Science et société : nouveaux territoires de l’action culturelle
Éditorial
Une manière inattendue d’entrer dans la collection, un détour ou un chemin de traverse portant la promesse d’appropriations plurielles : l’action culturelle en bibliothèque est une matière vivante, qui se développe et se transforme constamment.
S’initier à l’art japonais du gyotaku (empreinte de poisson sur papier) au Jardin des plantes, à Paris, avec les bibliothèques du Muséum national d’histoire naturelle, découvrir l’Atelier de l’histoire de La Contemporaine, à Nanterre, grâce à une application de réalité augmentée, être juré du Prix du roman des étudiants de France Culture avec la bibliothèque de CY Cergy Paris Université… Les programmations oscillent avec habileté entre les formes, afin d’offrir de multiples voies d’entrée à un public diversifié.
Ce dossier fait la part belle aux bibliothèques universitaires, aujourd’hui dotées de politiques culturelles structurées, ambitieuses et fécondes – qui croirait que l’action culturelle y fut longtemps terra incognita ? Les bibliothèques territoriales ne sont toutefois pas en reste en ce printemps 2024 : le prochain congrès de l’Association des bibliothécaires de France (ABF), du 6 au 8 juin à Toulon, a précisément pour thématique l’action culturelle, les bibliothécaires et la culture de l’action.
Une ligne de force se dégage de la dizaine de contributions réunies dans ce dossier, qui tient à la dimension d’écosystème, comme pilier d’une approche globale par laquelle se pensent les programmations. Il s’agit de prendre en compte l’environnement dont fait partie la bibliothèque, située au carrefour de l’enseignement, de la recherche, de la vie étudiante et de la culture, et insérée au sein d’un réseau d’acteurs variés, dans et hors les murs de l’université.
« La programmation repose aujourd’hui sur le triptyque qui positionne la BU à la fois comme acteur de la formation, acteur de la recherche et lieu de vie. […] Permettre et faciliter l’exploration des savoirs est son préalable. S’inscrire dans une politique qui lie offre culturelle et expression de la démocratie dans l’espace public est l’un de ses principes. » Telle est ainsi la veine qu’explore le service commun de la documentation (SCD) de l’université de Paris-Nanterre, qui nourrit sa mission scientifique et culturelle d’une dimension citoyenne.
Le concept de dialogue entre sciences, recherche et société prend un caractère de plus en plus affirmé, à la faveur notamment du dispositif de labellisation « science avec et pour la société » (SAPS) du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche 1
Ouverte à tous les établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel, accordée pour trois ans, la labellisation « science avec et pour la société » (SAPS) du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche soutient des projets innovants favorisant le développement de nouvelles interfaces de dialogue entre sciences, recherche et société comme la structuration affirmée d’un réseau territorial grâce à des partenariats avec les acteurs de la médiation et de la communication scientifiques, les institutions et les collectivités territoriales. (Source : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/lancement-de-la-troisieme-vague-de-labellisation-science-avec-et-pour-la-societe-93840)
Programmer dans un écosystème, c’est privilégier la logique de réseau et de collaboration. Aussi les institutions associent-elles activement à leurs actions la communauté universitaire, mais également des médias, des musées, des librairies, des écoles ou encore des associations, dans une logique de circulations, d’échanges et de coconstruction. Avec la volonté de nourrir la curiosité et l’engagement, elles rendent les publics acteurs de la médiation. À Caen, la bibliothèque universitaire pousse cette logique jusqu’à confier aux étudiants les rênes de la programmation du festival « [En]Quête de Sciences », de la conception à la communication.
Au fil du dossier se révèle une diversité de formes d’actions, offrant, au gré des saisons culturelles, des propositions plurielles, transdisciplinaires, revendiquant une ouverture vers le public la plus large possible. Les bibliothèques sont attentives à proposer de nouveaux récits, des histoires plus variées, décentrées, au prisme du renouvellement de la démarche historique et de la mémoire. À travers son parcours d’exposition permanent, La Contemporaine invite à décrypter notre relation à l’histoire contemporaine et à ses sources. L’exposition Face au nazisme : le cas alsacien, présentée par la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg (Bnu), entend questionner, à la lueur de l’historiographie récente, la place de la Seconde Guerre mondiale dans la mémoire régionale en Alsace, pour mieux saisir les clés du présent. La Bibliothèque universitaire des langues et civilisations (BULAC), à Paris, emmène son public à la découverte de savoirs vernaculaires inscrits dans des géographies non occidentales.
Dans sa plasticité et son hybridité, l’action culturelle (re)pense ses espaces avec une vision élargie, en venant s’insérer dans l’environnement de plus en plus multiforme de la bibliothèque, favorisant le travail individuel ou collaboratif et la convivialité. Les nouveaux équipements reconsidèrent les lieux de l’action culturelle de manière ingénieuse. La bibliothèque universitaire de Nanterre dispose ainsi d’un nouvel espace ouvert et modulable, propice à la circulation des savoirs, dénommé Le Pixel.
Penser la programmation en fonction d’un contexte, c’est la faire entrer en résonance avec des enjeux et des acteurs du territoire. À Clermont-Ferrand, la bibliothèque universitaire et la librairie Les Volcans se sont ainsi associées pour créer une « bibliothèque des Volcans », constituée d’ouvrages dédicacés présentés lors des rencontres programmées à la librairie, afin de « donner à connaître ce qu’aura été le débat culturel et intellectuel autour du livre à Clermont-Ferrand, en ce début de XXIe siècle ». Avec ce même ancrage territorial, la Maison des Sciences de l’Homme a investi la mémoire d’une micro-histoire, en présentant l’exposition Traces, qui valorise le fonds des archives d’un camp de réfugiés installé sur le campus Gergovia conservé au sein de sa bibliothèque. Ces deux projets clermontois illustrent une autre facette de l’action culturelle, dans sa contribution à la construction du patrimoine de demain.
L’action culturelle s’inscrit dans les missions et le fonctionnement d’une institution mue à la fois par une logique de permanence et de durabilité et par un principe d’évolution et d’adaptation permanente. Déployant des projets qui mobilisent beaucoup de savoirs et de connaissances, parfois préparés sur des temps longs, elle construit des prolongements fertiles (film, exposition en ligne, prêt d’exposition, publication imprimée…), afin de conserver des traces durables d’actions souvent éphémères. Elle sait aussi renouveler fréquemment sa grammaire et son langage – qui sait quelles formes encore méconnues se créeront ?
En fin de dossier est proposée une immersion dans la fabrique de l’action culturelle d’une bibliothèque de lecture publique unique en son genre, la Bibliothèque publique d’information (Bpi), à Paris. Par un pas de côté, le lecteur est plongé dans les coulisses de la conception de l’exposition Corto Maltese, une vie romanesque, qui ouvre ses portes le 29 mai 2024. L’occasion de souligner la convergence d’approche des bibliothèques et des musées, lorsqu’ils s’intéressent à des genres et des formes longtemps marginalisés, et creusent de nouveaux sillons de la démocratisation.
Le dossier se clôt sur une contribution de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR) sur « la difficile évaluation de l’action culturelle ». Incitation à penser l’évaluation comme un élément à part entière du cycle des projets, l’IGÉSR recommande une interrogation préalable du « cadre de cohérence » de l’action, sondant sa pertinence au regard des effets attendus.
Réfléchir aux attentes du public, faire en sorte que l’action culturelle ne soit pas un pur plaisir élitiste ou un simple supplément d’âme, éveiller les regards et les sensibilités : voilà le programme réjouissant auquel nous sommes conviés.
Elle nous parle d’une forme d’enchantement, rendant l’expérience du public toujours plus fascinante. Active, citoyenne, inventive, l’action culturelle n’en a pas fini de faire bouger les lignes. Une matière vivante et vivace à façonner et à transmettre.