Plan de sauvegarde des biens culturels : faire face aux situations d’urgence pour les bibliothèques patrimoniales

Isabelle Duquenne

L’incendie majeur qui détruit la flèche, la charpente et la toiture de la cathédrale Notre-Dame de Paris, les 15 et 16 avril 2019, provoque la sidération nationale et une forte émotion internationale. « C’était un peu de l’Histoire de la France qui se consumait. » 1

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« Déclaration de M. Christophe Castaner, ministre de l’intérieur, sur la brigade de sapeurs-pompiers de Paris, à Paris le 1er juillet 2019 » : https://www.vie-publique.fr/discours/269291-christophe-castaner-01072019-pompier

Au lendemain de la catastrophe, les pouvoirs publics décident de porter à un niveau supérieur les dispositifs de sécurité garantissant la protection des édifices historiques et la préservation patrimoniale. Le ministère de la Culture enclenche une série de mesures, dont le plan « cathédrales » 2

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Plan d’action « sécurité cathédrales » élaboré par la Mission de la sécurité, de la sûreté et de l’audit (MISSA) sous l’égide de la Direction générale des patrimoines a été publié en avril 2020 et mis à jour en mai 2023 : https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Monuments-Sites/Ressources/Les-essentiels/Plan-d-actions-Securite-des-cathedrales-mai-2023

, le Cadre stratégique commun de modernisation des archives 2020-2024 de la Délégation interministérielle aux archives de France inscrit parmi ses objectifs stratégiques, l’obligation de réaliser un plan de sauvegarde des biens culturels (PSBC) avec l’ambition d’une couverture nationale à quatre ans 3
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Direction générale des patrimoines, Le plan de sauvegarde des biens culturels : « Le plan de sauvegarde des biens culturels constitue une priorité du ministère de la culture et de la communication rappelée par la directive nationale d’orientation 2016-2017. »

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Dans le monde des bibliothèques, l’incendie de la cathédrale Notre-Dame est l’élément déclencheur de la prise de conscience de l’impréparation des bibliothèques françaises aux situations d’urgence. Les études et expériences internationales ont démontré l’importance de l’anticipation en matière de préservation patrimoniale. Malgré quelques bibliothèques pionnières 4

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Albi, Montpellier, Dijon, Bordeaux, La Rochelle, Mulhouse, Castres, les bibliothèques universitaires et interuniversitaires de Poitiers et Toulouse.

, des initiatives régionales et le travail de l’association du Bouclier bleu France (BbF) 5
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Le Bouclier bleu France a obtenu en 2023 l’agrément de sécurité civile.

, la réponse des bibliothèques patrimoniales françaises reste insuffisante face aux risques majeurs susceptibles d’affecter les fonds anciens, rares ou précieux.

Du point de vue de la volumétrie, on peut estimer à 70 millions le nombre de documents patrimoniaux conservés par la Bibliothèque nationale de France (30 millions), les bibliothèques des collectivités territoriales (30 millions, une seconde bibliothèque nationale !), les bibliothèques universitaires et de grands établissements scientifiques et littéraires (10 millions). Dispersées dans environ 600 bibliothèques – 150 pour l’enseignement supérieur, les autres étant principalement des bibliothèques municipales ou intercommunales –, ces collections forment un patrimoine documentaire d’intérêt national.

Le ministère de la Culture s’alarme de cette situation et souhaite disposer d’un état des lieux des bibliothèques françaises. En accord avec le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, une étude offrant une vision nationale de l’avancement du chantier d’élaboration et de mise en œuvre de plans d’urgence ou plutôt de « plans de sauvegarde des biens culturels » (PSBC) 6

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Dans le cadre d’une réflexion commune avec le département Diffusion des connaissances et documentation (MESR), le Service du livre et de la lecture du ministère de la Culture – après concertation avec le ministère de l’Intérieur – a décidé de désigner les documents de prévention sous le terme « plans de sauvegarde des biens culturels » (PSBC) en juillet 2023. Nous substituons ici ce terme à l’appellation usuelle en bibliothèque de « plan d’urgence », qui avait été utilisée dans le rapport de l’IGÉSR.

dans les bibliothèques patrimoniales est demandée à l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR) et fait l’objet d’un ajout prioritaire au programme de travail annuel 2020-2021 7
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Le programme de l’IGÉSR est publié au Bulletin officiel du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse du 3 septembre 2020.

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Composée de trois inspecteurs généraux du collège « Bibliothèques, documentation, livre et lecture publique », la mission lance une enquête nationale visant toutes les catégories de bibliothèques (culture, enseignement supérieur, territoriales) et mène de nombreuses auditions d’experts : ministères de la Culture, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (ESR), de l’Intérieur, BnF, Service interministériel des Archives de France (SIAF), Bouclier bleu France, directions de bibliothèques, responsables de fonds patrimoniaux, opérateurs de formation comme l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) et les centres régionaux de formation aux carrières des bibliothèques (CRFCB) placés dans les universités.

L’enquête en ligne comporte dix-huit questions (existence d’un plan, date de rédaction, de mise à jour, formation des agents, plan testé avec les sapeurs-pompiers, types de collections, types de bâtiments et de magasins, équipements de sécurité du bâtiment, équipe de sécurité, sinistre, type et gravité, etc.) dont un commentaire libre sur les difficultés rencontrées. Les 192 réponses collectées fin mai 2021 sont exhaustives pour les 54 bibliothèques classées par l’État et l’ensemble forme un échantillon représentatif.

Une première analyse s’attache aux 54 bibliothèques territoriales classées (10 % des bibliothèques conservant 25,75 % des fonds patrimoniaux territoriaux, soit 7,7 millions de documents – dont d’importants fonds d’État) et débouche sur une note d’étape remise à la ministre de la Culture en février 2022 8

. Le rapport final remis par la mission en septembre 2022 9 élargit le périmètre de l’étude à toutes les catégories de bibliothèques, relevant des ministères de la Culture et de l’ESR, et comporte dix-sept recommandations.

Les grandes leçons de l’enquête nationale :

  • L’enquête a mis en évidence le degré d’impréparation élevé face aux risques de perte irrémédiable de documents uniques ou exceptionnels des « cathédrales de papier » : 80 % des bibliothèques patrimoniales françaises ne se sont pas encore dotées d’un PSBC. Sur les dix dernières années, 101 bibliothèques, soit 55 %, déclarent un sinistre de gravité variable qui laisse songeur quant aux possibles conséquences.
  • On relève pourtant des avancées et des points positifs, comme la publication en 2020 de la transposition française de la norme internationale NF ISO 21110 – Préparation et réponse aux situations d’urgence, l’organisation de journées d’étude et de formations, l’existence de dispositifs de soutien financiers du ministère de la Culture orientés vers le patrimoine des bibliothèques (PAPE ou DGD) 10
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    Plan d’action pour le patrimoine écrit : appel à projets patrimoniaux annuel pour les bibliothèques mis en œuvre par le Bureau du patrimoine du Service du livre et de la lecture (SLL) de la Direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC). Géré par les DRAC, le concours particulier pour les bibliothèques au sein de la dotation globale de décentralisation (DGD) subventionne certaines dépenses patrimoniales.

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  • La mission fait le constat que bibliothèques territoriales et universitaires rencontrent des difficultés similaires. Elles sont majoritairement conscientes du problème mais peinent à élaborer leurs plans de sauvegarde patrimoniaux. Un ensemble de facteurs internes ou externes – manque de temps, de compétences et de méthodologie au premier chef, complexité du bâti, difficulté à établir des contacts avec les partenaires extérieurs et les services départementaux de secours – freinent l’élaboration de PSBC.
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Figure 1. Les bibliothèques sans PSBC : typologie des freins

La première recommandation du rapport est de faire du PSBC une priorité nationale pour les bibliothèques patrimoniales. Dans le cadre d’un plan d’action national piloté par le Service du livre et de la lecture (SLL) est préconisée une mission d’appui confiée à un spécialiste chargé de la coordination avec les différentes instances et du contenu scientifique du projet. Prenant modèle sur la formation coaching régionalisée développée par le SIAF pour les archives, une campagne de formation pratique au PSBC est à décliner en région avec l’appui des DRAC, des partenaires de la formation (Enssib, Institut national des études territoriales [INET], CRFCB, agences régionales du livre [ARL], BbF) ainsi que les SDIS (Services départementaux d’incendie et de secours) locaux.

La couverture de l’ensemble des bibliothèques françaises doit être visée à l’horizon de trois à quatre ans avec un premier niveau touchant les bibliothèques classées, les bibliothèques interuniversitaires et les bibliothèques de grands établissements qui conservent le patrimoine d’État le plus précieux.

Le Bureau du patrimoine du SLL a retenu et mis en œuvre les principales recommandations préconisées par le rapport :

  • la création d’une mission d’appui à temps plein au sein du Bureau du patrimoine avec la nomination en janvier 2023 d’un agent chargé de la coordination au plan national ;
  • le lancement d’un plan d’action avec la rédaction d’une feuille de route pour une couverture nationale en PSBC d’ici trois à quatre ans ;
  • le déploiement d’une formation à grande échelle calquée sur la démarche du SIAF et déclinée avec les opérateurs de formation nationaux et régionaux. L’action s’adresse en priorité aux 54 bibliothèques classées avec l’objectif d’une couverture exhaustive en PSBC opérationnels d’ici fin 2024 ;
  • sur le plan réglementaire, le Bureau prépare pour la fin de l’année l’élaboration d’une circulaire interministérielle en concertation avec le ministère de l’Intérieur afin de fixer un cadre stratégique autour de l’obligation faite à chaque bibliothèque conservant du patrimoine de disposer d’un PSBC et les modalités de celui-ci ;
  • le renforcement de la coordination entre le ministère de l’Intérieur et les collectivités territoriales par l’intermédiaire des préfets pour sensibiliser les SDIS et intégrer les fonds patrimoniaux des bibliothèques aux mesures spécifiques de prévention contre le risque incendie visant le patrimoine culturel du département ;
  • dans les dispositifs de contractualisation avec l’État, la formalisation d’un PSBC a été intégrée aux conventions 2022-2024 de mise à disposition de conservateur d’État signée avec les collectivités territoriales comme dans les conventions régionales de Pôle associé à la BnF.

Collectivités et universités sont par ailleurs incitées à voter une délibération adoptant la « Charte de la conservation dans les bibliothèques » assortie d’un PSBC.

Dorénavant employée par les bibliothèques, comme par les archives et les musées, la terminologie « plan de sauvegarde des biens culturels » n’est pas un détail mineur. Au contraire, cette appellation est révélatrice d’une unification interprofessionnelle pour répondre au mieux à la mission de préservation du patrimoine. En se dotant d’une mission spécifique pour les bibliothèques, l’État est à la fois dans son rôle d’incitation et porteur d’une politique publique garantissant la protection du patrimoine de la nation.