L’accueil des précaires, une mission multiforme. Retour d’expérience de la médiathèque de la Canopée
Prendre en compte la précarité, tel que le rappelle l’Agenda 2030 de l’ONU, dans le cadre du développement durable, fait désormais de plus en plus partie de nos métiers. Cependant elle se présente différemment suivant le territoire desservi. Dans le cas de la médiathèque de la Canopée la fontaine, elle fait partie intégrante d’un cadre spécifique et politique. Inscrite dans les axes de la première mandature de la Maire de Paris, la lutte contre la grande exclusion se décline dans le plan Lire à Paris, programme de politique de lecture publique du réseau des bibliothèques de la Ville voté en 2019. Accueillir, toucher les publics éloignés font pleinement partie de nos missions. Lors du travail en équipe sur le projet d’établissement, étant donné notre emplacement géographique (rappelons que la dernière Nuit de la Solidarité a dénombré le plus grand nombre de sans-abris sur le territoire de Paris Centre), créer un groupe de travail transversal dédié à ces questions, celui des Publics allophones et publics précaires (PAPP), est apparu comme une évidence. Non que le besoin ait été nouveau. En effet, de nombreux partenariats existaient depuis l’ouverture de la médiathèque en avril 2016 dans la nouvelle Canopée, au sein du centre Westfield Forum des Halles : les Restos Bébés du Cœur, le centre Cerise, Emmaüs Solidarité… En revanche, les demandes se sont multipliées, notamment depuis la crise sanitaire, qui a mis en évidence des fragilités sociales, économiques, psychologiques. Le groupe PAPP a donc vocation à planifier, coordonner les différents accueils du matin (pouvant s’élever jusqu’à quatre, accueils scolaires, numériques, solidaires, sans compter les visites professionnelles), sur les temps où la médiathèque est « fermée », avant notre ouverture au grand public dès midi.
Un projet reposant nécessairement sur un engagement d’équipe fort
Ce projet, c’est d’abord celui d’une équipe. Sans sa motivation, son engagement, ce type de projet ne serait pas incarné. Se former aux spécificités des publics, surtout quand il s’agit de personnes fragiles, est indispensable : sensibilisation à la question du sans-abrisme, rencontre avec les acteurs de la direction de la solidarité, les médiateurs numériques, les travailleurs sociaux, les associations du champ social, mais également formation à l’accueil des personnes ayant des troubles psychiatriques ou effectuant des travaux d’intérêt général (TIG)… Les bibliothécaires sont d’abord des professionnels, et en tant que tels, l’accueil est au centre de leurs missions, de leurs valeurs. Étendre leur champ de compétences leur permet de mieux appréhender les besoins, mais aussi de pouvoir prendre du recul par rapport à certaines situations complexes ou de grande détresse. Sans faire d’eux pour autant des travailleurs sociaux bis. Là est sans doute l’écueil : que certains, dans leur souhait d’accompagner l’usager, finissent par ne plus en saisir les limites et sortent de leurs missions premières. C’est pourquoi le cadre doit être défini en amont, validé en équipe, pensé dans le cadre de la politique du réseau, en lien avec notre coordinateur du Bureau des bibliothèques et de la lecture. Le recours à d’autres acteurs, partenaires institutionnels ou associatifs, est justement un levier pour parer à ce type de dérive. Et un atout appréciable : parce qu’ils couvrent différentes typologies de publics (hommes, femmes, familles, mineurs) et de champs spécifiques (précarité, santé, addictions, droits ou démarches administratives), et surtout proposent un appui logistique et humain indispensable. Leur connaissance du territoire, de ses spécificités, permet de disposer d’informations actualisées et concrètes, en complément du Guide des Solidarités, édité chaque saison par la Ville et mis à disposition des services publics. Car notre premier rôle, incontestablement, est bien d’orienter les personnes vers les structures ad hoc dans le cas où elles ont besoin de ces informations. Savoir les aborder, leur proposer notre recours, tout en respectant leur droit à être un usager comme un autre, s’avère souvent complexe.
Car c’est aussi l’anonymat que ces publics viennent chercher en bibliothèque, à la différence des centres sociaux où ils vont automatiquement être pris en charge. C’est la raison pour laquelle nous avons établi une collaboration avec une assistante sociale, responsable d’un centre à Paris. Aider seulement quand ils le souhaitent via les maraudes et la mise en relation. Informer, ou réorienter, mais toujours dans le respect de leurs droits. Et surtout, coconstruire avec eux, avec les partenaires qui les encadrent, les reçoivent, les accompagnent et finalement les connaissent. Le groupe PAPP, copiloté par notre médiatrice Julie, reçoit ainsi ou identifie en amont les actions possibles et, dans un premier temps, est chargé de recevoir les animateurs. Cette rencontre est un préalable incontournable : il permet aux structures de faire connaissance, d’échanger sur leurs objectifs, leurs moyens et les publics cibles, et de là, d’organiser les rendez-vous. Le premier accueil est toujours un enjeu primordial s’agissant de publics dits « éloignés », qui ne se sentent pas toujours légitimes face à ce qu’ils considèrent comme des lieux sacrés, « temples du savoir », ou reflets de leur échec (scolaire, professionnel, d’insertion…), même si notre conception en tant que tiers-lieu vise à atténuer cette image.
Les Petits-déjeuners solidaires, une initiative fédératrice de différents acteurs
Parfois, ce sont aussi d’autres structures culturelles qui se font le relais d’associations du champ social. C’est le cas pour les Petits-déjeuners solidaires, apparus lors de la crise du Covid, qui associent, outre la Chorba et l’Armée du Salut, différents acteurs parmi lesquels la Gaîté lyrique, la Bibliothèque publique d’information, la Maison des pratiques artistiques amateurs (MPAA). Le principe en est simple : mettre à disposition un espace pour servir des petits-déjeuners tout en réservant un accueil personnalisé suivant les lieux (pour nous : ouverture de la médiathèque dès 9 heures, inscription au réseau des bibliothèques, accès aux collections, aux postes multimédias, animations spécifiques). Nous associons parfois d’autres partenaires à cette démarche. Le Centre de santé sexuelle de Paris Centre a volontiers accepté de venir faire de la prévention sur les maladies sexuelles un jeudi matin. Prévue sur la trêve hivernale, l’opération a comptabilisé en 2022 6 807 petits-déjeuners et lunchbox distribués pour 681 personnes bénéficiaires, en situation de rue ou de précarité, venues prendre un petit-déjeuner complet et une lunchbox, au chaud et à l’abri ; 25 % de ces personnes sont venues au moins 10 fois ; 18 % sont des femmes. L’opération a mobilisé 551 bénévoles uniques et 5 établissements culturels qui ont proposé 45 interventions culturelles (concerts, enregistrements de podcasts, visites d’expositions, formation à la médiation participative, danse…) ; enfin, 22 partenaires ont été sollicités pour l’approvisionnement de denrées, la préparation des lunchbox, l’orientation, la médiation culturelle, le cofinancement et la mobilisation de bénévoles. Au vu de l’importance du dispositif, une convention est nécessaire pour fixer dans la durée le rôle et les missions de chacun. Aujourd’hui, il a vocation à se pérenniser dans le temps, sachant combien ces publics sont vulnérables tout au long de l’année, notamment sur les périodes où il n’y a pas de mesures d’urgence comme c’est le cas en hiver.
Dans tous les cas, coconstruire ensemble est indispensable. L’expérience menée avec le lycée Théophile-Gautier pour l’accueil de classe UPAA (Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants) et de mineurs isolés en atteste. Dès la première rencontre, il a été décidé de proposer un cycle de plusieurs séances sur plusieurs mois. Pour ces élèves allophones, venir à la médiathèque représentait un enjeu certain en complément de leurs cours de français. Le premier accueil était destiné à faire connaissance : présenter la médiathèque, ses spécificités. Mais nous n’avions pas pensé à ce que la pratique de la langue des signes française, commune à l’équipe en tant que pôle Sourd, pouvait représenter pour eux. Alors que deux collègues signent quelques mots entre eux, un des jeunes le surprend et ressent comme une offense l’expression gestuelle de Marie, notre collègue sourde. Cet incident est aussitôt l’occasion de faire découvrir cette langue à ces jeunes et de désamorcer toute incompréhension. Avec le documentaliste et une enseignante référente, nous choisissons soigneusement les thèmes, afin de prévenir toute réactivation d’un traumatisme pour certains de ces jeunes qui sortent à peine d’un parcours dramatique. Aspect ludique et outils numériques sont mêlés : la réalité virtuelle leur permet de survoler Paris et d’identifier leur établissement, enfin une émission radiophonique sur leurs premières lectures est montée et partagée sur les réseaux. Choisir parmi nos ressources celles qui favorisent l’accessibilité, la découverte, le plaisir permet de mettre à profit nos savoir-faire dans un esprit d’accueil optimal. Ces opportunités apportent un bénéfice réciproque : toucher de nouveaux publics, parfaire notre accueil, nous professionnaliser.
L’accueil des publics fragiles : un processus long parfois semé d’écueils
D’autres fois, le partenariat fonctionne moins bien, comme avec la Halte des femmes. Une première tentative a lieu en 2019 à l’ouverture de ce lieu sis dans l’Hôtel de Ville, destiné à abriter des femmes depuis longtemps à la rue. Nous les rencontrons à la demande de leur animatrice, d’abord dans leurs locaux autour d’un café. Nous venons avec des revues, des bandes dessinées. Après ce premier contact, nous les invitons un matin à la médiathèque. Leur seule exigence : qu’il n’y ait pas d’hommes présents, beaucoup ayant souffert de violences masculines. Si nous sommes d’accord sur le principe, néanmoins nous mentionnons qu’un bibliothécaire peut assister à la séance. Nous nous engageons donc auprès d’elles à ne pas associer d’autres acteurs sociaux à ces rendez-vous. Mais très vite, le constat est là : peu viennent, beaucoup d’animations leur étant proposées in situ par d’autres équipements de la Ville, les ateliers Beaux-Arts entre autres. Nous finissons par libérer le créneau pour d’autres associations : la Clairière, la Croix-Rouge. En 2022, nous reprenons contact et amorçons, à l’instigation de la responsable de la Halte, qui fait partie du Samu social de Paris, un nouveau temps d’échanges. Plusieurs collègues sont présentes, autour d’un café, motivées par cette première prise de contact. Nous nous présentons, découvrons nos affinités : lectures, jeux, cuisine, couture, broderie… Nous envisageons plusieurs types d’ateliers mêlant numérique et couture, club de lecture… Elles sont une quinzaine, dont une personne sourde mais signant une langue des signes étrangère, animées d’une grande diversité d’attentes. L’enthousiasme est vif de part et d’autre. La plupart s’inscrivent à la médiathèque. La fois suivante a lieu dans leur environnement, afin de concrétiser leurs envies. Puis un jeudi, elles doivent venir en autonomie. Le café est prêt. Les deux collègues sont impatientes. Elles ont préparé différentes choses, un peu stressées par l’éventualité que cela ne fonctionne pas. L’animatrice nous a assuré que plusieurs viendraient. Ce jour-là, l’attente sera vaine. Personne ne vient. Peut-être sommes-nous allées trop vite, encouragées par leurs premiers retours positifs. Un besoin de cadre est nécessaire. Pour répondre à la demande de huit d’entre elles, nous réservons alors des places à l’atelier d’écriture avec l’auteur Jean D’Amérique. Deux viennent : l’une participe, l’autre est gênée car peu familière avec l’écrit, mais semble heureuse d’être là. Ce partenariat nous fait réfléchir aux difficultés qui sont les leurs, aux nôtres aussi : l’acculturation prend du temps et participe de la socialisation des personnes en situation précaire. Les efforts, la bonne volonté, ne suffisent pas pour produire des effets immédiats. Le processus sera nécessairement long et émaillé de difficultés, reflets de leurs fragilités et des nôtres. Mes collègues prennent conscience de ces écueils, et poursuivent les formations proposées par la Ville, ou d’autres acteurs comme la Fabrique de la Solidarité, pour mieux se préparer à ce type de publics, aux déconvenues aussi.
Le fait de travailler en intelligence collective au sein d’un groupe dédié permet de faire un pas de côté et de repenser notre lieu en termes de services : c’est ainsi que la lutte contre la précarité menstruelle s’est imposée dans notre réflexion. Si plusieurs établissements publics proposent en accès libre des protections hygiéniques, il s’agit bien souvent en réalité d’une offre payante. L’idée de sensibiliser par un affichage précis – « une personne sur cinq est concernée », « cela représente un budget de 18 000 euros dans la vie d’une femme » – et l’appel au don ont été déterminants dans ce projet. Le résultat dépasse nos espérances : ce sont les usagers qui participent à l’essor de ce service aujourd’hui. De même, la question de l’implantation s’est aussitôt posée : où placer les protections de façon à toucher tous les publics concernés sans distinction de genre ? Ayant auparavant installé un meuble solidaire dans le sas d’entrée des toilettes, destiné à mettre à disposition de tous des informations sur l’ensemble des services présents sur le territoire, il est apparu évident de l’y ajouter. Le prix « Chouettes Toilettes » 1
nous a ainsi été décerné par l’Association des bibliothécaires de France en 2022 pour nos efforts dans la « lutte contre la précarité ». Nos toilettes sont toujours genrées mais nous avons décidé d’entamer une réflexion sur ce sujet prochainement.Création de la « ZAD » ou « Zone à donner » au sein de la médiathèque
Favoriser l’économie circulaire par le don, le troc, mais aussi retisser le lien social font pleinement partie de nos enjeux actuels. Deux projets en cours en sont l’illustration : notre puzzle participatif et notre « ZAD » ou « zone à donner », « zone à DIY », « zone à dressing ». Le principe du premier est simple : à l’entrée de la médiathèque, un puzzle participatif invite nos usagers à passer un moment agréable, ensemble, autour du jeu. Des rencontres surprenantes se font, dans un esprit de grande diversité, d’âge, de catégorie sociale, et d’inclusion (entendants et sourds). Une dame a désormais pris coutume de venir partager ce moment avec un jeune marginal. Ils ne se connaissaient pas et ont noué maintenant des liens d’amitié. La multiplicité des approches nous permet d’anticiper les conflits d’usages, liés aux difficultés du vivre-ensemble dans un monde où l’individualisme ne cesse d’interroger le modèle du service public. Face aux incrédules, nous maintenons notre posture d’agent public, d’un des rares lieux gratuits accessibles à tous sans discrimination. Le caractère participatif de notre projet d’établissement encourage les usagers à s’impliquer dans son fonctionnement : dons d’objets, de jeux, rencontres autour d’ateliers découverte.
Pour la ZAD, nous nous sommes inspirés de la « fringothèque » de la bibliothèque municipale de Martigues (qui depuis a fermé) et de celle de la bibliothèque Persépolis à Saint-Ouen que les collègues du groupe projet sont allés visiter. Ils en sont revenus convaincus, munis d’une charte, pleins d’idées à ce sujet. La récupération de vêtements se fait d’abord au sein de l’équipe. Nous exceptons tout ce qui est lingerie, chaussettes. En revanche, des usagers nous donnant des vêtements d’enfants, nous avons étendu notre service. Rapidement nous travaillons sur un logo, une communication avec nos étudiantes des Arts Décoratifs. S’inspirant de Zadig de Voltaire, et de la marque de vêtements afférente, nous lançons notre ZAD, titre un brin provocateur mais en lien avec notre fonds des cultures urbaines, près de laquelle elle est située, et le fil rouge de notre programmation culturelle, autour de l’engagement citoyen. Le lieu est l’objet de tous nos soins : papier peint chiné, mobilier de récupération, portant offert par la mairie d’arrondissement. Nous voulons caractériser l’endroit, que les usagers se l’approprient. Ce qu’ils font d’ailleurs. La fringothèque trouve très vite sa place dans leurs usages. Conçue au départ en raison de l’un de nos habitués qui venait chaque jour, par tous les temps, vêtu d’un t-shirt déchiré, nous pensons maintenant à d’autres objectifs : équiper le lieu d’une machine à coudre en accès libre, proposer des ateliers de couture pour tout public, « prêter » des costumes pour des demandeurs d’emploi, dans une opération où ils pourraient aussi bénéficier d’ateliers sur la rédaction de CV ou sur la préparation à un entretien professionnel…
Ces actions impliquent un investissement important, pas nécessairement budgétaire, mais tout au moins en temps de travail, et donc un soutien de notre hiérarchie, de la mairie d’arrondissement. La crise sanitaire a créé des failles. Nous en sommes encore à en constater les effets. Les usages ont changé, les attentes également. Nos « séjourneurs », privés de bibliothèques pendant les périodes de quick & collect, d’accès restreint, ont peu à peu retrouvé nos espaces. Mais différemment. Certains ont disparu. D’autres reviennent parfois, mais leur hébergement est loin. C’est un public fluctuant, attachant. On connaît les prénoms de certains, parfois leur histoire, l’accident de vie qui a tout fait basculer. Ils représentent un tiers de nos publics, ce sont en fait des habitués de nos bibliothèques.