L’édition jeunesse accessible, ou comment permettre aux enfants en situation de handicap de lire comme les autres

Marjolaine Mantin

L’accessibilité des médiathèques est un défi majeur pour l’inclusion des personnes en situation de handicap dans toutes les sphères de la société. La récente loi sur les bibliothèques et le développement de la lecture publique redéfinit les missions des bibliothèques territoriales et réaffirme les grands principes de liberté, de gratuité et de pluralisme devant guider leurs actions. Parmi ces missions, on retrouve l’égal accès de tous et toutes à la culture, à l’information, à l’éducation, ou la contribution à la réduction de l’illettrisme et de l’illectronisme. Bien que ces objectifs soient intégrés par de nombreuses bibliothèques, pour certains publics, sur la plupart des territoires, le chemin vers le livre et la lecture est encore long.

Au premier rang des publics éloignés de la lecture, les personnes en situation de handicap, et en particulier les personnes concernées par des troubles dys, sensoriels ou psychiques, par une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme. Beaucoup de ces enfants et de ces adultes ne fréquentent pas les bibliothèques, soit parce qu’ils considèrent qu’ils n’y ont pas leur place, soit parce qu’ils n’y ont pas trouvé l’accueil et/ou les collections adaptés à leurs besoins.

Les bibliothèques sont non seulement des lieux pour accéder au livre et à la lecture, mais aussi des lieux de socialisation, de rencontre, de mixité et d’apprentissage de la citoyenneté. Être empêchés de les fréquenter a des conséquences sur le risque d’illettrisme, mais aussi sur l’inclusion (scolaire, professionnelle…), sur l’exercice de la citoyenneté et bien entendu sur l’épanouissement personnel. Les personnes en situation de handicap sont particulièrement touchées par ces problématiques.

L’association Signes de sens, actrice de la lecture inclusive depuis vingt ans

Une fois le constat posé, par où commencer ? De nombreux professionnels des médiathèques aimeraient accueillir plus de personnes en situation de handicap mais beaucoup se sentent démunis. Pour les aider à lever les freins de l’accès de ces publics au livre et à la bibliothèque et à passer à l’action, il est essentiel de les former, de les outiller et de les accompagner.

Signes de sens, qui fête ses 20 ans cette année, travaille main dans la main avec les bibliothèques depuis ses débuts. Spectacles bilingues français-langue des signes, médiations inclusives, édition de livres, conception d’une mallette pédagogique pour découvrir les rayons de la bibliothèque : depuis 2003, notre association a croisé le chemin de nombreuses médiathèques en Hauts-de-France et au-delà. Forts de ces expériences, nous avons tenu à faire partie des membres fondateurs de l’Alliance pour la lecture (collectif créé en 2022 à l’occasion de la Grande cause nationale Lecture).

En 2018, pour prioriser nos futurs projets autour de l’accès à la lecture, nous avons mis autour de la table (ou plutôt d’une vingtaine de tables !) professionnels des médiathèques, du médico-social et de l’école, ainsi que des personnes en situation de handicap, à l’occasion d’ateliers participatifs organisés dans tous les Hauts-de-France. Une des problématiques qui en est ressortie est que des livres jeunesse conçus ou adaptés pour les enfants en situation de handicap existent, mais que l’offre ne rencontre pas ou peu son public. Souvent créés par de petites maisons d’édition, ces livres sont peu connus des professionnels et peu présents en bibliothèque. Pourtant, ils répondent non seulement aux besoins des enfants en situation de handicap mais ils peuvent aussi tout à fait être lus et appréciés par ceux qui ont des difficultés de lecture, et par tous les autres.

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Les outils EJA pour se lancer

C’est ainsi qu’est né le programme Édition Jeunesse Accessible (EJA), avec l’ambition de permettre à chaque famille de trouver des livres adaptés aux besoins de ses enfants à moins de 30 minutes de chez elle. Comme pour chacun des projets de Signes de sens, nous avons utilisé la méthode design pour passer de la problématique à l’idée, puis à la solution. Ainsi, nous avons travaillé avec les médiathèques départementales et municipales de l’Oise, du Nord et du Jura pour imaginer, prototyper et tester des solutions sur deux axes : la conception d’un espace dédié aux livres accessibles, et les outils pour permettre à une médiathèque, quelles que soient sa taille et son ambition, de mettre en place et d’animer cet espace.

Les espaces EJA

Aujourd’hui, une centaine d’espaces EJA sont en place. Certaines médiathèques proposent quelques dizaines de livres sur une étagère, d’autres un meuble dédié ou une bibliothèque mobile pouvant être prêtée aux structures du réseau avec plusieurs centaines d’ouvrages accessibles. Chaque bibliothèque a choisi ses livres parmi une liste de collections adaptées et accessibles mise à disposition par Signes de sens. Le choix de regrouper tous les livres accessibles dans un même espace s’explique par le fait que les enfants en difficulté ont besoin de se repérer facilement, sans avoir à chercher un livre adapté au milieu de tous les rayonnages. Ils identifient rapidement l’espace EJA comme un lieu avec des livres qui leur conviennent et ils deviennent ainsi autonomes à chacune de leurs venues.

« Espace Édition Jeunesse Accessible », « Édition adaptée » ou « Espace lecture adapté » : quel que soit le nom qui leur a été donné, ces espaces ont en commun de ne pas stigmatiser le handicap. Les livres sont classés par type d’adaptations (braille, langue des signes, facile à lire et à comprendre, pictogrammes, police adaptée aux dys, etc.), que l’on repère par un code couleur en fonction du handicap auquel elles s’adressent plus particulièrement. Le terme « handicap » ou les types de handicaps ne sont pas cités, pour favoriser le choix des livres en fonction de la solution (l’adaptation) et non du trouble ou handicap. D’un espace à l’autre, la signalétique aussi est la même : affiches pour situer l’espace et comprendre à qui il s’adresse et comment il fonctionne, réglettes avec les noms des adaptations, étiquettes sur les livres.

Les outils pour les médiathèques

Afin de permettre à chaque structure de créer son espace en autonomie ou avec un minimum d’accompagnement puis de le faire vivre au lancement et dans le temps, Signes de sens a conçu plusieurs outils, accessibles en grande partie sur le site internet de l’association 1

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En premier lieu, le kit EJA, qui comprend un guide d’aide à la mise en place et au lancement de l’espace EJA (définition de son ambition, choix et commande des livres, installation de l’espace, communication), ainsi que tous les éléments de signalétique cités plus haut, et un accès à de nombreuses ressources thématiques (recherche de financement, médiations accessibles, numérique…). La version numérique du kit est téléchargeable gratuitement.

Parmi les étapes que nous conseillons de suivre pour bien choisir ses livres et accompagner le public, la formation est un élément clé. Signes de sens propose des formations en présentiel (souvent animées par l’intermédiaire de médiathèques départementales) et en ligne.

Pour connaître les éditeurs proposant des livres accessibles, une page dédiée sur le site EJA répertorie les collections existantes en les classant par type d’adaptation. Et pour aider les médiathèques à faire leur choix, nous mettons à disposition des listes de 50, 150 ou 300 titres représentant la diversité des adaptations et des tranches d’âge.

Une fois l’espace installé, nous le répertorions sur la carte des espaces EJA, en page d’accueil du site internet. Le projet ne s’arrête pas là : pour qu’il rencontre le succès escompté, il faut animer son espace, se mettre en lien avec les publics concernés, renouveler ou renflouer régulièrement son fonds, etc. Pour continuer de les soutenir dans toutes ces étapes, nous proposons aux médiathèques d’intégrer le réseau de la Communauté EJA, un groupe Facebook sur lequel Signes de sens et tous les autres membres partagent des bonnes idées, des questions, des informations.

La dimension territoriale du programme

Notre objectif à travers le programme EJA est de faire avancer l’inclusion dans la lecture à l’échelle d’un territoire. En effet, en accompagnant un groupe de médiathèques sur un même département, nous créons une dynamique, une complémentarité et un effet démultiplicateur auprès des autres bibliothèques mais aussi des librairies, des écoles, des établissements médico-sociaux, des associations de familles.

C’est ce que nous expérimentons actuellement dans deux régions : en Auvergne Rhône-Alpes, où nous accompagnons une cinquantaine de bibliothèques de toute la région, réparties en cinq groupes en fonction de leur territoire, et en Normandie, avec une vingtaine de médiathèques, où le projet est porté par Normandie Livre et Lecture en partenariat avec la Drac (Direction régionale des affaires culturelles). Après une journée de formation en présentiel, nous réunissons les participants en visio tous les deux mois pendant six mois environ, afin de les guider dans chaque étape du projet, jusqu’au lancement de leur espace.

L’enthousiasme des bibliothécaires engagés dans la démarche est bien visible, et leur motivation est renforcée par le fait de savoir que leurs collègues des alentours s’activent aussi dans la même direction et que, tous ensemble, ils réussissent à faire avancer l’inclusion sur leur territoire.

Un accompagnement à la mise en place de partenariats disponible fin 2023

Quatre ans après le lancement du programme Édition Jeunesse Accessible, le bilan est très positif. Les médiathèques ayant formé leurs équipes et installé leurs espaces se sentent plus en confiance pour accueillir des publics en situation de handicap et en difficulté de lecture, et les emprunts sont à la hauteur de leurs attentes. Nombreuses sont celles qui ont rapidement dû compléter leur fonds EJA pour que les étagères ne semblent pas trop vides.

La bibliothèque de Morteau (Doubs) partage son retour d’expérience après seulement un mois d’installation : « Actuellement, nous disposons d’un fonds d’une cinquantaine d’ouvrages. La médiathèque départementale nous prête un fonds plus conséquent et le mobilier pour six mois. En l’espace de quatre semaines, nous avons déjà eu 90 prêts EJA. Nous constatons que le public est au rendez-vous. »

Néanmoins, en collectant les retours du terrain durant les premières années du programme, nous avons constaté que certaines médiathèques rencontraient plus de difficultés à faire venir les publics en situation de handicap, et en particulier les établissements médico-sociaux. C’est pourquoi nous avons conçu un parcours de partenariat, actuellement testé par une petite dizaine de bibliothèques. Ce parcours détaille les différentes étapes que nous recommandons pour réussir à mettre en place un partenariat pérenne, et il est accompagné de différents outils clés en main pour se lancer (guide pour la médiathèque, document à destination des établissements spécialisés, mot pour les parents…). Il sera disponible dans sa version finale en fin d’année 2023.

Également, pour mieux répondre aux besoins des professionnels et des publics, nous proposerons à partir de septembre 2023 une formation sur les médiations accessibles. En effet, l’inclusion dans la médiathèque doit se penser à tous les points de vue : les collections, mais aussi la médiation, l’accueil, la communication, etc.

L’édition accessible peut être le point d’entrée dans cette transition inclusive, ou elle peut être une brique venant s’ajouter à un projet d’établissement déjà engagé. Dans tous les cas, Signes de sens mais aussi de nombreux acteurs locaux ou nationaux peuvent accompagner les établissements à toutes les étapes de leur projet. Il existe environ 16 000 bibliothèques publiques en France ; la centaine de « pionnières » de l’EJA ou d’autres dispositifs inclusifs n’en représente donc qu’une infime partie. Pour que tous les enfants, avec ou sans handicap, soient accueillis comme il se doit dans les bibliothèques de leur territoire, des milliers d’autres doivent s’engager dans des projets tels que l’EJA.

Alors, prêtes à franchir le pas ?

3 questions à Pauline Quiquemelle, bibliothèque de Chemillé-en-Anjou

Pourquoi avoir mis en place un espace EJA ?

La question de l’accessibilité de la médiathèque revenait régulièrement dans nos interrogations. Malgré un bâtiment aux normes PMR (personnes à mobilité réduite), il restait une grande marge de progression pour être réellement accessible. Nous accueillons pourtant du public porteur de handicap, mais jusque-là, ce sont plutôt eux qui s’adaptaient à nous que l’inverse. Nous avions mis en place un espace « Facile à lire », qui s’adressait aux adultes, mais pour les enfants, rien. Nous n’avions pas vraiment connaissance des éditions adaptées. Nous avons sur notre territoire des IME (instituts médico-éducatifs), des FAM (foyers d’accueil médicalisés), des MAS (maisons d’accueil spécialisées), et parmi nos lecteurs des enfants dyspraxiques, dyslexiques, avec différents handicaps intellectuels. Ce sont aussi leurs parents, par leurs sollicitations, qui m’ont donné envie d’agir.

• Comment avez-vous procédé ?

La question de l’adaptabilité des fonds m’est d’abord venue avec les livres pensés pour les « dys ». J’ai ensuite souhaité me former à l’accueil du public en situation de handicap. Avec ma collègue, nous avons réalisé un bilan de ce qui pouvait être adapté dans les bibliothèques de notre réseau. Mais ce n’était pas facile de savoir par quel bout commencer, quoi prioriser et comment intégrer un nouveau fonds. Et puis, le BiblioPôle, notre bibliothèque départementale, a lancé un appel à projets sur l’accessibilité. Nous avons postulé et bénéficié d’un accompagnement par l’association Signes de sens, qui nous a vraiment permis de lancer une démarche, de se concerter à plusieurs réseaux, d’avoir des références bibliographiques, des réponses à nos questions, une façon de procéder.

Grâce au soutien financier du BiblioPôle, nous avons assez vite pu installer un meuble spécifique, avec un bon lot de livres, dans la médiathèque à l’automne 2022, et c’est de là qu’est vraiment partie la démarche EJA. Ont suivi les animations, les achats réguliers, les rencontres avec les enfants et des partenaires, la mise à jour du site.

• Quel bilan tirez-vous de cette initiative ?

Le début a été un peu difficile, il a fallu acquérir des connaissances solides et trouver un plan d’action. Une première tentative de rencontre avec des partenaires, pour construire le projet avec eux, n’a pas abouti. Les partenaires n’avaient pas le temps pour ce projet, ou nos liens n’étaient pas encore suffisamment existants. Finalement, c’est une fois que le fonds a été installé, de façon visible, et présenté à chaque usager qui entrait, que nous avons pu établir des contacts avec des lecteurs dont nous ne soupçonnions pas forcément l’intérêt pour le sujet. Le fonds EJA rencontre un beau succès, auprès des enfants en difficulté de lecture, des enseignants qui viennent nous demander conseil ou chercher des ressources pour travailler avec des élèves dys, des parents qui nous ont dit « enfin, mon enfant a sa place ici ». On le mesure lors des animations, car des enfants qui ne venaient pas avant se sentent accueillis dans leur différence. Nous sommes aussi davantage sollicités par les structures, qui découvrent des livres et des supports utilisables avec leur public, et des bibliothécaires à l’écoute.
Le fait d’être accompagnés dans cette mise en œuvre a été essentiel pour nous, tant dans l’aspect technique et financier que pour la visibilité de notre travail auprès des élus et de la hiérarchie. Mais c’est un projet de longue haleine, il y a encore plein de choses à imaginer, à changer, à adapter. L’accessibilité se fait au quotidien, dans notre posture d’accueil, dans la proposition régulière d’animations adaptées, dans le fait de rajouter une histoire ou des mimes aux séances de lecture à voix haute… Il est important dès lors que ce soit un projet d’équipe.

Propos recueillis par Marjolaine Mantin