« Le XXIe siècle est celui de la connaissance, les précarités découleront de plus en plus de la capacité ou pas à la maîtriser »

Entretien avec Jérémy Lachal

Jérémy Lachal

Propos recueillis par Véronique Heurtematte, rédactrice en chef du Bulletin des bibliothèques de France.

Bibliothèques Sans Frontières [BSF] intervient depuis de nombreuses années auprès des populations fragiles en France et à l’étranger. Avez-vous l’impression que les situations de précarité s’aggravent ?

Jérémy Lachal : Ce n’est pas évident de répondre à cette question car les réalités ne sont, à mon sens, pas uniformes. Ce qui est sûr néanmoins, c’est que, comme le montrent les études qui se succèdent et se ressemblent, les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres se renforcent à l’échelle nationale comme à l’échelle mondiale. Ce que nous constatons également sur les terrains où nous intervenons, c’est à quel point les régions du monde sont interdépendantes. Comme l’ont montré la pandémie de Covid-19 puis la guerre en Ukraine, un événement à un bout de la planète peut entraîner des réactions en chaîne conduisant à des crises, alimentaires par exemple, que subissent in fine les populations déjà les plus précaires.

Il apparaît clairement aujourd’hui que les personnes déconnectées ou mal connectées, en raison de catastrophes naturelles, de la censure ou du manque d’équipement par exemple, tout comme les personnes évoluant dans un univers hyperconnecté, partagent le même risque d’être exposées à la manipulation de l’information ou à la difficulté d’y accéder et de la décrypter. C’est pourquoi à BSF nous travaillons autour du concept de sécurité informationnelle forgé sur celui de sécurité alimentaire et qui consiste à dire que s’il est essentiel de pouvoir accéder à l’information, il est tout aussi nécessaire d’être en capacité de l’analyser et de la mettre en perspective pour qu’elle soit utile.

Le XXIe siècle est celui de la connaissance et je pense que les précarités vont de plus en plus découler de la capacité à maîtriser cette connaissance, à y avoir accès mais aussi à savoir quoi en faire. Pour moi, c’est le principal enjeu de notre siècle dont découlent tous les autres. Comment être acteur du changement climatique si on ne sait ni lire ni écrire ? Comment faire vivre la démocratie dans des sociétés où les citoyens et les citoyennes n’ont pas la possibilité de s’informer ?

Comment les bibliothèques peuvent-elles contribuer à répondre à cet enjeu essentiel de l’accès et de la maîtrise de la connaissance ?

J. L. : Les bibliothèques y contribuent déjà largement mais il faudrait le reconnaître en leur donnant davantage de place dans le débat public et dans l’agenda politique. Cependant, faut-il attendre qu’on leur donne plus de place ou est-ce à elles de la prendre ? Chez BSF, nous sommes partisans de la deuxième option. Partout où les bibliothèques s’autorisent à s’emparer des grands enjeux de société, le résultat est au rendez-vous. Mais l’impulsion vient souvent d’une personne de l’équipe particulièrement engagée. Or, pour que ce mouvement se généralise, il ne peut reposer sur la seule conviction des bibliothécaires ; les bibliothèques doivent se positionner comme le lieu de la société en action.

En Norvège, la loi fait maintenant obligation aux bibliothèques d’accueillir les débats de société, y compris politiques. Est-ce une bonne manière de faire d’elles des actrices de la société en action, comme vous dites ?

J. L. : Je pense en effet que l’initiative norvégienne va dans le bon sens. Si on veut vraiment faire des bibliothèques des actrices des grands enjeux de société au cœur de la démocratie, il faut réussir à les positionner comme des maisons où tout le monde peut venir et auxquelles on pense spontanément pour organiser des débats. Ce sont des lieux stratégiques mais, en France, il y a encore des barrières symboliques qui dissuadent certains et certaines d’y entrer. À la New York Public Library, par exemple, les personnels des bibliothèques parlent une centaine de langues. C’est un enjeu pour les échanges avec les usagers comme pour la diversité linguistique des collections. C’est là toute la différence entre accès et accessibilité, à laquelle nous sommes très vigilants à BSF. Il ne suffit pas d’ouvrir grand les portes des bibliothèques, il faut aussi aller vers les gens, les accompagner, se donner les moyens de mener des actions de médiation dans un temps long.

Voyez-vous apparaître de nouvelles formes de précarité ou de nouvelles populations touchées ?

J. L. : En France, sans grande surprise, la numérisation massive des services publics a créé un afflux de citoyens et citoyennes en situation de précarité numérique vers les bibliothèques, véritables portes d’entrée du service public. Sur le principe, on peut trouver cela positif, car des personnes qui viennent pour des démarches administratives en ligne peuvent ensuite s’intéresser aux autres ressources proposées par la bibliothèque. Sauf que les bibliothécaires sont désemparés face à cette situation à laquelle ils n’ont absolument pas été préparés, ni formés. Il s’agit d’une nouvelle mission qui est une forme de délégation de service déguisée et non assortie de moyens supplémentaires. Il y a cinquante ans, ne pas savoir lire ou écrire constituait une précarité et un frein pour intégrer la société, aujourd’hui c’est aussi ne pas savoir se servir d’un ordinateur.

La précarité psychologique des jeunes NEET [ni en emploi, ni en étude ni en formation] est également un phénomène nouveau mais très présent qui nous a conduits à compléter nos programmes d’une brique psychosociale. Car au-delà de l’information sur l’emploi et la formation que nous proposons en milieu rural, notamment, les jeunes ont manifesté un grand besoin d’écoute, d’échange, d’accompagnement sur le plan du développement personnel, et parfois même d’une prise en charge par des psychologues. J’ai été frappé, lors d’un séminaire d’accompagnement au montage de microprojets sociaux ou environnementaux, de voir des jeunes qui ne se permettaient même pas d’avoir des idées, encore moins de les exprimer, car ils n’ont souvent pas été valorisés ni encouragés à penser par eux-mêmes. Les barrières mentales à faire tomber sont nombreuses et je pense que les bibliothèques ont un rôle à jouer aussi dans ce domaine.

Comment fixer la limite de ce qui relève ou pas de la compétence des bibliothèques, et des bibliothécaires ?

J. L. : Si l’on considère qu’aujourd’hui la connaissance est centrale dans nos sociétés, les bibliothèques doivent y être au cœur. Chris Bourg, directrice des bibliothèques du MIT [Massachusetts Institut of Technology], dit que la bibliothèque devrait devenir le laboratoire d’innovation sociale où les gens se retrouvent pour inventer de nouvelles formes de vivre ensemble. J’y crois profondément mais cela pose effectivement la question des missions des bibliothèques qui, selon moi, sont encore sous-estimées dans la loi Robert, pour ce qui concerne la France. Les bibliothèques, on le sait, jouent un rôle d’accueil et d’inclusion des personnes réfugiées ou défavorisées, pourquoi ne pas l’avoir inscrit dans la loi afin de le reconnaître ? Je sais que ce discours ne fait pas l’unanimité chez les professionnel·les, mais je l’interprète comme une crainte compréhensible de voir la mission fondamentale de la bibliothèque diluée. Cependant, dans une époque où la connaissance est partout, je pense que la mission essentielle de la bibliothèque est précisément cette éditorialisation de la complexité du monde, selon l’expression du philosophe Marcello Vitali Rosati.

Les bibliothèques ne disparaîtront pas, et d’autant moins si les habitant·es s’en emparent ; la bibliothèque est un service public qui appartient à toutes et tous. En 2014, Bibliothèques Sans Frontières a mené une campagne en faveur de l’extension des horaires d’ouverture des bibliothèques le soir et le week-end. Pour moi, la suite logique serait de promouvoir l’idée d’une bibliothèque de garde dans chaque ville comme le font les pharmacies. Avoir des lieux ouverts très largement afin d’accéder à l’information, à des ordinateurs, pour être au chaud ou recharger son téléphone portable ; c’est aussi comme cela que les bibliothèques contribueraient à lutter contre les précarités.

Que devient le rôle des bibliothécaires dans cette conception de la bibliothèque ?

J. L. : Je ne pense pas qu’il faille transformer les bibliothécaires en des expert·es de tous les sujets mais plutôt les former pour qu’ils et elles se sentent à l’aise et légitimes dans leurs nouvelles postures de médiation. L’expérience de la plateforme Codecademy, lancée en 2016 pour apprendre le code informatique en autonomie, est un bon exemple. Comme toutes les offres de formation 100 % en e-learning, ça ne fonctionnait pas très bien car beaucoup de personnes abandonnaient en cours de route. Quand les organisateurs s’en sont rendu compte, ils ont monté un partenariat avec la New York Public Library afin qu’elle accueille des ateliers de code une fois par semaine. Les gens se réunissaient pour coder ensemble et se soutenaient pour aller au bout du parcours. Qui animait ces ateliers ? Des bibliothécaires qui n’avaient bien souvent jamais produit une ligne de code eux-mêmes mais qui ont su mettre en place un environnement dans lequel les gens ont pu apprendre ensemble et collaborer. Ce type de partenariat peut être dupliqué pour monter un débat politique, accueillir des réfugiés, etc. Une fois qu’on a cette posture, c’est très puissant. C’est important aussi de penser ces initiatives en mode projet, de fixer les objectifs, de trouver des financements et des expertises complémentaires car cela ne remplace pas l’activité régulière de la bibliothèque mais s’y ajoute.

Quelle est l’originalité du programme Microbiblis lancé en 2021 par BSF ?

J. L. : L’originalité de ce programme, conçu avec la fondation Cultura et soutenu par le ministère de la Culture et la fondation Pierre Bellon, réside dans le fait que ce sont des projets à dimension sociale portés par des particuliers. Les projets lauréats, sélectionnés chaque printemps et automne, reçoivent une dotation de 1 000 à 1 500 livres et sont accompagnés par BSF dans un processus d’incubation de 18 mois, allant de la réalisation du projet à l’animation du lieu au quotidien en lien avec les acteurs du territoire, au premier rang desquels les bibliothèques. Ces initiatives s’intègrent souvent dans un projet plus vaste, comme la création d’un fablab. Je pense aussi au projet original de ce propriétaire d’un camion pizza dans le Puy-de-Dôme dont toutes les pizzas portent un nom d’écrivain et qui a décidé d’ajouter des livres à ses livraisons. À la fin de cette année, la communauté Microbiblis comptera 75 projets à travers le pays.

Ces Microbiblis sont-elles un moyen de soutenir les nouvelles formes de solidarité et d’engagement citoyen qu’on voit émerger ?

J. L. : Effectivement, il semblerait que le désengagement des partis politiques bénéficie au secteur associatif. Pour nous, cette approche de la bibliothèque déconcentrée, agile et originale dans sa forme, comme l’a fait aussi la ville du Havre en installant des minibibliothèques dans des salons de coiffure, est complémentaire de la bibliothèque aux missions élargies et repensées sur des plages horaires étendues afin d’en faire le vaisseau amiral de la connaissance à la portée de toutes et tous.

Propos recueillis par Véronique Heurtematte