Conserver la mémoire des femmes, une « œuvre utile et sociale »
Dans l’entre-deux-guerres, le mouvement féministe gagne en notoriété. Les femmes veulent reprendre la place et la parole dans l’espace public et cela passe également par la reconstitution de leur histoire, et surtout par la construction d’une mémoire collective. Les militantes cherchent dans le passé les traces des oppressions, des luttes et tentent de faire advenir l’histoire des femmes. Elles s’intéressent notamment aux « grandes » figures de femmes, comme Hélène Brion qui entreprend à partir de 1902 une Grande encyclopédie féministe. L’objectif était de réaliser, à partir de coupures de presse et autres documents, des notices biographiques des femmes qu’elle jugeait exemplaires 1
Colette Avrane indique que « les documents cités et collés souvent sans titre ni date sont présentés selon une classification assez fantaisiste, et dans un ordre alphabétique qui privilégie le prénom des femmes, le seul qui leur appartient en propre ». Les sept volumes n’ont jamais été édités et se trouvent aujourd’hui à la bibliothèque Marguerite Durand. Cette pratique du collage et de la constitution artisanale de biographies des « grandes » figures féministes est assez courante, Eliska Vincent, Marguerite Durand et Marie-Louise Bouglé y ont recours dans leur propre bibliothèque de documentation féministe. Colette AVRANE, « Hélène Brion » in Christine BARD (dir.) Dictionnaire des féministes, Paris, Presses universitaires de France, 2017, p. 212.
Dans leurs écrits du for privé, on note régulièrement des allusions à l’avenir, à la nécessité de transmettre aux générations futures, de documenter le mouvement actuel et de sauver les ruines du passé 2
Maité ALBISTUR, Inventaire des archives de Marie-Louise Bouglé déposées à la Bibliothèque de la Ville de Paris (BHVP), 1982, p. 5-6.
C’est-à-dire un endroit indépendant des diverses associations mais qui ne se limite pas à des collections privées.
Origines et moteurs
Le moteur commun de Marguerite Durand et de Marie-Louise Bouglé est la volonté de ne plus perdre des documents témoignant d’une histoire des femmes et des féminismes. Alors qu’elles ont assisté à la disparition des premières initiatives d’Eliska Vincent et de Marbel, elles mettent en place, chacune de leur côté, des stratégies pour éviter de revivre cette fatalité.
Quand elle ouvre sa bibliothèque en 1922, Marie-Louise Bouglé n’a que 39 ans. Benjamine d’une famille au capital économique modeste de onze enfants, elle est orpheline à l’âge de 15 ans et rejoint sa sœur aînée à Paris. Elle travaille comme vendeuse et prend des cours du soir dans les universités populaires parisiennes pour apprendre l’anglais, l’allemand, l’espagnol et la sténodactylographie. Elle s’intéresse au mouvement féministe suite à une conférence donnée par Cécile Brunschvicg en 1910 et adhère à l’Union française pour le suffrage des femmes (UFSF). Elle découvre le monde des bibliothèques lorsque la direction des Jeunesses laïques et républicaines 4
Association créée en 1902 dont le but est de « faire de l’éducation républicaine des jeunes générations de notre pays », Annales de la jeunesse laïques, juin 1902, n° 1.
Elle ne possède aucune formation pour exercer le métier de bibliothécaire, mais elle fait attention à toujours se tenir au courant des nouvelles réflexions en se rapprochant d’institutions et de personnalités du monde des bibliothèques importantes à l’image de Mary P. Parsons, Ernest Coyecque ou encore Suzanne Briet à travers l’Union française des organismes de documentation (UFOD). Concernant sa politique d’acquisition, par souci de ce qu’elle nomme « neutralité », la bibliothèque conserve l’ensemble de « l’activité intellectuelle féminine » dans son acception la plus large. Enfin, elle fait attention à mettre en place des politiques de communication et de valorisation en sollicitant les principaux journaux féministes et en participant à des événements d’ampleur nationale voire internationale. Elle développe un embryon de lecture publique avec de larges plages horaires et un service de renseignement 5
La bibliothèque de Marie-Louise Bouglé est ouverte dans un premier temps « tous les jours, sauf le dimanche, de 18 heures à 21 heures 30 » ; elle est « gratuite ». Jeanne VUILLIOMENET, « Choses vues à Paris », Mouvement féministe, 27 juin 1924.
Plus sa bibliothèque fait parler d’elle, plus elle obtient des propositions de rachat ou de fusion par d’autres institutions. Mais, Marie-Louise Bouglé souhaite rester indépendante financièrement et moralement de tout organisme public ou associatif et refuse toute offre systématiquement.
Même si les pratiques archivistiques et bibliothéconomiques sont sommaires par rapport à d’autres institutions avec de plus grands moyens, elle se différencie d’Eliska Vincent et de Marbel en cherchant à en mettre en place et créer une véritable bibliothèque patrimoniale.
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Figure 1. Bibliothèque Marie-Louise Bouglé
Source : BHVP 4-MS-FS-15-2563, Bibliothèque Marie-Louise Bouglé
Marguerite Durand, quant à elle choisit d’assurer l’avenir de sa bibliothèque en faisant don, en 1932, de l’ensemble de ses collections personnelles à la ville de Paris. En échange, la ville de Paris s’engage à créer une bibliothèque, qui portera le nom de la fondatrice. La prise en charge par la ville de Paris possède beaucoup d’avantages. Cela lui permet notamment d’obtenir des crédits « pour l’entretien et le nettoyage de la bibliothèque », « pour les frais d’exploitation de ladite bibliothèque, tels que reliure, abonnements aux périodiques, enrichissement des collections » ainsi que « pour la rétribution d’une bibliothécaire adjointe » 7
Bibliothèque Marguerite Durand (BMD), Boîte 9, La bibliothèque Marguerite Durand. Enveloppe 1. Extrait du registre des procès-verbaux de la séance du 31 décembre 1931 du Conseil municipal de la Ville de Paris.
BMD, Boîte 9, La bibliothèque Marguerite Durand. Enveloppe 2. Lettre du 11 décembre 1932 de Marguerite Durand au préfet.
BMD, Boîte 9, La bibliothèque Marguerite Durand. Enveloppe 2. Note du 28 novembre 1932 à Monsieur le Directeur du Cabinet du Directeur des Beaux-Arts.
BMD, Boîte 9, La bibliothèque Marguerite Durand. Enveloppe 2. Reçu de communication téléphonique du 17 octobre 1932 avec le chef de Bureau des Installations mécaniques (M. Defarcy).
Marguerite Durand gère bénévolement la bibliothèque jusqu’à sa mort avec l’aide de Thilda Harlor 11
Thilda Harlor débute sa carrière de journaliste à La Fronde dès le premier numéro le 9 décembre 1897. Elle devient directrice de la bibliothèque Marguerite Durand à la mort de cette dernière en 1936 jusqu’en 1945. Elle gardera un jugement très critique envers Marguerite Durand, notamment sur la gestion du journal et sur son autorité brouillonne de la bibliothèque.
Après une éducation traditionnelle au couvent, Marguerite Durand fait le choix de devenir actrice. Elle devient rapidement pensionnaire à la Comédie française jusqu’en 1888, où elle connaît un succès mitigé 12
Nejma OMARI, « Marguerite Durand : des planches à la presse », Le blog Gallica, 27 juillet 2021. En ligne : https://gallica.bnf.fr/blog/27072021/marguerite-durand-des-planches-la-presse?mode=desktop.
En 1897, Antonin Périvier a enlevé Jacques, leur enfant, sans le consentement de Marguerite Durand, dans sa propriété de Tessancourt. Marguerite Durand obtient la garde et une pension de 500 francs par mois mais elle ne peut refuser à Périvier le droit de visite. BMD, Boîte 1, La vie de Marguerite Durand. Enveloppe 1, Périvier, Décision du Tribunal le 3 juillet 1897.
En 1896, pour l’écriture d’un article sur le féminisme en France, le Figaro l’envoie au Congrès féministe international à Berlin, à la suite duquel elle décide de créer le premier journal entièrement dirigé et rédigé par des femmes journalistes, La Fronde. Quotidien puis mensuel, le journal évoque autant l’actualité féministe que d’autres sujets d’informations générales : économie, littérature, sport, mode, finances et politiques, dont en grande partie l’affaire Dreyfus. Marguerite Durand utilise ses connaissances au Figaro pour obtenir des dérogations afin que les journalistes femmes puissent assister aux débats de l’Assemblée nationale, du Sénat ou de la Bourse de Paris, ce qui est interdit jusque-là.
En parallèle, Marguerite Durand participe activement à plusieurs événements féministes dont la création de l’Office du travail féminin, des conférences en France et en Allemagne ainsi que plusieurs candidatures aux élections législatives en 1910.
De plus, en 1932, Marguerite Durand est riche d’une collection importante à la suite de ces deux premières initiatives de fondation d’une bibliothèque de documentation : la Maison des offices féminins et la bibliothèque de documentation pour les journalistes de La Fronde. Le procès-verbal de l’acceptation de la donation indique que la bibliothèque est composée d’un « ensemble de documents manuscrits et imprimés se rapportant à l’activité intellectuelle de la femme à travers les siècles » 14
BMD, Boîte 9, La bibliothèque Marguerite Durand. Enveloppe 1. Extrait du registre des procès-verbaux de la séance du 31 décembre 1931 du Conseil municipal de la Ville de Paris.
Dans la BMD, les principes à l’œuvre ne sont similaires que pour Marie-Louise Bouglé. Mais, les horaires et la localisation favorisent un public de chercheur·euses puisque la bibliothèque, idéalement située « mairie du Vᵉ arrondissement, place de Panthéon », au centre de Paris et près des universités, est ouverte « tous les jours de 14 à 18 heures, sauf le samedi et le dimanche » 15
. Ces horaires excluent presque automatiquement un public de curieux·euses et de travailleur·euses. La question du prêt à domicile est réglée dès l’ouverture puisque, dans l’extrait du procès-verbal de la donation, il est écrit que les « documents seront mis à la disposition du public pour y être consultés sur place ou prêtés à domicile ».
Figure 2. Bibliothèque Marguerite Durand, Ve arrondissement de Paris
Les deux militantes féministes fondent leur œuvre à quelques années d’écart et coexistent pendant près de 4 ans. Mais alors, pourquoi ne pas s’être associé ? Plusieurs raisons sont souvent exposées dont celle d’une inimitié entre les deux militantes. Cela est partiellement vrai. Marguerite Durand et Marie-Louise Bouglé se connaissaient, mal, mais avaient des envies et visions différentes à propos du féminisme et donc de leurs œuvres. En revanche, il y a bel et bien des signes d’entraide entre les deux femmes. Elles se donnaient des exemplaires, menaient des recherches communes.
Résistances et résiliences
Les morts des deux fondatrices en 1936 provoquent les premières crises pour les deux bibliothèques. Sans la volonté et le dévouement de Marguerite Durand et de Marie-Louise Bouglé, les deux lieux peinent à exister. Leur entourage respectif fonde des Société des Amis dont le but est de lever des fonds ainsi que de continuer bénévolement le travail des deux militantes. La première année, les Sociétés arrivent plutôt bien à trouver des adhérents, des fonds et des volontaires. Mais dès la deuxième année, on sent dans les comptes rendus des réunions des frustrations politiques et surtout financières. L’heure est à la guerre et les soutiens désertent. Les conséquences de la guerre sont lourdes pour les deux bibliothèques : fermeture et épurations pour celle de Marguerite Durand et nombreux déménagements pour celle de Marie-Louise Bouglé.
La bibliothèque de Marie-Louise Bouglé est certainement celle avec le plus de séquelles. Par prévention, André Mariani, veuf de Marie-Louise Bouglé, décide de déplacer les fonds pour les protéger des destructions parisiennes. En 1942, la Bibliothèque nationale (BN) accepte de les prendre en charge au sein de la récente bibliothèque d’Adrien Dansette, la bibliothèque d’histoire de la France contemporaine. Mais à la Libération, la BN souhaite se débarrasser du fonds et contacte Mariani. En 1946, Mariani obtient un nouvel accord avec la BHVP. Toutes ces péripéties, mais surtout déménagements, ont causé bien des pertes pour la bibliothèque de Marie-Louise Bouglé. La BMD subit elle aussi quelques pertes à cause de l’Occupation allemande. Ainsi, beaucoup de livres anglophones sont détruits. Il est difficile de mesurer l’ampleur des pertes puisque d’un côté comme de l’autre les inventaires étaient incomplets au moment des événements.
Si la bibliothèque de Marie-Louise Bouglé se réduit désormais à un fonds d’archives de la BHVP, la BMD connaît, elle, des changements majeurs. Tout d’abord, pour la première fois, la ville de Paris nomme à la direction une professionnelle du monde des bibliothèques, Madame Simone Blanc en 1964. Puis en 1989, la bibliothèque déménage de la mairie du Ve arrondissement pour rejoindre la nouvelle médiathèque Jean-Pierre Melville. Ce déménagement permet à la BMD d’obtenir de véritables magasins climatisés pour ses archives, mais son éloignement géographique et son emplacement au sein de la médiathèque participent à son invisibilisation.
Avenirs et enjeux
L’histoire de ces deux bibliothèques pose des problématiques pour la conservation de la mémoire des femmes en France. D’un côté, nous avons la légitimité, ou plutôt la possibilité, de son indépendance. En effet, comme on peut le voir à travers l’histoire de Marie-Louise Bouglé, il est difficile pour un contenu féminin et féministe de réussir à traverser le temps sans être incorporé dans une structure avec des moyens humains et financiers plus importants. La question s’est également posée en 2017 avec la BMD. La mairie de Paris souhaitait intégrer les fonds de la bibliothèque à la BHVP et ainsi créer un fonds féministe. Or, les opposants à cette décision soulevaient deux problèmes majeurs : en l’intégrant dans une bibliothèque parmi d’autres fonds qui n’ont que très peu de lien, cela invisibilise les fonds féministes en question que la BMD par son existence valorise ; d’autre part, la BHVP, manquant de place dans le Marais, aurait besoin d’externaliser la BMD dans la banlieue parisienne, ce qui renforce un manque d’accessibilité pour les chercheur·euses. Ces réflexions sur l’accessibilité et la visibilité d’archives de groupes sociaux discriminés font écho au mouvement des archives communautaires. Néanmoins, il est difficile de considérer ces archives comme communautaires. Les archives féministes ont un statut « d’entre deux » : pas des archives comme les autres, mais pas tout à fait des archives communautaires.
Mais alors, est-ce une fatalité pour les archives des femmes d’être incorporées dans une machine archivistique ? D’autres exemples d’initiatives similaires à l’étranger comme la Women’s Library logée à la London School of Economics (LSE) semblent montrer que les bibliothèques de documentation féminine et/ou féministe ont tendance à passer systématiquement de la bibliothèque aux archives. Est-ce que cela s’explique par des politiques publiques, un statut spécifique de ces archives, ou encore cela vient-il de différences/similitudes au sein de la société civile ?