Mettre en valeur la musique enregistrée à la Bibliothèque nationale de France

Fabrice Menneteau

Sylvain Lachendrowiecz

Dans une conversation avec Philippe Langlois publiée en 2013 dans la revue Vacarme, l’ingénieur du son et professeur des universités Daniel Deshays explique que « le problème du son est son “invisibilité” même ». Son invisible, impalpable, difficilement appréhendable lorsqu’il est figé, isolé de sa phrase ou de son contexte : comment valoriser la musique enregistrée, dans un contexte de dématérialisation et d’évolution des pratiques d’écoute ?

Avant d’évoquer les spécificités liées à la valorisation d’une collection fondatrice du département Son, vidéo, multimédia (SVM) de la Bibliothèque nationale de France (BnF), il convient de s’interroger sur le sens que revêt la notion de « valorisation ». En effet, de la rédaction d’un billet de blog à la présentation d’un corpus spécifique à un chercheur en visite, en passant par l’organisation d’une journée d’étude ou la participation à une exposition, ces actions s’inscrivent toutes dans une perspective de valorisation de nos fonds. D’autre part, cette démarche doit également être envisagée sous l’angle des publics visés (grand public, étudiants, chercheurs, partenaires ou pairs) et on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la forme et le contenu des médiations à mettre en place.

Revenons maintenant au caractère spécifique de la valorisation des collections sonores dans le contexte contemporain. La dématérialisation de la musique engendre, de facto, une disparition du support matériel, lequel, en tant qu’objet plurivoque (à la fois conditionnement, source d’informations sur la création et l’enregistrement de l’œuvre, support de diffusion, outil de communication et, parfois, œuvre à part entière) comblait visuellement et tactilement une forme de vide pour l’auditeur. À la différence de l’image (fixe ou animée) et de l’objet, valoriser le son est une gageure car l’auditeur, pas toujours dans la conscience de l’écoute, est parfois distrait par l’apparition ou la recherche d’autres signes, notamment à l’heure où l’attention des individus est une denrée convoitée. Comment, dès lors, éviter l’écueil d’une stratégie exclusivement numérique et en ligne, dans un réflexe naturel visant à investir le médium qui concentre les œuvres elles-mêmes, les outils de structuration et de diffusion ainsi que les moyens de valorisation ?

Le service Son au cœur d’un écosystème musical

La valorisation des collections, mais aussi des missions et de l’histoire du service, implique une adaptation quotidienne aux enjeux des différents partenaires, dont les préoccupations peuvent être parfois éloignées de nos missions premières que sont le patrimoine et la recherche. Cela se traduit par un positionnement complexe et stimulant au sein de la BnF et de son environnement.

Les activités du service Son s’inscrivent en effet au cœur d’un écosystème de partenaires et d’acteurs de la vie musicale. Les agents du service côtoient des chercheurs, artistes, producteurs, bibliothécaires musicaux, collectionneurs et vendeurs de disques. Ils travaillent aussi au contact de techniciens et d’ingénieurs du son. Cette diversité d’interlocuteurs nécessite une compréhension fine des différentes approches et discours.

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Figure 1. Salle de lecture du département Son, vidéo, multimédia

© Guillaume Murat – BnF

Comment faire comprendre à un artiste de la scène alternative l’importance du dépôt légal et du patrimoine ? Travail de réseau et de conviction, la prospection consiste à être présent sur le terrain de la création musicale, à aller au contact des artistes indépendants et autoproduits, dans les salles de concert, les festivals et salons musicaux, afin de faire connaître nos missions, l’objectif étant de positionner la BnF comme partenaire des artistes et des labels. Au quotidien, le service va donc au-devant de ces acteurs, propose des visites dans ses locaux afin de présenter l’opportunité que représente le dépôt légal, perçu encore souvent comme une contrainte. Il s’agit ainsi de positionner le service Son comme un laboratoire de la vie musicale et d’ancrer notre institution patrimoniale à vocation scientifique dans l’actualité de la création. Or, la prospection permet de constituer une collection qui est le reflet de la production musicale française dans toute sa diversité et de faire entrer dans la mémoire collective des productions potentiellement éphémères car confidentielles ou underground.

Si le travail de prospection est essentiellement orienté vers la scène indépendante et alternative, les majors de l’industrie musicale sont aussi des partenaires de longue date, essentielles à l’accomplissement de nos missions et auprès desquelles il est important de faire connaître les évolutions de nos pratiques. La mise en place de la filière du dépôt légal du son dématérialisé (DLSD), qui a pour objectif l’archivage de la musique diffusée sur les plateformes de streaming, illustre cette proximité et démontre l’adaptation du dépôt légal à l’évolution des pratiques culturelles.

Ce travail s’appuie sur une étroite collaboration avec l’industrie musicale (Idol, Universal, Sony, Warner, Believe) ainsi que les deux principaux syndicats représentant les maisons de disques que sont le Snep (Syndicat national de l’édition phonographique) et l’UPFI (Union des producteurs phonographique français indépendants). Il se concrétisera en fin d’année par la signature d’une convention tripartite entre la BnF, Kantar et les majors. Le Snep et l’UPFI sont des partenaires professionnels essentiels pour ces échanges, tout comme la société Kantar, qui gère la base de données interprofessionnelles des producteurs phonographiques (BIPP) et avec qui la BnF travaille à l’harmonisation des métadonnées des fichiers sonores collectés.

Enfin, la présence de la BnF au sein d’associations professionnelles telles que l’Acim (Association pour la coopération des professionnels de l’information musicale) ou l’AIBM (Association internationale des bibliothèques et centres de documentation musicaux) ainsi que les liens avec les partenaires institutionnels que sont le Centre national de la musique, Radio France, l’Ircam ou la Philharmonie de Paris, permettent la valorisation des missions du service et des échanges féconds avec des établissements ayant des collections ou des fonctionnements similaires.

Ce réseau de partenaires (institutionnels, académiques, économiques, associatifs ou territoriaux) facilite la mise en œuvre de partenariats ainsi qu’une meilleure visibilité des actions des uns et des autres, tout en offrant la possibilité de développer des projets de médiation afin de donner à entendre la richesse et toute la diversité des collections sonores du service Son.

Des outils de valorisation des collections de musique enregistrée diversifiés

Le signalement et la création d’instruments de recherche dans les catalogues de la BnF (Catalogue général 1

et Archives et manuscrits 2) constituent la première des valorisations dans la mesure où cela donne de la visibilité à nos fonds sonores inédits ou édités. Ce travail de structuration et de description de corpus se révèle précieux pour les chercheurs qui s’intéressent aux archives sonores (Olivier Messiaen 3, Iannis Xenakis 4, Archives de la parole 5), particulièrement pour nos partenaires académiques (IReMus 6, CREM 7).

L’éditorialisation réalisée par le service Son s’effectue quant à elle principalement sur Gallica 8

, vitrine du patrimoine musical enregistré conservé à la BnF. La ligne éditoriale est basée sur plusieurs critères :

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Figure 2. Exemple d’éditorialisation effectuée par le service Son sur Gallica

Depuis septembre dernier, le département SVM peut également s’appuyer sur le portail du son, de la vidéo et du multimédia qui offre un accès aux bases de données musicales de la BnF en salle Ovale sur le site de Richelieu (et à terme sur le site François-Mitterrand et à distance). L’éditorialisation via ce nouveau canal se veut complémentaire de celle réalisée sur Gallica, avec un accent mis sur les ressources numériques (musicMe, Philharmonie de Paris à la demande, medici.tv, livres et BD audio) et une curation plus contemporaine et « tout public ». C’est aussi sur le site de Richelieu qu’ont été installés, en salle Ovale et dans le musée, des bancs sonores destinés à offrir aux visiteurs une halte sous forme de voyage sonore dans le temps à travers l’écoute de voix célèbres, de chants et de musiques du patrimoine.

L’autre vecteur essentiel de valorisation est l’organisation de manifestations (journées d’études, conférences, concerts, expositions…). Ces actions sont, le plus souvent, organisées à l’issue d’un projet de recherche (Corps en cérémonie 15

), à l’occasion d’événements en lien avec des dons ou des fonds emblématiques (qui peuvent donner lieu aussi à des concerts : journée consacrée à Pierre Henry 16, hommage à Simha Arom 17, demi-journée sur l’histoire des studios d’enregistrement en France 18) ou bien en résonance avec la programmation de la BnF.

Des cycles sont également programmés, Nouvelles écritures 19

ou Écouter le monde 20 (en partenariat avec RFI), dont la récurrence oblige les équipes à approfondir leur connaissance des fonds et à trouver de nouvelles thématiques. Le département SVM participe, de surcroît, à des événements organisés par des partenaires (le centenaire Xenakis en 2022, qui a permis la reconstitution du Polytope de Cluny 21 à l’Ircam en partenariat avec la BnF ; la journée sur les propagandes sonores au XXe siècle 22 organisée par l’EHESS, l’École des hautes études en sciences sociales).

Renouveler l’expérience d’écoute

Le département SVM souhaite, dans les prochaines années, explorer plusieurs pistes afin de renouveler l’expérience d’écoute, dans nos salles et lors des expositions, en allant au-delà des dispositifs déjà éprouvés (écoute au casque via platine ou tablette, douche sonore, direct). La conception de ces dispositifs, idéalement mobiles, devra évidemment bénéficier de l’accompagnement d’experts (scénographe, acousticien, plasticien sonore, ingénieur du son).

Une première intuition nous oriente vers un dispositif qui favoriserait l’attention et la contemplation sonore en isolant spatialement l’auditeur dans une sorte de bulle ou de capsule. Francis Wolff, dans son ouvrage Pourquoi la musique ? 23

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Francis WOLFF. Pourquoi la musique ? Paris : Fayard. 2015.

, se livre à une expérience de pensée en reprenant l’allégorie de Platon et en imaginant une « caverne sonore ». Sans prolongement visuel, la tension de l’écoute est décuplée et offre une nouvelle expérience cognitive et esthétique. Nous pourrions imaginer une cabine insonorisée et plongée dans l’obscurité, une « chambre aux échos » diffusant un mix en continu ou offrant la possibilité de choisir des enregistrements sonores via des repères visuels ou textuels discrets et éphémères.

La réalité virtuelle offre également de nouvelles possibilités de valorisation de la musique enregistrée. Il serait intéressant d’imaginer un cheminement virtuel qui permettrait d’explorer les corpus sonores, notamment ceux de Gallica, de manière dynamique en jouant sur l’acoustique des espaces parcourus et les ressources associées (visuels, photographies, textes…). Selon la même logique, dans le cadre de la modernisation de la salle P de la bibliothèque de recherche, il serait intéressant d’envisager une offre d’écoute immersive à destination des chercheurs. L’objectif serait de mettre l’accent sur l’écriture spatiale sonore et les nouvelles sensations générées par la technologie de l’enregistrement binaural (écoute à 360°), via des œuvres nativement composées pour ce type de matériel.

Promouvoir la mission du dépôt légal des phonogrammes

Par ailleurs, nous souhaitons programmer à nouveau des rencontres avec des acteurs de la création et de l’édition musicale contemporaine afin de promouvoir la mission du dépôt légal des phonogrammes en lui donnant un visage actuel et en montrant aux déposants que cette mission peut permettre, dès à présent, de faire découvrir leur travail.

Outre le souhait de renouveler les dispositifs et médiations dans les emprises de la BnF, plusieurs pistes de valorisation en ligne émergent et pourraient être développées, au moment même où le service fait face à un défi de taille : comment valoriser les flux de documents sonores de la filière du DLSD (dont la croissance est potentiellement exponentielle) ? Notons spécifiquement le partage et l’ouverture de corpus ethnomusicologiques, sur Gallica ou sur des portails dédiés, afin de faciliter l’accès des chercheurs étrangers à ces ressources rares, voire uniques. Par ailleurs, le service Son crée, depuis plusieurs années, ses propres archives sonores destinées à éclairer, contextualiser et documenter l’histoire de l’édition phonographique française. Nous réfléchissons aujourd’hui à la création de podcasts qui pourraient mettre en lumière les archives et corpus existants, l’actualité du dépôt légal des phonogrammes ainsi que celle du service Son (manifestations, projets de recherche, acquisitions, éditorialisations et corpus Gallica…). Enfin, la contribution à des projets internationaux de cartographies sonores pourrait également accroître la visibilité des collections sonores de la BnF.

Notre stratégie de valorisation devra donc articuler les différentes modalités d’action en fonction des objectifs fixés et des publics ciblés, sans perdre de vue l’impérieuse nécessité de maintenir un équilibre entre les médiations directes, notamment auprès des étudiants, chercheurs et partenaires pour un travail durable sur les projets, et l’éditorialisation qui donne accès au plus grand nombre à nos ressources qui, patrimoniales ou contemporaines, inédites ou éditées, populaires ou « savantes », permettent à l’auditeur de se souvenir, d’explorer et d’aller de l’avant.