Les bibliothèques, témoins et moteurs de l’accompagnement de la précarité numérique

Mélanie Le Torrec

Pierre Moison

Télécharger un contrat de travail, refaire ses papiers d’identité sur le site de l’ANTS (Agence nationale des titres sécurisés 1

), déclarer ses impôts, créer un e-mail, nettoyer son PC, acheter et imprimer un billet de train, passer le référentiel Pix, utiliser Doctolib, transférer des photos d’un smartphone vers un PC : de l’accès aux droits au numérique créatif, la Bibliothèque municipale de Lyon (BmL) propose une palette de services et d’accompagnements, pour prendre en compte les besoins des publics en situation de précarité numérique.

La précarité numérique ne décroît pas mais gagne en visibilité

Fracture, précarité, éloignement numérique, la terminologie n’a cessé de se diversifier pour évoquer une situation constante : le déficit de compétences numériques d’une partie de la population française, évoluant pourtant dans un environnement ultra-connecté. Marie Cohen-Skalli, codirectrice d’Emmaüs Connect, définit la précarité numérique ou l’illectronisme comme « l’incapacité d’utiliser le numérique dans son quotidien. C’est l’illettrisme des temps modernes ».

L’étude Crédoc-CREAD sur la société numérique française 2

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Le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) et le Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique de l’université de Rennes (CREAD) associé au GIS M@rsouin ont conduit cette étude en 2021 : La société numérique française : définir et mesurer l'éloignement numérique. En ligne : https://www.credoc.fr/publications/la-societe-numerique-francaise-definir-et-mesurer-leloignement-numerique

, commandée par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), s’est donné pour objectif de mieux connaître les personnes éloignées du numérique. Elle souligne la persistance des inégalités numériques et estime, en mai 2023, que « 31,5 % de la population française est plus ou moins concernée par le phénomène d’éloignement du numérique, soit 16 millions de personnes » 3
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Idem.

. Cette définition volontairement large prend en compte les problématiques d’accès, de montée en compétences et de capacitation des citoyens utilisant des technologies numériques. Elle entre en résonance avec la diversité des profils d’usagers en précarité numérique, observés dans les bibliothèques et plus particulièrement dans les espaces numériques. À travers leurs demandes d’accompagnement, ce sont des enjeux bien réels d’employabilité, d’accès à la santé, d’exercice de la citoyenneté, en résumé, d’accès aux droits dans un environnement administratif dématérialisé, mais aussi de mise en œuvre d’un projet de vie.

Autre regard sur ce sujet, celui de Claire Hédon, défenseure des droits. Trois ans après avoir remis un premier rapport sur les inégalités d’accès au numérique, elle en dresse un bilan contrasté. En 2022, le rapport annuel d’activité documente 125 456 réclamations, dont 82 202 concernaient les relations avec les services publics. Comme elle le rappelle : « Une forte défiance est observée vis-à-vis des institutions, notamment publiques, qui ne semblent pas suffisamment à l’écoute, en particulier du fait d’une dématérialisation excessive qui engendre une forme de déshumanisation du lien entre les usagers et les administrations. »

Loin de se résumer à un simple enjeu technique, le renforcement des inégalités numériques valide l’hypothèse d’un numérique plus subi que choisi. En cause, la transition numérique des services publics qui a répondu aux besoins des administrations, mais ne s’est pas adossée à une stratégie de médiation numérique intégrant les besoins des citoyens. Cette dépersonnalisation des relations et le déploiement d’interfaces numériques peu accessibles et peu ergonomiques ont dégradé les compétences administratives de nombreux citoyens. Autonomes pour remplir des formulaires papier, ils ont basculé dans la dépendance lors du passage au tout-numérique. Ceux qui le pouvaient ont mobilisé leur entourage, parents, amis, voisins, et assument même parfois une déconnexion choisie. D’autres personnes, plus isolées, se sont tournées vers les institutions sociales et culturelles capables de répondre à leurs besoins pour accéder et se former à l’e-administration.

Quand la responsabilité de l’inclusion repose sur les épaules de l’usager

Par ailleurs, comme l’exprime la sociologue Perrine Brotcrone 4

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Périne BROTCORNE, Carole BONNETIER et Patricia VENDRAMIN. « Une numérisation des services d’intérêt général qui peine à inclure et à émanciper tous les usagers », Terminal, no 125-126. 2019. En ligne : https://doi.org/10.4000/terminal.4809

dans ses travaux sur la dématérialisation des services publics en Belgique : « Dès lors que les services en ligne sont capables de traiter chaque usager individuellement pour pousser vers lui des contenus supposés plus adaptés, ceux-ci apparaissent comme favorisant en soi l’inclusion. Les préoccupations propres à la dimension inclusive de ces services s’effacent au profit de l’idée selon laquelle la personnalisation des contenus répondrait à cet enjeu. Cette conception impensée de l’inclusion numérique, qui s’appuie sur les justifications de la cité par projets “où la seule vertu d’être connecté nous fait grand” (Boullier, 2016), fait peser sur les épaules de l’usager la responsabilité de son inclusion, exonérant les technologies numériques, censées de facto être tournées vers son intérêt. » Face à des services dématérialisés conçus en s’appuyant sur des normes d’usages et non pas sur l’expérience usager, les utilisateurs se sentent dysfonctionnels, alors que ce sont précisément les interfaces en ligne qui ne répondent pas aux nécessités d’accessibilité et d’inclusivité.

Pour beaucoup, le numérique choisi nécessite un accompagnement humain

Derniers lieux ouverts sans rendez-vous et mettant à disposition des espaces numériques, les bibliothèques ont vu rapidement augmenter les demandes d’accompagnement aux outils et aux ressources numériques. Sans être initialement reconnues en tant qu’actrices de l’inclusion numérique, elles ont pourtant accompagné les citoyens aux démarches administratives, à la sécurisation de leur identité numérique, à l’utilisation des réseaux sociaux, à l’achat en ligne dans leurs espaces numériques ou par leur engagement dans des programmes d’éducation aux médias.

La mise en place en 2018 de la stratégie numérique inclusive témoigne d’une volonté de corriger les excès d’une dématérialisation trop rapide des services publics. Il faut néanmoins attendre le plan France Relance en 2021, pour que le besoin d’accompagnement humain soit reconnu, avec le recrutement de 4 000 conseillers numériques 5

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La Bibliothèque municipale de Lyon n’a pas eu recours au dispositif Conseillers numériques France Services (CnFS) ; 26 animateurs numériques étant déjà en poste dans 13 espaces numériques, il semblait plus logique qu’ils soient déployés au sein d’autres institutions.

. Le rôle spécifique des bibliothèques dans l’écosystème des acteurs de l’inclusion numérique est alors plus clairement identifié et l’inclusion numérique des citoyens est désormais identifiée comme une mission à part entière de ces établissements.

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Espace numérique de la BmL

Photo Vincent Lefebvre – BmL

Comment accompagner la précarité numérique en bibliothèques ?

« […] L’inclusion numérique, ou e-inclusion, serait un processus qui vise à rendre le numérique accessible à chaque individu, et à lui transmettre les compétences numériques qui seront un levier de son inclusion, sociale et économique. » 6

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Brigitte BOUQUET et Marcel JAEGER , « L’e-inclusion, un levier ? », Vie sociale, 2015/3 (n° 11), p. 185-192. En ligne : https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-2015-3-page-185.htm

Pour sa mise en œuvre, trois modalités d’actions se combinent : l’accès à des ressources informatiques et numériques, la maîtrise des services dématérialisés (publics ou privés) et la compréhension des enjeux du numérique, à chaque âge de la vie et selon ses projets.

À la BmL, cette politique d’inclusion numérique a été définie dans le cadre de l’axe 3 du deuxième dossier de bibliothèque numérique de référence (BNR) qui regroupe les projets numériques de la bibliothèque prévus sur la période 2021-2026, avec le soutien de l’État et dans le projet d’établissement de la BmL. Dans cette perspective, la bibliothèque s’engage à un double mouvement : elle participe d’une part à accompagner des publics éloignés des normes sociales d’usages (exclus ou en situation d’illectronisme) vers des normes validées, pour les encourager à l’autonomie et limiter le non-recours aux droits. D’autre part, l’accompagnement tient compte du vécu des usagers pour que les normes d’usages promues par la bibliothèque ne soient pas elles-mêmes excluantes, sachant que les biais de représentation de tout concepteur de services dématérialisés existent et sont désormais bien documentés dans le champ de la sociologie des inégalités.

La prise en charge de la précarité numérique repose sur les objectifs suivants :

  • accompagner aux démarches administratives grâce à un service d’écrivain public ;
  • faciliter l’accès aux interfaces des services publics grâce aux accompagnements dans les espaces numériques ;
  • donner accès à du matériel informatique, à internet et à des ressources numériques payantes dans les espaces numériques et dans les salles de lecture ;
  • former à l’usage d’internet, aux logiciels de bureautique en salle et par des ateliers numériques réguliers ;
  • former à l’éducation aux médias et à l’information (EMI), à travers l’intervention de services civiques ;
  • partager les enjeux d’identité et de sécurité numérique pour la gestion des données personnelles, par des ateliers numériques réguliers ;
  • promouvoir la culture numérique sous toutes ses formes ;
  • promouvoir l’universalité et l’accessibilité des services aux personnes en situation de handicap, par l’accompagnement des usagers au sein de trois pôles spécialisés (handicap visuel, troubles psychiques, handicap auditif).

Pour apporter une réponse adaptée, une attention spécifique à l’accueil de ces publics est essentielle. Elle permet de bien identifier leurs difficultés et d’opérer une remédiation efficace vers les services concernés : écrivain public, espaces numériques de la BmL, opérateurs sociaux ou vers le réseau des acteurs de l’inclusion numérique du territoire de la métropole lyonnaise (Rés’in 7

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Le réseau Rés’in rassemble médiathèques, espaces numériques, centres sociaux, maisons France service, fablab du territoire de la métropole de Lyon. La plateforme Rés’in est pilotée par l’équipe inclusion numérique de la Métropole de Lyon. https://resin.grandlyon.com/news

).

Pour sensibiliser les agents au contact du public aux attentes spécifiques de publics éloignés du numérique, une formation collective à la précarité numérique portée par Emmaüs Connect leur a été proposée en 2023 et sera reconduite jusqu’en 2025. La précarité numérique croise aussi d’autres enjeux en termes d’accueil. Ainsi, une formation ciblée sur l’accueil et la gestion des publics souffrant de troubles psychiques ou une journée professionnelle organisée sur les droits culturels en bibliothèques ont apporté des éclairages convergents pour accompagner la précarité numérique.

L’accompagnement des démarches administratives repose sur le service d’écrivain public

La question de l’accompagnement aux démarches administratives a posé naturellement de nombreuses questions quant au périmètre de son exercice. Cette mission est assumée par le service d’écrivain public, proposé à la bibliothèque de la Part-Dieu et à celle de la Duchère, en partenariat avec l’UFCS/FR Formation Insertion de Lyon.

Les rendez-vous sont accessibles sur inscription (séance de 30 minutes), les mardis matin et les jeudis après-midi à la bibliothèque de la Part-Dieu (Espace numérique) et les samedis matin à la bibliothèque de la Duchère. Les inscrits sont prévenus par SMS quelques jours avant. En 2022, 457 rendez-vous ont été assurés ; les démarches concernaient principalement le droit des étrangers, le logement, la justice et l’emploi.

Pour les démarches administratives, les animateurs numériques du réseau accompagnent les usagers dans la création de leur e-mail, la création et la gestion des identifiants et mots de passe, l’accès aux portails des opérateurs sociaux ou des services publics, la prise en main d’un smartphone et d’applications d’opérateurs sociaux, la rédaction d’un CV ou d’une lettre de motivation, l’impression de documents, la prise en main du clavier et de la souris.

Les espaces numériques, couteau suisse de l’inclusion numérique

Lieu de mixité sociale, les espaces numériques des bibliothèques répondent à une pluralité de demandes, couvrant l’accès aux droits, le numérique du quotidien, la formation tout au long de la vie ou encore le numérique créatif. L’intérêt de ces espaces pour des usagers de tout âge, territoire ou origine sociale, est d’y trouver un accompagnement humain. L’enquête menée en juin 2021 8

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Enquête menée par le service des publics et le service développement numérique, entre mai et juin 2021, sur un ensemble de 290 usagers des espaces numériques, accessible sur demande.

sur les usagers du numérique pointe un niveau de satisfaction très élevé concernant le service rendu dans les espaces numériques du réseau. Les usagers y témoignent qu’ils fréquentent les espaces numériques parce qu’ils n’ont pas d’imprimantes ou de scanner chez eux (56 %), pas d’ordinateur (42 %), pas d’accès à internet (29 %), parce qu’ils apprécient d’être aidés (33 %) et parce que cela leur permet d’être tranquilles (34 %).

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Extrait de l’enquête menée en juin 2021 par la BmL

Si l’impression de documents reste un motif de déplacement dans un espace numérique, les animateurs sont amenés à traiter de nombreuses situations de précarité numérique. Citons à titre d’exemples :

  • une personne malvoyante bataille pour utiliser un service en ligne à l’interface peu ergonomique ;
  • une personne âgée n’arrive pas à libérer de la place sur son téléphone dont le système n’a jamais été mis à jour ;
  • une personne sans-abri vient chaque semaine à la même heure mener des recherches généalogiques ;
  • une personne sans emploi demande de l’aide pour s’inscrire à une formation ;
  • un migrant sourd-muet et analphabète à la recherche d’un hébergement d’urgence trouve enfin un interlocuteur après avoir chargé l’application du 114 ;
  • des adolescents stressés préparent en groupe leur oral du bac et gênent les usagers concentrés sur leurs recherches d’emploi ;
  • une personne isolée dont le téléphone ne fonctionne plus est aux bords des larmes car elle n’arrive pas à régler le litige avec son opérateur ;
  • un migrant pratique avec assiduité un module d’autoformation à l’utilisation des claviers ;
  • un retraité vient chaque semaine écouter de la musique baroque ;
  • une personne souffrant de troubles psychiques craint qu’on lui vole ses données personnelles quand elle vient imprimer ses billets de train ;
  • un usager offre des chocolats à l’équipe après avoir obtenu son autorisation de voyage aux États-Unis ;
  • une mère de famille imprime en coup de vent le bon d’envoi d’un colis ;
  • après plusieurs tentatives infructueuses, un usager arrive au bout de la procédure de prise de rendez-vous à la préfecture – mais il n’y a plus de places ;
  • un autre ne sait pas comment se prendre en photo à l’aide de la webcam pour sa carte de transport ;
  • un usager passe juste pour nous remercier de l’avoir orienté vers Emmaüs Connect.

Si la fréquentation a décru durant la crise sanitaire, un phénomène de rattrapage est observé, qui confirme le besoin toujours prégnant d’accompagnement au numérique. La fréquentation de l’espace numérique de la Part-Dieu atteint à nouveau le niveau de 2019.

La médiation des cultures numériques, autre volet de l’accompagnement de la précarité numérique

Les animateurs et animatrices sont exercé·es à la résolution de problèmes du numérique du quotidien, mais proposent également aux usagers de découvrir la culture numérique. En complément des 70 000 créneaux d’utilisation proposés en 2019 dans les 13 espaces numériques du réseau, une programmation d’ateliers numériques bimestrielle propose une médiation autour de la culture numérique.

Alors que la majeure partie des contenus consommés sur internet sont des contenus culturels, il est nécessaire d’accompagner aussi les usagers dans leur appréhension de la culture numérique. Sélectionner des contenus numériques de qualité, en faire la prescription auprès de nos publics, débattre des enjeux d’EMI, cela fait partie des missions à part entière des animateurs pour lutter contre la précarité numérique. Car au-delà du savoir-faire, de la manipulation technique, le numérique (faut-il le rappeler ?) est une culture à part entière, un fait culturel et sociétal, qui infuse et bouleverse notre rapport à la culture et au patrimoine. Culture maker, mécatronique, informatique low-tech, création numérique, jeu vidéo, culture libre sont autant de savoirs et de savoir-faire à découvrir et à mobiliser pour vivre dans ce « monde sans fin » où il est désormais aussi question de sobriété et de responsabilité environnementale du numérique. Ces enjeux de société seront d’ailleurs à l’œuvre lors du prochain Printemps du numérique (PDN). Désormais programmé en biennale, le festival des cultures numériques de la BmL, portera sur L’humain à l’ère de l’Intelligence artificielle. Du 23 mars au 6 avril 2024, il proposera aux publics des bibliothèques lyonnaises et métropolitaines de débattre de ce sujet, qui n’est pas sans rapport avec la précarité numérique. Alors que le Conseil d’État recommande le déploiement d’intelligence artificielle dans les services publics 9

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« Intelligence artificielle et action publique : construire la confiance, servir la performance ». Conseil d’État, 31 août 2022 : https://www.conseil-etat.fr/publications-colloques/etudes/intelligence-artificielle-et-action-publique-construire-la-confiance-servir-la-performance

, on peut sans aucun doute affirmer que les bibliothèques seront encore en première ligne pour accompagner cette future mutation de nos pratiques numériques.