« Traces » : une étude de cas pour penser l’action culturelle dans les bibliothèques de l’université
Quatre années après l’installation du camp de réfugiés (octobre-décembre 2017) sur le campus de la faculté de lettres et sciences humaines (Gergovia) de l’université Clermont Auvergne, la Maison des sciences de l’homme (MSH) de Clermont-Ferrand a accueilli l’exposition « Traces » pour valoriser le fonds des archives du campement Gergovia conservé au sein de sa bibliothèque. Cette exposition concluait provisoirement un projet scientifique et culturel de plus grande envergure : « Asile ! [Histoire(s) du campement Gergovia] ». Retour sur une expérience qui a fait converger les grandes lignes d’une politique de médiation scientifique et d’action culturelle et qui positionne les bibliothèques dans un réseau d’acteurs culturels multiples au sein de l’université et dans la cité.
Les archives du campement de Gergovia
Au mois d’octobre 2017, une centaine de réfugiés ont installé leurs tentes sur les pelouses de la faculté des lettres et sciences humaines de Clermont-Ferrand. Originaires d’Europe de l’Est et d’Afrique, ils étaient en attente d’un logement depuis plusieurs mois. Deux enseignantes-chercheuses 1
Catherine Rioux-Milkovitch, enseignante-chercheuse au Centre de recherche sur les littératures et la sociopoétique (CELIS), et Natividad Planas, enseignante-chercheuse au Centre d’histoire Espaces et cultures (CHEC).
Traces
En 2021, une équipe associant les deux productrices du fonds et des acteurs culturels de l’université Clermont Auvergne a souhaité revenir sur cet épisode pour en dresser un récit polyphonique et inscrire l’événement dans l’histoire de l’université et dans l’histoire plus longue des réfugiés dans le « creuset clermontois » 3
Jean-Philippe LUIS, Karine RANCE et Michel STREITH, Migrations : le creuset Clermontois XIXe-XXIe siècle, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2023.
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Figure 1. Affiche du projet « Asile ! [Histoire(s) du campement Gergovia] »
Dessin Bruno Pilorget. Création graphique Mélie Giusiano @ Réfugier. Sylvie Delaux-SUC
L’exposition « Traces » a présenté une sélection de documents témoignant de la vie quotidienne dans le campement, des moments forts de la mobilisation et des traces permanentes ou éphémères laissées par l’événement. Elle a été l’occasion de revenir sur les étapes qui ont présidé au traitement du fonds en mettant en avant les enjeux de la constitution et de la conservation des archives du temps présent comme sources et matériaux pour la recherche.
Recherche et médiation : les allers-retours science-société
Le projet s’est appuyé sur les activités de deux laboratoires de recherche : le Centre de recherche sur les littératures et la sociopoétique (CELIS) et le Centre d’histoire Espaces et cultures (CHEC). Le dépôt du fonds d’archives à la bibliothèque de la MSH tout comme le projet d’exposition sont enracinés dans une collaboration au long cours née à l’occasion du projet de l’Agence nationale de la recherche (ANR) EVE (Enfance Violence Exil) auquel la bibliothèque avait déjà été associée pour la mise en place d’outils de gestion, la mise en ligne des données et la constitution d’un fonds spécialisé de 2011 à 2013, et se prolonge aujourd’hui sous d’autres formes. Cette nouvelle collaboration confirme la valorisation des activités de la recherche comme un axe fort de l’action culturelle des bibliothèques dans l’université. L’implantation d’un service documentaire spécialisé au sein d’une MSH permet de nouer des liens étroits avec les laboratoires de recherche et incite la bibliothèque à développer le dialogue science-société inscrit dans l’ADN des Maisons des sciences de l’homme. La scénographie de l’exposition en utilisant la progression de la montée d’escalier du bâtiment de la MSH avait bien pensé ce double cheminement. Il s’agissait, d’une part, de faire sortir l’archive de sa boîte grâce à la reproduction en grand format de pièces sélectionnées dans le fonds et accrochées d’étage en étage, et d’autre part, d’inviter le public extérieur à l’université à pénétrer dans la bibliothèque et y découvrir les originaux présentés sous vitrine.
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Figure 2. Projet du collectif ITERA
Crédits : Maïlys Charmont, Toni Delaunay, Léo Redon
Les collections : le socle de l’action culturelle
La bibliothèque de la MSH de Clermont-Ferrand accueille des fonds spécialisés (imprimés et archives) 4
Théâtre et Révolution ; Enfance Violence Exil ; archives Jean et Hélène Bastaire ; archives et bibliothèques d’enseignant-chercheurs ; fonds éditoriaux (Éditions Être, Le Sourire qui mord, Ipomée…).
L’action culturelle : un outil pédagogique
Trois étudiants de l’École nationale supérieure d’architecture de Clermont-Ferrand (master ETEH : Écoconception des territoires et des espaces habités) ont imaginé la scénographie de l’exposition. Pour eux aussi, le travail a commencé par un processus d’appropriation du contenu des archives autant que des espaces destinés à accueillir l’exposition. La sélection des documents à reproduire sur les panneaux d’exposition et des originaux à présenter sous vitrine a été faite avec les étudiants. La responsable du fonds s’est chargée de la rédaction des textes. Les étudiants ont formalisé le projet :
« L’objectif sera pour nous d’inciter les visiteurs à se rendre à la bibliothèque. Pour cela, nous souhaitons mettre en scène l’escalier autour de l’imaginaire du trésor et de la conservation des archives, en proposant une installation suspendue au centre de la cage d’escalier. »
Les étudiants ont pris en charge tous les aspects matériels de l’installation de l’exposition tenant compte des contraintes techniques, budgétaires et de sécurité d’un bâtiment accueillant du public. Ils ont été accompagnés pour l’accrochage par le régisseur du service Université Culture. L’utilisation de matériaux légers et de réemploi a été voulue en écho au caractère fragile et éphémère de l’habitat du campement.
Intégrée dans des cursus de formation sous forme de stage ou de projet, la mise en œuvre d’une action culturelle qui associe des étudiants est un outil pédagogique qui prend toute sa place dans une approche de formation par compétences. Savoir rédiger un projet, le planifier, le budgétiser, rédiger des contenus, les mettre en forme, élaborer une stratégie de communication autour de l’événement, sont des compétences qui pourront être réinvesties ensuite en milieu professionnel. Cette première expérience de collaboration avec des étudiants de l’école d’architecture s’est révélée extrêmement fructueuse : le lien entre formation et action culturelle est une stratégie gagnant-gagnant pour tous les acteurs. Les étudiants de l’école d’architecture ont reconstitué l’espace à partir d’une scénographie matérialisée dans un projet en phase avec les différentes problématiques identifiées : sociétales, scientifiques et documentaires. Ils ont apporté un nouveau regard sur le lieu et des modalités d’accrochage innovantes et reproductibles pour les expositions à venir.
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Figure 3. Croquis et vue de l’exposition dans l’escalier central
Crédits : Maïlys Charmont, Toni Delaunay, Léo Redon
L’action culturelle : vecteur de mémoire et d’identité
Un des objectifs du projet « Asile ! [Histoire(s) du campement Gergovia] » était de replacer l’histoire du campement dans le temps long de l’histoire d’une institution qui avait déjà joué le rôle de refuge. En 1939, l’université de Clermont a accueilli les 1 200 étudiants et personnels de l’université de Strasbourg repliée à Clermont du fait de la menace de l’invasion allemande 5
Jean-Philippe MOULIN et Marie-José MICHEL, Le repli de l’université de Strasbourg à Clermont-Ferrand de 1939 à 1945 et son contexte : un épisode dramatique de la IIe guerre, Paris, L’Harmattan, 2023. • Mathias BERNARD, 1943 : la rafle de l’université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand, Portet-sur-Garonne, Éditions Midi-Pyrénéennes, 2022.
Le nouveau paysage de l’action culturelle dans l’université
C’est enfin dans sa dimension de partenariat, d’intégration dans un projet d’établissement et dans sa déclinaison multimodale, que l’exposition « Traces » est exemplaire de ce qu’est devenue aujourd’hui l’action culturelle dans les bibliothèques des universités. Sa mise en œuvre a mobilisé un grand nombre de partenaires extérieurs (associations, institutions) et le projet s’est appuyé en interne sur plusieurs services de l’université : le service Université Culture, les laboratoires de recherche, les équipes pédagogiques, le service communication, le Centre régional de formation aux métiers du livre (Bibliauvergne), le service des relations internationales. Intégrée dans une série d’événements culturels prévus dans le projet « Asile ! [Histoire(s) du campement Gergovia] », toute l’opération s’est incorporée elle-même dans un dispositif plus large : Refugea, support communicationnel de la politique d’accueil et d’intégration des réfugiés par l’université. L’exposition « Traces » a été déclinée sur de multiples supports : films, publication imprimée 6
Catherine MILKOVITCH-RIOUX, Nathalie VINCENT-MUNNIA, DUCROS (direction éditoriale et artistique) et Bruno PILORGET (dessins), Réfugier : carnets d’un campement urbain, Saint-Avertin, La Boîte à bulles, 2021 [3 livrets sous coffret].
Partir du document, de la constitution d’ensembles documentaires qui suscitent la recherche et initient des actions pédagogiques pour construire dans le paysage complexe où agissent et interagissent les acteurs universitaires une action culturelle fédératrice, partenariale, s’inscrit dans l’ordre des missions dévolues aux bibliothèques de l’université. De nombreux services concourent aujourd’hui à des objectifs communs pour accompagner l’émergence des projets science et société (Centre d’excellence de science partagée en Auvergne – CESPAU, et Maison pour la science en Auvergne, service communication).
Au-delà de cette nécessaire collaboration des services universitaires, cette exposition a fusionné les différents objectifs identifiés par les outils de politique culturelle des bibliothèques universitaires : diffusion de la production scientifique, valorisation des ressources documentaires, formation aux outils de la recherche, de la documentation et de la création éditoriale (imprimée et en ligne), vocation de l’université à l’analyse des phénomènes sociaux, inscription de l’université dans la cité. Le campement des réfugiés sur les pelouses du campus comme situation paroxystique des relations université-cité a suscité un travail et celui-ci a conduit à la production de contenus et de supports de diffusion. La prolongation du projet sous la forme d’une exposition virtuelle 7
a posé à son tour la question de l’archivage des contenus de cet ensemble de productions scientifiques et culturelles, actant ainsi un nouvel effet de boucle de l’action culturelle.