La gironde Music Box, un exemple de coopération professionnelle

Nicolas Clément

Sylvette Peignon

Internet et les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ont bouleversé notre rapport à la musique. La possibilité offerte aux utilisateurs d’accéder où qu’ils soient et quand ils le désirent à des contenus musicaux en est l’exemple. Ainsi, l’écoute nomade de la musique est-elle devenue le mode le plus répandu de consommation musicale dans le monde 1

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Le streaming audio par abonnement (Spotify, Deezer, Apple Music…) est le plus largement plébiscité (24 %), suivi par le streaming vidéo (YouTube, Dailymotion…) et par la radio (17 %). Viennent ensuite, par ordre décroissant, les achats de musique (CD, vinyles, téléchargements à 10 %, le streaming audio gratuit, les vidéos courtes comme TikTok (8 %), puis les réseaux sociaux, la télévision et, enfin, les concerts (4 %). Chiffres tirés de l’étude publiée en novembre 2022 par la Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI). En ligne : https://www.ifpi.org/ifpi-releases-engaging-with-music-2022-report/ [consulté le 2 décembre 2022]

. Marginalisé, l’ancien modèle d’intermédiation de la musique caractérisé par l’écoute statique d’un disque via un support dédié ne correspond plus aux nouveaux modes d’usages.

Les bibliothèques et médiathèques musicales ne proposant qu’une offre basée sur le prêt de disques sont impactées par ce nouvel écosystème : chute de fréquentation des établissements, baisse des prêts de documents sonores et perte de visibilité. En inadéquation avec les attentes des publics, ces structures doivent aujourd’hui renouveler leur offre, leurs espaces et leurs services. Les bibliothécaires sont questionnés à la fois sur leur identité, leur fonctionnement, leur stratégie et les moyens alloués pour modifier ou carrément changer de modèle. La coopération entre les bibliothèques devient dès lors une solution pour faire face, à moyens constants, à la diversification des missions et des publics même si sa mise en œuvre s’avère compliquée en raison des niveaux d’actions variés et des tutelles multiples.

L’exemple de la Gironde Music Box 2

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https://girondemusicbox.fr/. Contacts : Nicolas Clément (Bibliothèque de Bordeaux), Sylvette Herran Peignon (médiathèque Jean-Vautrin de Gradignan), François Péro (médiathèque Jean-Vautrin de Gradignan).

atteste des bienfaits de la mise en réseau d’un projet dans un modèle en crise.

La coopération, modèle d’organisation pour faire émerger la Gironde Music Box

En se fédérant soit à titre personnel soit avec l’accord de leur hiérarchie, les bibliothécaires musicaux des bibliothèques de Gironde, toutes catégories confondues, se sont engagés dès 2010 dans une démarche proactive et militante.

Conscients de l’inadéquation et du coût élevé des offres payantes proposées par les plateformes musicales, les bibliothécaires ont orienté leur champ de réflexion vers la création et le développement d’un site web à l’identité musicale affirmée qui se démarque de leurs portails de bibliothèques respectifs et qui permette de promouvoir l’écosystème musical local (artistes, labels, scènes, festivals…), valorise le travail de médiation des bibliothécaires et rende cette médiation accessible au grand public.

S’appuyant sur les compétences multiples de chacun des participants, non seulement dans le domaine musical mais aussi informatique, le groupe crée une première version sous Drupal de la Gironde Music Box (2012-2017), inspirée de l’e-music box développée alors par la Bibliothèque francophone multimédia (BFM) de Limoges.

Deux étapes vont conforter l’existence du projet et permettre son évolution :

  • En 2016, le positionnement d’un chargé de projet dans le domaine musical à l’échelle de la métropole par la bibliothèque de Bordeaux favorise le pilotage du site et le développement de nouveaux projets à l’exemple du festival 33 Tour créé en 2019. Bordeaux métropole n’ayant pas la compétence lecture publique, l’initiative ne bénéficie pas de son soutien direct.
  • En 2017, la Gironde Music Box change de dimensionnement avec la mise en ligne de la version 2 sous Wordpress qui a permis de proposer un site internet plus design et plus dynamique. Une partie rédactionnelle a vu le jour dans la partie blog du site. Elle permet de rédiger des articles (385 à ce jour) et d’y mettre en lien des playlists musicales (211 à ce jour)

Un graphiste et un informaticien 3

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Remerciements à Xavier Bonnin (graphiste : https://www.behance.net/xavierbonnin) et à Pierre Lemaire (informaticien).

s’engagent à nos côtés, convaincus de notre soutien envers les biens communs (site sous licence ouverte) et séduits par la défense de la scène musicale locale. À ce jour, le projet aura su dépasser de nombreuses contraintes sans budget alloué. Si coopérer c’est participer à une œuvre commune, il s’agit donc bien d’une démarche active porteuse de synergie entre collaborateurs.

Hébergé sur le site de l’Association pour la coopération des professionnels de l’information musicale (Acim) afin de dépasser d’éventuelles tensions entre collectivités, le site reste à ce jour un projet collaboratif fonctionnant sur le mode de l’intelligence collective, encourageant la créativité, l’innovation et l’efficacité. Ainsi, chacun peut trouver sa place dans ce projet à n’importe quel moment de son évolution et selon le temps qu’il peut y consacrer.

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Figure 1. Page d’accueil du site de la Gironde Music Box

La coopération, un modèle d’organisation pour rendre plus visibles nos actions

Grâce à la mise en place d’outils partagés (application Padlet, messagerie commune), nous sommes aujourd’hui en mesure de proposer à nos usagers et aux internautes qui nous suivent des contenus actualisés sur la page blog du site. Ainsi, durant l’année 2020, année de pandémie et de confinements, nous avons pu vérifier la force d’une telle organisation en proposant pas moins de 150 articles et playlists, chacun proposant des contenus selon les outils numériques à sa disposition.

En permettant l’émergence d’une communauté mieux identifiée, la coopération permet aussi le rapprochement entre communautés qui jusqu’ici s’ignoraient : avec les artistes ou les structures référencées, les métiers de la musique, mais aussi avec nos tutelles. Citons, par exemple, les sollicitations de la direction des affaires culturelles de la ville de Bordeaux nous conviant dorénavant à siéger au sein du jury du Tremplin musical qu’elle organise sur la métropole depuis dix ans, avec les scènes de musique actuelles. Ou la demande renouvelée de partenariat avec le festival Multipiste organisé par l’éditeur Le Bleu du ciel. Ou encore l’appel à projet du label musical La Cassette autour de la création d’une Mixtape Rap Aquitaine.

La création du festival 33 Tour 4

en 2019 a permis aux musiciens ou professionnels de la musique de changer leur regard sur nos établissements. S’appuyant sur une communication commune 5, le relais de nos actions a été décuplé, créant un dynamisme sur notre territoire, les artistes relayant les articles et les vidéos créées avec eux pour l’occasion.

La communauté professionnelle, elle aussi, s’est montrée très intéressée par notre démarche. Nous sommes régulièrement questionnés sur notre projet. D’autres projets de Music Box ont abouti ou sont en cours de réflexion.

Ainsi en 2021, la 64 Music Box 6

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https://www.64musicbox.fr/. Contacts : Virginie Barraqueta (Bibliothèque départementale des Pyrénées-Atlantiques), Charles Taupin (médiathèque intercommunale André-Labarrère, Pau).

voit le jour, pilotée par la Bibliothèque départementale des Pyrénées-Atlantiques et alimentée par huit bibliothèques. Cette Music Box est elle aussi hébergée sur le serveur de l’Acim après signature d’une convention. Les bibliothécaires ont su adapter le site en fonction de leurs objectifs (dynamiser leurs actions culturelles) en s’appuyant sur notre expertise et en bénéficiant du code source de notre version du site.

L’initiative connaît une belle réussite puisque la 64 Music Box a été en mesure de coordonner un festival de musique dans les bibliothèques, le Mai-diathèque ! 7

, dès sa première année d’existence.

Vers une bibliothèque musicale hybride

Si les initiatives des bibliothécaires musicaux pour renouveler leur offre de service et leurs espaces sont bien à l’œuvre aujourd’hui un peu partout en France, nous constatons pour autant qu’aucun modèle « clé en main » de bibliothèque musicale, pouvant être dupliqué ici et ailleurs, n’émerge. Les bibliothécaires se doivent d’investir aussi le chantier de la médiation musicale sur internet au risque de perdre le lien qui les unit avec l’ensemble des citoyens et acteurs de la vie musicale de leur territoire. C’est donc aussi une question de légitimité et de stratégie.

Si les Music Box trouvent leur place dans la construction d’outils collectifs facilitée par le travail à distance que permettent les technologies de l’information, elles ne sauraient exister sans la mise en place d’un travail en réseau reposant sur la motivation de ses acteurs (contributeurs et soutien de leur hiérarchie), et sans une stratégie porteuse de changement et visant à surmonter certains des obstacles organisationnels, administratifs, humains et financiers. Au risque de l’expérimentation et de la nouveauté.

D’Automazic à Docz, expérimentation d’une borne de partage culturel à la médiathèque Jean-Vautrin de Gradignan

Dès son ouverture en décembre 2006, la médiathèque Jean-Vautrin a fait le pari de développer et d’expérimenter une offre musicale autour des musiques libres, à une époque où celles-ci prenaient de l’ampleur avec l’explosion d’internet et les pratiques d’échanges de fichiers numériques.

En partenariat avec l’association Dogmazic (ex Musique-libre.org), un des principaux acteurs du mouvement des musiques libres, nous avons co-construit et implanté dans notre établissement en novembre 2007 le premier prototype de borne Automazic, avec un catalogue de plus de 40 000 titres en écoute et en téléchargement gratuit dans le respect des droits d’auteur1. Aucune offre numérique de musique sous Sacem ne proposait ce type de fonctionnalité à cette période.

Les inconvénients du libre étaient connus : peu d’artistes phares et peu de presse autour des sorties musicales. Pour pallier ce manque de visibilité, nous avons mis en place un énorme travail de médiation en direction des publics (enregistrements de concerts, création de compilations dupliquées sur CD, playlists, conférences autour du libre). Remportant un beau succès à leurs débuts, mais chronophages, nos actions militantes ont diminué avec comme conséquence directe une borne moins consultée. L’intégration sur la borne du blog Ziklibrenbib, avec ses chroniques de disques, nous a permis de redonner un peu d’élan au projet. Pour autant, force était de constater que le catalogue d’œuvres proposé ne rencontrait plus l’adhésion du public. Le mouvement autour de la musique libre s’essoufflait, de plus en plus d’artistes s’en détournant. Ceux-ci publient en ligne un morceau ou une vidéo sans forcément se soucier de protéger leurs droits, et déposer une œuvre sous licence ouverte ne représente plus à leurs yeux une démarche militante, un souhait de s’affranchir de la Sacem.

En 2020, Automazic est devenue Docz. Conçue comme une borne de partage culturel avec une interface tactile plus moderne, l’offre Docz proposait de la musique sous licences libres mais également issue des catalogues des majors du disque et des labels indépendants. Docz offrait enfin la possibilité de numériser les disques de la médiathèque et de créer des playlists. Le logiciel permettait de partager ce travail de numérisation entre médiathèques, enrichissant ainsi l’offre musicale au jour le jour.

Nous avons pu tester cette formule mais le Covid a entravé nos projets et Docz, tributaire d’une période économique compliquée, des baisses de budget et du manque d’échos au sein de notre profession, a été contraint de déposer le bilan en 2021, et ce, malgré des années de militantisme et une centaine de bornes vendues en France.

Son logiciel a été racheté par Médias Cités2, une coopérative d’intérêt collectif au service de l’inclusion numérique. Une chance peut-être pour que des années de travail de militants de la culture et du monde des bibliothèques puissent servir à la réalisation d’autres projets.

Écouter, sélectionner, éditorialiser, faire découvrir des artistes, des esthétiques musicales, prend du temps, ce qui peut expliquer l’abandon progressif de cette mission de médiation dans nos métiers. Souvent à la recherche d’une solution numérique musicale « clé en main », cette offre n’aura pas converti le milieu professionnel.

La concurrence d’internet et des plateformes musicales en ligne ont, elles aussi, mis à mal cette solution numérique disponible uniquement aux publics sous forme de bornes ou d’écrans tactiles. L’expérience avortée autour de cette nouvelle offre lancée en 2020 ne permet pas de donner une réponse claire à cette interrogation.

Au sein de notre établissement nous utilisons toujours la borne en tant que poste informatique lambda connecté à internet pour proposer l’accès in situ à la Gironde Music box. Cela permet une meilleure visibilité de ce site et du travail que nous y faisons. Nous y offrons également un accès à YouTube, ce qui répond clairement à une demande d’accès libre d’écoute de musique sans entraves de la part de certains usagers.

Malgré l’arrêt du projet, cette expérience nous a permis de nous familiariser avec les enjeux du numérique et des droits d’auteur et a donné un coup de projecteur à nos actions pendant plusieurs années. Elle nous conforte dans l’idée qu’il est essentiel de travailler en collaboration avec d’autres partenaires parmi lesquels Ziklibrenbib et la Gironde Music Box, et de mutualiser nos compétences. Sans éditorialisation, mutualisation et sans identité professionnelle forte, nos structures ne peuvent lutter contre internet.

Sylvette Peignon

Médiathèque Jean-Vautrin de Gradignan

1. Pour en savoir plus : https://www.youtube.com/watch?v=RtNp-lL7Em8

2. https://medias-cite.coop/