En quête du matrimoine au Centre des archives du féminisme

France Chabod

En 2023, le substantif « matrimoine » n’existe pas dans les dictionnaires des noms communs français, ce qui n’était pas le cas au Moyen Âge. Il désignait alors les biens maternels, au même titre que le patrimoine constituait les biens du père 1

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Takeshi MATSUMURA, Dictionnaire du français médiéval, Paris, Les Belles lettres, 2015.

. Son sens a ensuite évolué et s’est réduit à ce qui est relatif au mariage. Après le XVIe siècle, ce terme a disparu de la langue française, au profit du seul mot « patrimoine » dont la définition s’est étendue aux biens provenant du père et de la mère, puis à l’héritage culturel commun à toute une communauté.

Au XXIe siècle, le mot « matrimoine » est en cours de réhabilitation sous l’influence du mouvement féministe. Son sens originel s’est enrichi sous la plume d’autrices et d’auteurs souhaitant souligner le rôle des femmes dans le développement historique et culturel. Le matrimoine renvoie désormais à l’héritage culturel légué par les générations de femmes précédentes.

En 2015, l’association HF Île-de-France lance les Journées du « matrimoine » pour faire écho aux Journées du patrimoine. Dès lors, plusieurs villes françaises célèbrent ces journées au cours du week-end de la troisième semaine de septembre. Cet événement est en voie d’institutionnalisation en 2023, avec l’appel à projets « Journées du Matrimoine en Normandie » lancé par le ministère de la Culture. Il commence à franchir les frontières avec le site « Journée du Matrimoine de Bruxelles » 2

qui donne la définition suivante : « Matrimoine, n. m. : Bien matériel ou immatériel ayant une importance artistique ou historique hérité des femmes ». En 2023, une pétition circule pour que les Journées européennes du patrimoine, deviennent aussi celles du « matrimoine ».

Wikipédia consacre un article conséquent à ce concept, bien que la fondation Wikimédia en France ait conscience qu’il existe un biais des genres dans cette encyclopédie en ligne gratuite : 75 % des contributeurs sur Wikipédia seraient des hommes et, en 2020, les femmes représentent 18 % des biographies de Wikipédia en français 3

. Forte de ce constat, la fondation incite les femmes à rédiger davantage de notices, et des collectifs se créent pour étendre la place des femmes dans les contenus de cette ressource en ligne.

Cette réappropriation du mot « matrimoine » part du constat que la contribution des femmes à la culture, aux sciences et à l’histoire a été minimisée, voire effacée. L’enseignement de l’histoire est longtemps passé par un prisme masculin. Les historiens ont négligé de documenter l’histoire des femmes, invisibilisant leurs luttes et leurs réalisations. Le matrimoine, concept intrinsèquement féministe, vise à repenser, compléter et rééquilibrer le récit collectif, afin de sortir de l’oubli l’histoire des femmes, et restaurer leur place légitime.

Dans le sillage de la bibliothèque Marguerite-Durand, la bibliothèque universitaire d’Angers est à la pointe de ce changement de perspective et de la réhabilitation du matrimoine depuis qu’elle abrite le Centre des archives du féminisme 4

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Site Internet du CAF : https://bu.univ-angers.fr/CAF

(CAF).

L’idée de la création de ce centre revient à Christine Bard. Cette enseignante d’histoire contemporaine à l’université d’Angers a toujours intégré l’histoire des femmes dans son enseignement. Sa thèse, soutenue en 1993, et publiée sous le titre Les Filles de Marianne, porte sur l’histoire des féminismes en France entre 1914 et 1940.

En 2000, Christine Bard avait été contactée par Marianne Baruch et Marc Olivier Baruch, la petite-fille et l’arrière-petit-fils de Cécile Brunschvicg, qui recherchaient un lieu de conservation pour les archives de leur aïeule, l’une des trois premières femmes entrées dans un gouvernement en France en 1936. Comme la bibliothèque Marguerite-Durand, spécialisée dans l’histoire des femmes, ne disposait pas de l’espace suffisant pour accueillir ce fonds, Christine Bard a proposé l’idée d’ouvrir un centre d’archives féministes à Jean-Claude Brouillard qui dirigeait alors la bibliothèque universitaire d’Angers. Ce directeur, amateur de manuscrits, avait déjà permis la constitution de fonds d’archives littéraires dans cet établissement depuis les années 1990. Il soutint et porta avec enthousiasme ce projet, avec l’accord de la présidence de l’université. Une convention de partenariat fut signée entre l’université d’Angers et l’association Archives du féminisme, créée et présidée à cette occasion par Christine Bard, afin de donner naissance au Centre des archives du féminisme au sein de la bibliothèque universitaire d’Angers. La dimension « matrimoniale », au sens d’héritage culturel et historique féministe, figure dès le préambule de cette convention 5

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« Archives du féminisme est une association Loi 1901 qui a été constituée le 24 juin 2000 dans le but de collecter et sauvegarder des archives privées du féminisme. La mise à disposition de ces archives pour le public a été rendue possible dès l’année 2000 par l’instauration d’une convention entre l’association Archives du féminisme et l’université d’Angers ainsi que par la création du Centre des archives du féminisme (CAF) abrité et géré par la bibliothèque universitaire d’Angers (BUA). »

. Le CAF fait ainsi partie, dès l’origine, d’un réseau de conservation partagée auquel participe la bibliothèque Marguerite-Durand, La Contemporaine, le centre audiovisuel Simone-de-Beauvoir et le centre de documentation du Planning familial, fédéré avec l’aide de l’association Archives du féminisme.

Enfin, le CAF a bénéficié d’un environnement universitaire favorable.

Responsable du travail de tri, de classement et d’inventaire, la bibliothèque universitaire d’Angers travaille en partenariat avec les filières Archives et Bibliothèque de l’université d’Angers, les fonds pouvant être classés par les étudiant·es dans le cadre de travaux dirigés, de stages ou de mémoires. D’une grande diversité typologique, ces archives constituent un riche matériau de travail pour ces étudiant·es : documents sur papier (tracts, pétitions, rapports d’activité, journaux intimes, manuscrits, tapuscrits, correspondance, photos, affiches…), objets (pancartes, banderoles, drapeaux, badges, pin’s, tee-shirts, tote bags, objets gynécologiques, jeux de société, albums de timbres, masques, tableaux, statues…), fichiers nativement numériques sur tous supports, brochures et éphémères de toutes sortes… Des étudiantes et des chercheuses d’autres villes – des femmes exclusivement – proposent aussi leurs services pour travailler au CAF, attirées par la découverte de ce matrimoine et désireuses de le valoriser.

Par ailleurs l’université d’Angers est sensible aux questions d’égalité et de genre, concept qui présente des analogies avec le féminisme 6

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Lire Anne REVILLARD et Laure de VERDALLE, « Dynamiques du genre. (introduction) », Terrains & travaux, 2006, no 1, vol. 10, p. 3-17. En ligne : https://www.cairn.info/revue-terrains-et-travaux-2006-1-page-3.htm

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Chaque année, durant le « mois du genre », de mi-février à mi-mars, une quarantaine d’événements (conférences, mais aussi spectacles, projections de film, ateliers…) consacrés au genre sont proposés sur les campus angevins et choletais. À cette occasion, des visites du CAF sont ouvertes aux personnes extérieures à l’université.

L’université d’Angers propose aussi depuis septembre 2017 un master dédié aux études sur le genre, coaccrédité avec les universités de Bretagne Occidentale, du Maine, de Nantes et de Rennes-2.

Les deux premiers « fonds matrimoniaux » sauvegardés par leur dépôt au CAF sont les archives des suffragistes Cécile Brunschvicg et Laure Beddoukh. Ultérieurement, d’autres fonds relevant de cette première vague du féminisme ont été collectés : archives de Marie Bonnevial, Marie-Josèphe Réchard, Marguerite Martin, Conseil national des femmes françaises, Union féminine civique et sociale…

L’histoire de cette longue lutte des Françaises pour l’obtention du droit de vote et d’éligibilité (qui correspond à la Troisième République) a fait son apparition dans les manuels d’histoire de l’enseignement secondaire, après des décennies d’occultation 7

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Claude LELIÈVRE et Françoise LELIÈVRE, « Chapitre 1 : Une vue tronquée du suffrage universel », dans : Françoise LELIÈVRE et Claude LELIÈVRE (dir.), L’histoire des femmes publiques contée aux enfants, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 17-34. En ligne : https://www.cairn.info/histoire-des-femmes-publiques-contee-aux-enfants--9782130514442-page-17.htm

. Le CAF est désormais régulièrement sollicité pour la reproduction d’archives dans ces manuels.

Mais qui a appris à l’école les noms des trois premières femmes membres d’un gouvernement en France à une époque où les Françaises étaient privées des droits civiques 8

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Cécile Brunschvicg, Irène Joliot-Curie et Suzanne Lacore.

 ? Les archives du CAF permettent de révéler ce matrimoine politique longtemps occulté et de découvrir le rôle majeur que joua Cécile Brunschvicg (1877-1946), l’une d’elles, au sein du mouvement féministe réformateur. Cette femme politique fut sous-secrétaire d’État à l’Éducation nationale du gouvernement de Léon Blum, présida de 1924 à 1946 l’Union française pour le suffrage des femmes (UFSF), la plus importante association suffragiste de la Troisième République, et le Conseil national des femmes françaises (CNFF) et dirigea le journal La Française, soutien de la cause féministe, dans lequel elle rédigea de nombreux articles. Ses archives avaient fait partie des fonds spoliés par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, et transportés en Allemagne. Elles ont ensuite été récupérées à la fin de la guerre par les Soviétiques qui avançaient sur le territoire allemand. Ce n’est qu’au début des années 1990 que la présence de ces archives sur le sol moscovite a été révélée. Après des années de tractation diplomatique et le paiement par la France d’indemnités compensatoires à la Russie, le rapatriement de ces archives a été autorisé.

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Figure 1. Carte postale adressée à Marguerite de Witt-Schlumberger (11 octobre 1923), fonds Cécile Brunschvicg déposé à l’université d’Angers (CAF) (1 AF 144)
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Figure 2. Affiche [années 1930], fonds Cécile Brunschvicg déposé à l’université d’Angers (CAF) (1 AF 102)

Le fonds Laure Beddoukh a lui aussi été déposé à l’occasion de l’inauguration du CAF. Cette écrivaine (1887-1970) était une figure majeure du féminisme marseillais des années 1920-1930. Ses archives constituent la source principale pour l’étude de la section marseillaise de l’UFSF qu’elle fonda. Une étudiante a travaillé sur les œuvres littéraires inédites de cette féministe dans le cadre de sa deuxième année de master Métiers du livre et de l’édition de Rennes-2. Elle a réussi à publier sa pièce de théâtre Marie-France aux éditions du Moucheron, maison d’édition qu’elle a elle-même créée en 2015, permettant de sortir de l’ombre ce matrimoine littéraire inspiré par les souvenirs de l’Occupation de Laure Beddoukh. Il s’agit d’un émouvant témoignage sur les persécutions antisémites vécues par l’autrice, transposées dans cette œuvre de fiction.

Parallèlement aux archives de la première vague du féminisme, les fonds matrimoniaux du CAF s’enrichissent d’archives de la deuxième vague ou de fonds couvrant les deux vagues successives comme le fonds du Conseil national des femmes françaises. Le CNFF est en effet la plus ancienne des associations féministes en activité aujourd’hui et la première fédération d’associations féminines. Fondé en 1901, il parvint à réunir le féminisme réformiste et la philanthropie féminine. Depuis des décennies, il a participé à tous les combats pour la défense des droits des femmes.

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Figure3. Tract du Conseil national des femmes françaises (CNFF) [début du XXe siècle], fonds CNFF (2 AF 222), université d’Angers (CAF)

Les archives de la deuxième vague, qui a commencé à la suite de Mai 1968, documentent l’histoire des mobilisations féministes qui ont émergé à cette époque. Elles témoignent de la grande diversité des revendications féministes : la lutte pour le droit à la contraception et à l’avortement (fonds Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, Mouvement français pour le planning familial, Choisir la cause des femmes, Groupe information santé, Pierre Simon, Josie Céret…), la lutte contre les violences conjugales et sexuelles et les féminicides (fonds D’une rive à l’autre, Encore féministes !…), la lutte contre les mutilations sexuelles féminines (fonds Benoîte Groult, Marie-Hélène Franjou, Luce Sirkis), la lutte pour l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (fonds Yvette Roudy…), la défense de l’entrepreneuriat féminin (fonds Monique Halpern), la défense de la féminisation du langage (fonds Benoîte Groult, Éliane Viennot…), la défense de la parité en politique (fonds Françoise Gaspard, Colette Kreder, Régine Saint-Criq, Femme Avenir), la défense de l’image des femmes dans les médias et dans la publicité (fonds Association des Femmes Journalistes, Natacha Henry, Florence Montreynaud, La Meute contre la publicité sexiste), la lutte contre le sexisme (fonds No pasaran, Yvette Roudy, Les Chiennes de garde), la défense des femmes dans le sport (fonds Annie Sugier), dans les sciences (fonds Huguette Delavault), dans la littérature (fonds Colette Cosnier), la défense de l’urbanisme et de l’écologie au féminin (fonds Agnès Planchais, Monique Minaca, Écologie-féminisme…). La liste est longue car elle couvre tous les domaines de la société. Les archives de la troisième vague du féminisme (qui débute à la fin des années 1990 et se focalise sur les violences faites aux femmes) sont encore insuffisamment collectées. Presque tous les fonds – notamment les plus volumineux – abordent et croisent différents combats que l’histoire officielle a invisibilisés et se répondent les uns les autres.

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Figure 4. Boîtes d’allumettes à l’effigie de femmes célèbres réalisées à l’occasion de la Journée internationale des femmes à la demande du ministère d’Yvette Roudy [entre 1981 et 1986], fonds Marie-Françoise Gonin (45 AF 33), déposé par l’association Archives du féminisme à l’université d’Angers (CAF)
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Figure 5. Tee-shirt (s.d.), fonds Florence Montreynaud (AF 266 (2)), université d’Angers (CAF)
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Figure 6. Autocollants de l’association HF Île-de-France (2022), fonds Florence Montreynaud (4 AF 303), université d’Angers (CAF)

Ainsi les archives de Benoîte Groult concernent notamment les mutilations sexuelles féminines, la littérature féministe, la féminisation du langage et la parité politique et dialoguent avec neuf autres fonds du CAF. Des lettres de cette écrivaine parsèment aussi différents fonds du CAF. Un projet de valorisation de ce matrimoine vise à produire une édition en ligne du dossier génétique de Mon évasion, autobiographie de Benoîte Groult, et de ses conférences inédites. Il est issu de la collaboration entre des laboratoires de recherche des universités d’Angers et de Grenoble Alpes. Des « numérithons » ont été organisés à la BU d’Angers pour inviter la communauté scientifique et le grand public à numériser des manuscrits de Benoîte Groult puis, à l’occasion de transcripthons, à faire la transcription dactylographiée des 624 feuillets manuscrits accessibles sur Tact, plateforme permettant la transcription et la modélisation de documents numérisés. Ce travail collaboratif concourt à redécouvrir Benoîte Groult, écrivaine féministe majeure délaissée par les prescripteurs littéraires des médias mainstream, à suivre les différentes étapes de son écriture, l’élaboration de sa pensée, ses doutes, ses corrections.

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Figure 7. Feuillet manuscrit de Mon évasion de Benoîte Groult, fonds Benoîte Groult (31 AF 19), université d’Angers (CAF)

D’autres initiatives sont mises en place pour sortir de l’ombre et valoriser ces fonds matrimoniaux : le CAF assure un accueil personnalisé des chercheur·euses, propose des visites de groupes sur réservation, facilite la reproduction d’archives dans des publications, prête des archives originales et des expositions itinérantes à d’autres établissements, organise des expositions comme « Quand le CAF sort de sa réserve » en 2010, « Relire Benoîte Groult à la lumière de ses archives » en 2014, ou « Entre médecine et féminisme, s’engager pour la contraception et l’avortement en France, 1956-1982 » en 2019.

Ces initiatives mettent en lumière les diverses sensibilités du féminisme français représentées et accueillies indistinctement au CAF : féminisme réformiste, féminisme universaliste, féminisme d’État, féminisme intersectionnel, féminisme matérialiste, écoféminisme, féminisme libéral, féminisme socialiste, féminisme radical, féminisme essentialiste ou différentialiste… et le large spectre politique couvert par ces archives : gauche libertaire (fonds No pasaran, Éliane Viennot…), gauche socialiste (fonds Yvette Roudy, Françoise Gaspard…), droite gaulliste (fonds Marcelle Devaud, association Femmes Avenir…), etc.

Les historiens et les historiennes qui ne se limitent pas à la consultation des archives officielles et qui diversifient leurs sources peuvent découvrir au CAF les noms et les contributions de nombreuses personnalités et associations féministes des XIXe, XXe et XXIe siècles jusqu’alors invisibilisées, sortir de l’oubli leurs luttes et leurs réalisations, et retracer ainsi l’histoire de la condition féminine. Les archives du CAF permettent de restaurer la place légitime des femmes dans notre récit collectif, en démontant les ressorts de l’occultation des luttes féministes. L’histoire s’ouvre ainsi à une vision plus équitable, élaborant une mémoire féminine collective. Au CAF, l’histoire peut être réinventée.

Les « importants gisements documentaires [du CAF] intéressant la recherche par leur ampleur et leur originalité » 9

ont reçu une reconnaissance nationale. Depuis 2017, la bibliothèque universitaire d’Angers est labellisée collection d’excellence (label CollEx) pour ses archives et sa collection documentaire unique sur le féminisme (plus de 10 000 ouvrages et plus de 300 titres de revues féministes).

Il n’existe pas encore, en 2023, de musée des féminismes en France. La collection constituée depuis plus de vingt ans par le CAF va servir de base à la préfiguration d’un musée d’histoire des féminismes qui devrait voir le jour à l’occasion de la rénovation intérieure de la bibliothèque universitaire d’Angers située à Belle-Beille (2026-2027).

« Le continent perdu du matrimoine est immense », nous disent les féministes 10

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Caroline LESIRE et Alexandra UGHETTO, Donne-moi des elles : en quête du matrimoine, un héritage au féminin, Saint-Julien-en-Genevois, Jouvence, 2022.

. Le CAF est un maillon fort dans la longue marche pour le rendre visible.