million people visit them every year. » Source : Conseil de l’union européenne, Open Method of Coordination (OMC) Group of Member States’ experts on Building bridges: strengthen the multiple roles of libraries as gateways to and transmitters of cultural works, skills and European values ‒ Approved Mandate, p. 2. En ligne : https://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-14250-2023-INIT/en/pdf

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Cette première étude d’ensemble sur les bibliothèques au niveau européen 5

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Précisons que le périmètre de l’étude, défini par le Comité des affaires culturelles du Conseil de l’UE, se concentre sur les bibliothèques de lecture publique et ne comprend pas les bibliothèques du monde académique.

se déroule dans un contexte dynamique entretenu par plusieurs acteurs du secteur. Elle s’inscrit en cohérence avec d’autres initiatives portées par les institutions européennes (adoption par le Parlement du rapport sur l’avenir du secteur européen du livre en septembre 2023, lancement d’une étude sur le prêt numérique par la Direction générale (DG) Connect de la Commission européenne fin 2023) et avec des travaux menés par les associations professionnelles : European Bureau of Library, Information and Documentation Associations – EBLIDA ; European Cultural Foundation ; Fédération internationale des associations et institutions de bibliothèques – IFLA ; National Authorities on Public Libraries in Europe – Forum NAPLE ; Public Libraries 2030 ; Rete delle Reti…

Cette réflexion collective rejoint donc un constat partagé par divers acteurs du monde des bibliothèques. En effet, tous observent une baisse des dépenses des pouvoirs publics à l’égard des bibliothèques, tous pays confondus. Ils plaident pour l’élaboration d’outils statistiques et d’indicateurs communs à l’échelle de l’Europe, pour pouvoir mesurer des phénomènes et en tirer des enseignements stratégiques 6

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On peut citer l’exemple du calculateur en cours de développement par Rete delle Reti. Pour en savoir plus : Giuseppe vitiello, « La décennie qui a ébranlé le monde des bibliothèques. Évaluation des dépenses des bibliothèques et des disparités régionales en Europe », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 3 octobre 2024. En ligne : https://bbf.enssib.fr/sites/bbf.enssib.fr/files/documents/Contributions-focus/Contribution-2024-10-03_Vitiello.pdf

. Ils soulignent également des disparités entre les pays européens, écarts qu’il s’agit de prendre en compte pour que l’Union européenne (UE) accompagne au mieux les besoins et réalités de chaque pays.

Une méthodologie éprouvée : la méthode ouverte de coordination (MOC)

La concertation impulsée par le Conseil de l’Union européenne est actuellement conduite par les 27 pays de l’Union, sous la forme d’une méthode ouverte de coordination. Instituée par le traité de Lisbonne parmi d’autres modalités de travail du conseil de l’UE, cette méthode de concertation n’a pas de valeur juridique contraignante, à la différence des règlements et directives. Néanmoins, elle fait vivre la réflexion et la démocratie européenne car les rapports qui en résultent nourrissent les débats au sein des diverses instances de l’UE (Parlement européen, Commission européenne, Conseil de l’UE). Ces rapports ont vocation à éclairer l’élaboration des politiques publiques : ils contiennent des recommandations qui doivent être votées à l’unanimité pour être retenues.

Les MOC 7

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Union europeénne, « Méthode ouverte de coordination », EUR-lex. En ligne : https://eur-lex.europa.eu/FR/legal-content/glossary/open-method-of-coordination.html

prennent la forme d’un groupe de travail composé de 27 experts, chargés de représenter chaque État membre du Conseil de l’UE, premier cercle qui peut ensuite être élargi à des personnalités extérieures ou des États associés en fonction des sujets. Afin de créer une impulsion pour mener à bien cette concertation pluriannuelle, il est présidé par un ou des experts élus par le groupe. Le groupe de travail « Role of libraries » [Rôle des bibliothèques] est coprésidée par les Pays-Bas et l’Irlande. Cette consultation sur les bibliothèques européennes s’inscrit dans un mandat de travail 8
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Conseil de l’union européenne, Open Method of Coordination (OMC) Group of Member States’ experts on Building bridges…, op. cit.

qui en pose le cadre général.

Sur le plan méthodologique, ce groupe « Role of libraries » a organisé son travail selon trois axes :

  • Brosser le paysage des politiques publiques concernant les bibliothèques, en dressant un panorama comparé des stratégies nationales, des législations et des données statistiques disponibles. Cela implique d’examiner les sources de données existantes sur les bibliothèques publiques dans l’UE, d’identifier les indicateurs complémentaires qui pourraient être inclus et d’agréger les données ainsi rassemblées, afin d’obtenir un tableau de l’environnement contextuel dans lequel les bibliothèques opèrent.
  • Définir les missions communes des bibliothèques, par-delà les différences et spécificités nationales, notamment en identifiant des bonnes pratiques ou des expériences emblématiques au niveau national. Le but est de créer un récit de la valeur ajoutée des bibliothèques publiques dans diverses dimensions 9
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    Neuf dimensions ont été identifiées : formation et éducation ; culture ; diversité sociale et inclusion ; information et démocratie ; climat et développement durable ; développement numérique ; économie et emploi ; développement urbain et rural ; santé et bien-être.

    afin de montrer l’impact que les bibliothèques publiques peuvent potentiellement avoir sur la société. Ce récit inspirera les décideurs politiques et devrait soutenir les actions de plaidoyer aux niveaux national, régional et local.
  • Identifier les moyens et outils nécessaires aux bibliothèques pour assumer pleinement leurs missions au niveau européen. Ce troisième volet a pour objectif de recenser, à travers une triple focale (professionnels des bibliothèques, tutelles politiques, publics), les besoins des bibliothèques européennes pour pouvoir accomplir leur rôle à la fois de facilitation pour la construction de la démocratie et l’engagement des citoyens, et de transmission d’œuvres culturelles et de valeurs européennes. Cela devrait mettre en évidence les conditions requises pour garantir l’accès aux bibliothèques publiques pour les générations futures dans un environnement en constante évolution, traversé par des crises et des mutations technologiques et sociétales majeures.

Parallèlement à ce travail, des consultations d’experts sont explicitement prévues par le mandat afin de nourrir les discussions du groupe. Ces consultations ont commencé à l’automne 2024 et mobilisent des acteurs œuvrant tout aussi bien dans l’ensemble de la chaîne de valeur du secteur du livre que dans d’autres secteurs pertinents (éducatif par exemple). Pourront également être invités des représentants des secteurs de la presse et des médias, des experts d’organisations non gouvernementales (ONG), des représentants de la société civile et les réseaux professionnels dans le domaine, ainsi que d’autres organisations internationales, telles que le Conseil de l’Europe.

Depuis janvier 2024, le groupe de travail a tenu trois réunions plénières à Bruxelles (février), à Varsovie (juin) et à nouveau à Bruxelles (novembre). Entre ces séances, les pays contribuent à la réflexion sur ces trois axes par la production de synthèses destinées à identifier les traits communs et les particularités de chacun, à travers des grilles d’analyse unifiées.

La première réunion de travail de la MOC ayant eu lieu en février 2024, environ six réunions sont prévues sur une durée de dix-huit mois, jusqu’à l’été 2025. À l’issue de ce travail, un rapport sera produit pour synthétiser les échanges et, surtout, proposer des recommandations opérationnelles aux bibliothèques ainsi que des recommandations politiques à long terme, qui peuvent être partagées et utilisées dans tous les États membres. Ce document a pour ambition de pouvoir servir de base à de futurs échanges et à l’élaboration de politiques pour le secteur.

L’engagement de la France

Sylvie Bonnel, conseillère livre et lecture à la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) Île-de-France, a été nommée pour représenter la France. En appui, le ministère de la Culture a mis en place un comité de suivi national pour nourrir les travaux et contribuer à la réflexion.

Ce comité de suivi réunit aussi bien le ministère de la Culture (Service du livre et de la lecture), des établissements publics (Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque publique d’information) et des associations professionnelles (Association des bibliothécaires de France, Association des bibliothécaires départementaux, Comité français international bibliothèques et documentation). Le secrétariat général du ministère de la Culture, qui accompagne régulièrement ce type de travaux, est déjà pleinement mobilisé sur le sujet, au sein de sa sous-direction chargée des affaires européennes.

Notons que d’autres pays ont pu mettre en place des modalités de communication interne similaires, comme la Suède ou la Belgique.

Par son engagement fort dans cette réflexion collective, la France veut soutenir les efforts des pays de l’UE pour garantir un statut solide et une visibilité certaine aux bibliothèques.

Riche d’une longue tradition en matière de conservation du patrimoine, et après le vote de la loi Robert qui consolide l’indépendance et la gratuité des bibliothèques publiques, la France tient à soutenir les pays européens en garantissant l’indépendance des bibliothèques et des professionnels face aux pressions du pouvoir politique, notamment par l’affirmation d’un socle commun de valeurs et par une offre de formation de qualité (envers les professionnels des bibliothèques et les citoyens).

Poursuivant cette logique de pérennisation et défendant la nécessité d’un meilleur maillage du territoire européen, la France appelle de ses vœux un modèle d’aide financière qui serait réservé aux bibliothèques (à l’instar des fonds structurels, de type FEDER 10

). Cette aide pourrait s’inspirer de son concours particulier « bibliothèques » au sein de la Dotation générale de décentralisation (DGD, créée en 1986) qui soutient la construction, la rénovation et l’équipement d’établissements.

Enfin, alors qu’elle vient de célébrer « Biblis en folie » 11

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La deuxième édition des journées nationales des bibliothèques s’est tenue les 28 et 29 septembre 2024.

, la France plaide pour une journée européenne des bibliothèques (comme il en existe déjà pour les musées, l’architecture ou le patrimoine). Une manifestation à l’échelle européenne viendrait consacrer des initiatives nationales (existant déjà dans au moins sept pays 12
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UE : Italie, Espagne, Allemagne, Irlande, Belgique / Hors UE : Royaume-Uni, Suisse.

) et ancrer durablement les bibliothèques dans le paysage culturel des citoyens.

En retour, l’élaboration de données statistiques sur les bibliothèques européennes qui aura lieu dans le cadre de cette MOC (en lien avec Eurostat ou tout autre entité européenne compétente), pourra être utile dans le cadre de la future refonte de l’enquête annuelle sur les données d’activité des bibliothèques en France. D’autres livrables pourront utilement faire progresser la réflexion nationale sur des sujets variés (formation, accessibilité, lutte contre la désinformation, transition écologique, participation citoyenne…).

À l’heure où paraît cet article, la MOC est encore un travail en cours : à ce stade, les membres du groupe « Roles of libraries » s’attachent à collecter l’ensemble des données, qui constituent un matériau foisonnant qui illustre la richesse et la diversité des contextes nationaux. Un travail de synthèse et d’analyse fine, encore à l’état d’ébauche, devra en retenir les éléments structurants pour formuler une vision coordonnée des rôles multiples des bibliothèques européennes.

Le rapport qui sera produit au terme de cette MOC doit pouvoir donner davantage d’échos à des arguments portés par les bibliothécaires dans leurs pays respectifs, en connectant les bibliothèques aux enjeux sociétaux qui traversent la société européenne. Il devra valoriser leur positionnement comme acteurs à part entière dans la culture, mais aussi dans la vie quotidienne des citoyens européens.

L’année 2024 a marqué le renouvellement du Parlement européen et l’installation en septembre d’une nouvelle Commission européenne. Ces travaux de la MOC, concrétisés dans la production de ce rapport, viennent compléter à une échelle institutionnelle européenne l’action de plaidoyer portée par ailleurs par différentes associations, tant françaises qu’internationales. Espérons qu’ils viendront contribuer à une meilleure visibilité des bibliothèques et à leur intégration stratégique et financière dans les politiques publiques au niveau européen.