Les collaborations des Bibliothèques municipales de Genève avec le Victoria Hall : pour donner chair à la musique

Nic Ulmi

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Cet article rassemble des éléments publiés en 2022 et 2023 dans les nos 2 et 4 de Nota, le magazine des Bibliothèques municipales de la Ville de Genève. En ligne : https://catalogue-bm.geneve.ch/nota

En dessous de 30 ans, on ne dit plus « un morceau de musique », on dit « un son ». C’est un détail qui change tout, même s’il n’a l’air de rien. « Un morceau » fait penser à un bout de matière, une chose qu’on met dans la bouche ou qu’on tient dans la main, un objet qui existe dans le monde physique. « Un son », c’est parfaitement immatériel. Ce glissement de langage, apparu peut-être il y a une dizaine d’années et répandu de l’argot à la langue courante, accompagne un changement majeur dans ce domaine : la musique s’est largement dématérialisée, remplissant de plus en plus nos vies, mais de moins en moins nos étagères.

Face à tout cela, comme leurs homologues partout ailleurs, les Bibliothèques municipales de la Ville de Genève innovent, expérimentent, s’interrogent. À côté des réflexions en cours sur le futur des espaces et des collections voués à ce domaine, une des pistes porte sur le développement de partenariats avec d’autres acteurs et actrices du monde musical. À travers ces liens, les bibliothèques poursuivent l’élargissement de leur mission : on ne vient plus dans ce lieu seulement pour emprunter des documents mais aussi, d’une manière plus générale, pour prendre part à la vie culturelle. Une de ces collaborations prend place à la bibliothèque de la Cité, lieu central de ce réseau bibliothécaire, en lien avec les Concerts du dimanche 2

du Victoria Hall 3, la principale salle de concerts classiques de Genève.

Les Concerts du dimanche forment une petite saison de huit rendez-vous répartis entre septembre et juin et, en proposant une programmation à un prix « très doux » et à un horaire (17 h) propice à la sortie en famille, traduisent « la volonté de diversifier les publics de la musique classique », comme le signale Ève-Anouk Jebejian, du Service culturel de la Ville de Genève. « Il peut y avoir des obstacles psychologiques, des craintes ou des complexes quand il s’agit de franchir la porte du Victoria Hall. C’est une salle très chargée au niveau de son architecture et de sa scénographie, avec ses dorures et tous les clichés du classique », explique la programmatrice. Qu’est-ce qui freine le public potentiel ? « On peut avoir l’impression qu’il faut être habillé·e d’une certaine façon, qu’il faut connaître à l’avance ce qu’on va écouter, qu’il faut maîtriser des codes : des fois il faut applaudir, des fois il ne le faut pas, c’est compliqué… Aujourd’hui, ces représentations sont largement fausses, et nous tenons à ce qu’elles le deviennent de plus en plus. En venant à la bibliothèque de la Cité avec des “amuse-bouche” des Concerts du dimanche, nous disons : vous êtes les bienvenu-e-s, on a envie de vous voir au Victoria Hall, venez prolonger le plaisir, c’est juste à côté. »

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Figure 1. Salle de concerts du Victoria Hall

Photo Lisa Frisco

Un exemple de concerts en lien avec les bibliothèques aura lieu le dimanche 29 janvier 2023. Ce jour-là, le Victoria Hall présentera une collaboration entre l’ensemble genevois Contrechamps, spécialisé dans la musique classique des XXe et XXIe siècles, et ses concitoyennes du trio punk Massicot. Avant le concert, la bibliothèque proposera un atelier intergénérationnel où il s’agira de dessiner en résonance avec la musique. « Est-ce qu’on créera le même dessin au son d’une musique punk expérimentale et d’une œuvre lyrique de l’époque romantique ? », interroge Béatrice Laplante, la médiatrice culturelle de l’ensemble Contrechamps (et hautboïste) qui animera cet atelier.

Dans un tout autre registre, l’organiste titulaire de l’orgue du Victoria Hall, Diego Innocenzi, apportera le dimanche 5 mars 2023 des tuyaux et d’autres pièces de son instrument à la bibliothèque pour présenter « L’orgue dans tous ses états ». Le public de la bibliothèque sera ensuite invité à suivre l’organiste au Victoria Hall, où l’Orchestre de chambre de Genève le rejoindra sur des musiques de Joseph Haydn et de Francis Poulenc.

Un quatuor entre deux lieux de culture

Pour découvrir à quoi ressemble ce jumelage sur le terrain, on se glisse dans Le Multi, salle polyvalente au rez-de-chaussée de la bibliothèque de la Cité. On y entend une voix qui raconte : « Un ami avait acheté un château dans le Gard et nous avait proposé d’aller y jouer. Nous avons annoncé la soirée à la criée en distribuant des flyers sur le marché d’Uzès et en prévenant : “Venez nous écouter ce soir ! Et prenez une chaise, parce que sur place, il n’y en a pas.” 200 personnes sont venues, avec leurs chaises. C’était notre premier concert ». C’est ainsi que la musicienne Caroline Cohen Adad, joueuse d’alto, présente les débuts du Quatuor Terpsycordes 4

. En ce dimanche après-midi de novembre, l’ensemble genevois s’amuse à rembobiner les 25 ans de son histoire et à les partager avec un public qui, profitant du partenariat entre les BM de Genève et les Concerts du dimanche, rejoindra ensuite les musicien·nes au Victoria Hall pour les voir sur scène.

Tout autour et au-dessus, dans les étages, la bibliothèque vit sa vie dominicale. Au 3e étage, à l’Espace musique, où l’on peut trouver notamment la discographie presque complète du quatuor Terpsycordes, des visiteurs et visiteuses ont le nez plongé dans les CD, certain·es embarqué·es dans une flânerie curieuse, d’autres dans une quête acharnée. Vers 16 h 30, alors que le quatuor a quitté les lieux pour se préparer au concert, on retrouve devant l’entrée deux spectateurs. Nathanael, 12 ans, et son père Fridrich qui ont accepté qu’on les accompagne de la bibliothèque au Victoria Hall dans ce nouveau « parcours du dimanche » qui connecte ces deux lieux de culture. « Mon premier concert classique, c’était la Neuvième symphonie de Beethoven au Bâtiment des forces motrices, l’été dernier, raconte Nathanael. Pendant le concert, j’ai décidé que je commencerais le violon. » Le violon sera celui d’une tante, que le père est allé récupérer dans sa Slovaquie natale. Quant à la professeure, ce sera Caroline Cohen Adad du Quatuor Terpsycordes. Entre les rayonnages de la bibliothèque et les dorures du Victoria Hall, une boucle est bouclée.