Les services de la Bibliothèque publique d’information pour les publics en grande précarité

Camille Delon

S’il n’existe pas de chiffre précis sur le nombre de personnes sans domicile fréquentant régulièrement la Bibliothèque publique d’information (Bpi), plusieurs éléments permettent d’affirmer que la bibliothèque est un lieu identifié et apprécié de ces publics 1

. Ce sont principalement des hommes, auxquels il est difficile de donner un âge tant ils sont marqués, équipés de grands sacs contenant leurs affaires et de sacs de couchage, habillés avec les mêmes vêtements tous les jours. Leurs occupations au sein de la Bpi sont spécifiques : ils restent de longues heures sur des postes informatiques à écouter de la musique, ils se reposent sur des fauteuils, parfois s’endorment. D’autres utilisent les sanitaires pour faire leur toilette. Ils séjournent dans la bibliothèque quotidiennement, souvent jusqu’à la fermeture.

Plusieurs hypothèses peuvent expliquer la présence de ces habitués, qui ne se laissent décourager ni par l’architecture monumentale du Centre Pompidou, ni par sa célèbre file d’attente. La Bpi se situe en plein cœur de Paris, près de plusieurs lieux de solidarité (la Soupe Saint-Eustache, la Halte humanitaire, les Bains-douches Saint-Merri) ; elle est gratuite et accessible sans formalité ; l’amplitude des horaires d’ouverture est large, avec notamment une fermeture à 22 heures, y compris le week-end et les jours fériés ; elle propose une offre documentaire d’actualité et un accès Internet.

L’enquête de terrain menée par Serge Paugam et Camila Giorgetti en 2013, Des pauvres à la bibliothèque – qui confirme l’intérêt des publics vivant dans la rue pour la Bpi –, montre aussi qu’ils ont différentes attentes vis-à-vis de l’institution en fonction du degré de marginalité dans laquelle ils se trouvent : certains cherchent à satisfaire des besoins primaires, d’autres aiment socialiser en discutant avec des bibliothécaires, d’autres encore viennent se fondre dans la masse du public pour devenir des usagers comme les autres.

La cohabitation avec les autres publics et les relations avec les personnels de la Bpi se passent bien la plupart du temps, mais il arrive que des conflits se produisent. Si un usager s’endort et se met à ronfler un peu fort, s’il mobilise un poste informatique trop longtemps, si son état d’hygiène gène les personnes situées aux alentours, alors il peut y avoir des altercations, laissant bien souvent les bibliothécaires démunis face à la grande misère qui touche une partie de ces usagers. Plus rarement, l’alcool ou la consommation de médicaments ou de drogues peut conduire à des comportements agressifs ou violents envers les autres publics ou le personnel. Ces épisodes restent rares, mais marquent profondément quand ils ont lieu.

Des services pour les publics précaires

La Bpi, comme de nombreuses bibliothèques publiques, propose un ensemble de services 2

largement fréquentés par des publics précaires, tels que les personnes en rupture avec l’emploi, les personnes exilées, les retraités isolés, les étudiants précaires. Ces médiations sont animées par des bibliothécaires ou par une structure partenaire lorsqu’elles mobilisent des compétences expertes dans un domaine : écrivain public, aide aux démarches administratives en ligne, ateliers emploi et vie professionnelle, aide juridique, ateliers de conversation en français, permanences d’aide informatique. Parmi les services un peu moins habituels, les permanences Accès aux soins, Écoute anonyme et l’atelier Bons plans à Paris accueillent aussi des personnes en difficulté.

Illustration
La permanence Écoute anonyme à la Bpi

Photo Julie Védie

La permanence Accès aux soins, assurée par une intervenante de l’association Migrations Santé, informe et accompagne les personnes dans leurs démarches administratives pour l’accès aux soins et les oriente vers les structures de santé adaptées. La permanence reçoit essentiellement du public exilé. L’Écoute anonyme tenue par les bénévoles de l’association La Porte ouverte offre aux personnes qui souhaitent parler de leurs problèmes un temps d’écoute bienveillant. Le lieu convient bien aux publics en souffrance dont la présence prolongée aux bureaux d’accueil témoigne parfois d’une grande solitude. L’atelier Bons plans à Paris, animé par les bibliothécaires, délivre des adresses et des démarches à connaître pour vivre dans la capitale à moindre coût. Pensé initialement pour les étudiants, l’atelier, qui accueille aussi des retraités et quelques actifs, rencontre un succès assez concluant.

Cependant, si ces services sont utilisés par des personnes en situation de précarité, les usagers de la Bpi les plus marginalisés, ceux que Serge Paugam et Camila Giorgetti définissent comme étant en phase de rupture, fréquentent peu les médiations proposées par la Bpi.

Quel service pour les publics en situation de rue ?

La Bpi semble se suffire à elle-même : les collections et la neutralité du lieu constituent a priori une offre suffisante. Plus encore, le fait de ne rien proposer de particulier aux publics sans domicile est supposément la raison de leur assiduité. Alors pourquoi réfléchir à un service à leur attention ? D’abord, pour créer un lien entre ces publics et l’institution, qui leur permette de comprendre son fonctionnement et marquer la différence avec les lieux d’accueil de jour comme les Espaces solidarité insertion. Ensuite, pour prévenir les éventuels conflits évoqués plus haut, et éviter d’intensifier la stigmatisation qui touche déjà fortement ces personnes.

L’intervention d’un travailleur social pour proposer un service de réinsertion est un projet qui a rapidement été éliminé. Faire sortir de la rue des personnes qui ne l’ont pas demandé aurait été une entreprise bien présomptueuse, en dehors de nos missions et de nos compétences. Il a donc fallu réfléchir selon un autre paradigme, ce que notre rencontre avec l’association La Cloche a permis de préciser.

La Cloche agit contre la grande exclusion en créant du lien social avec et pour les personnes sans domicile. Ses membres, professionnels et bénévoles, rencontrent les personnes directement dans la rue. Ils passent un moment ensemble, discutent, leur proposent de participer à des activités de quartier et partagent une offre de loisirs et culturelle organisée par l’association et ses partenaires. Ils créent du lien. Certaines activités sont proposées entre personnes sans domicile, mais l’ambition est principalement de mélanger les publics et de déstigmatiser la vie dans la rue. D’ailleurs, des personnes en situation de rue participent activement à la vie de l’association, notamment en concevant les sessions de sensibilisation au sans-abrisme que La Cloche propose à destination du grand public et des professionnels.

En mars 2021, la Bpi a construit un partenariat avec La Cloche. Une fois par mois, l’association a délocalisé son action dans les murs de la Bpi. Les intervenantes, dont la présence était indiquée par un kakémono situé à l’entrée de la bibliothèque et une annonce sonore, circulaient dans les espaces pour rencontrer les personnes. Comme dans la rue, les intervenantes n’abordaient pas les personnes affairées, ce qui a souvent diminué l’impact de leur action puisque les publics, qu’ils soient avec ou sans domicile, sont presque toujours occupés en bibliothèque : ils consultent des documents, ils utilisent un poste informatique, ils se reposent. Il a alors fallu faire en sorte que les personnes ciblées viennent d’elles-mêmes solliciter l’association. La Cloche étant un acteur de terrain bien identifié dans la rue par les personnes sans domicile, il est souvent arrivé que des habitués de la Bpi reconnaissent des intervenantes. La discussion s’est souvent enclenchée de cette façon. En cela, ce partenariat a permis, modestement, d’inclure une structure de confiance et connue des personnes sans domicile au sein de l’institution, renforçant ainsi le lien entre elles.

Après 18 mois de fonctionnement, constatant une diminution croissante du nombre de personnes approchées au fil des permanences, nous avons décidé de faire évoluer notre partenariat. Les permanences mensuelles laisseront place à des temps forts de présence de La Cloche moins fréquents, mais plus longs, incluant notamment la fermeture de la Bpi à 22 heures, moment souvent délicat où de nombreuses personnes regagnent la rue.

Par ailleurs, nous avons entrepris de sensibiliser le grand public à la présence des personnes sans domicile au sein de la bibliothèque. La Cloche a animé une Fresque de la rue, atelier participatif d’information et de réflexion sur le sans-abrisme, mobilisant l’intelligence collective. La séance a affiché complet et a été un véritable succès. Changer le regard des « autres publics » est une piste intéressante à explorer pour favoriser le vivre-ensemble. Une action comme la Bibliothèque vivante, menée par la Bibliothèque municipale de Lyon en 2016, va dans ce sens.

Sensibiliser les bibliothécaires

La Cloche propose aussi des actions de sensibilisation pour les équipes. Le personnel de la Bpi a suivi une journée de formation, qui a abordé le sans-abrisme d’un point de vue théorique et pratique avec des ateliers animés par des personnes sans domicile. Les échanges ont été riches et ont permis d’aborder des questions éthiques, d’accueil et humaines.

En 2023, des ateliers seront proposés aux bibliothécaires ayant suivi la journée de sensibilisation. Ces temps d’échange permettront de revenir sur l’accueil des publics sans domicile un an après la formation et d’aborder de nouvelles situations problématiques.

La médiation culturelle pour créer du lien

Dans le cadre d’un partenariat avec le Centre Pompidou, la Bpi participe aux matinées Art & Food (anciens Petits-déjeuners solidaires) organisées par l’Armée du Salut et La Chorba. Une fois par semaine, le Centre Pompidou met à disposition une salle pour accueillir des personnes dans le besoin, qui viennent se restaurer. À l’issue de la matinée, celles et ceux qui le souhaitent participent à une visite d’exposition du Centre ou à un atelier. La Bpi propose une fois par mois une visite de ses espaces ou de l’exposition en cours, ou un atelier en lien avec sa programmation culturelle. La proposition est faite aux bénéficiaires directement dans la salle de restauration, par une bibliothécaire qui passe de table en table pour présenter la médiation de la matinée. C’est aussi un temps pour entrer en contact avec ces publics.

Ces accueils, qui se tiennent le matin avant l’ouverture de la Bpi, donnent un sentiment de présence privilégiée aux visiteurs qui découvrent une Bpi vide et tout à eux. Certains participants fréquentaient déjà la Bpi ; dans ce cas, un lien a pu se créer. Pour d’autres, la découverte du lieu est enrichissante. C’est par exemple le cas d’un jeune homme de 17 ans, musicien, vivant dans la rue depuis six mois. Il a découvert la Bpi lors d’une de ces médiations et la fréquente désormais plusieurs fois par semaine pour utiliser les pianos en libre-service de l’espace Musique.

Quels résultats ?

Pour évaluer ses résultats, encore faut-il bien identifier ses objectifs de départ. À la Bpi, il s’agit surtout de permettre une cohabitation des publics la plus harmonieuse possible. L’accès aux services, mais aussi à l’offre culturelle de la Bpi, constitue un autre objectif important, permettant d’affirmer que tous les publics sont légitimes au sein de la bibliothèque. Aujourd’hui, nous pouvons considérer que ces objectifs sont plutôt atteints. Cependant, certains problèmes demeurent récurrents et de nouveaux se posent régulièrement. Par exemple, les publics sans domicile se concentrent dans certains espaces de la bibliothèque, entraînant leur stigmatisation et l’auto-exclusion d’autres publics ; certains espaces ou mobiliers sont détournés de leur usage premier ; l’ampleur de la précarité étudiante est alarmante. Sans cesse, il nous faut travailler sur l’offre de services, mais aussi sur l’accueil et les médiations à destination de ces publics, en prenant en compte de nombreux facteurs conjoncturels, comme l’a été la pandémie.

Notre seule certitude est qu’il n’existe pas de réponse clé en main pour accueillir les publics précaires en bibliothèque. Une multitude de données entrent en compte et rendent les généralités impossibles. À la Bpi, nous procédons par tâtonnement et ajustement – comme le font, par exemple, de nombreuses bibliothèques avec les publics adolescents – afin de maintenir l’accueil de tous les publics. Quelques pistes se sont avérées fructueuses : la formation et la sensibilisation au sans-abrisme, qui a permis d’ouvrir des discussions au sein des équipes et de déstigmatiser les personnes sans domicile ; les partenariats avec des acteurs de terrain, qui ont une connaissance fine de ces publics ; une offre de médiation culturelle dédiée à ces publics pour ne pas être uniquement dans une logique de service et affirmer que la programmation culturelle s’adresse à toutes et tous.