Musiques populaires et virage numérique

Philippe Le Guern

Paul J. F. Fleury

Au début des années 1980, on vit apparaître dans la sphère musicale une série de mutations – sociales, économiques, esthétiques, médiatiques – qu’accompagnaient plusieurs innovations techniques. Le développement des technologies musicales numériques permit l’émergence de nouvelles esthétiques – notamment avec l’usage du sampler – qui, combinées à des logiciels d’édition graphique, facilitaient considérablement la pratique du « copier-couper-coller » et la généralisation d’une esthétique de l’emprunt et du recyclage. Parallèlement, on assista à une mutation de l’écoute et des usages de la musique en lien avec la mise sur le marché des premiers CD. L’avènement du vidéoclip, à partir de 1981, modifia les conditions d’accès à la culture musicale pop et le type de représentations qui étaient associées aux chansons et artistes à succès. Cet article propose de rendre compte des effets induits par le passage du régime analogique au régime numérique en musique, phénomène que Fabien Granjon et Clément Combes (2007) ont dénommé la numérimorphose 1

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Clément COMBES et Fabien GRANJON. « Passion musicale et usage des TIC chez les jeunes amateurs. L’hypothèse de la numérimorphose », in Emmanuel BRANDL, Cécile PRÉVOST-THOMAS et Hyacinthe RAVET. 25 ans de sociologie de la musique en France. Tome 1 : réflexivité, écoutes, goûts. Paris : L’Harmattan. 2012. p. 147-161.

. « La numérisation du signal sonore, la dématérialisation des supports et la multiplication des équipements (…) ont fait des contenus musicaux des biens éminemment reproductibles, accessibles, archivables, transmissibles et non rivaux ». N’étant pas qu’une affaire de nouvelle lutherie, ce virage constitue ce que Marcel Mauss appelait un « fait social total », impactant l’ensemble du fait musical, qu’il s’agisse des musiciens, des publics, des filières et des modèles économiques. Nous prenons donc au sérieux la thèse selon laquelle le passage au numérique constitue un changement de régime modifiant significativement les manières de jouer, consommer, apprécier la musique.

La musique et le virage numérique : questionner l’idée de « mutation »

Penser le tournant numérique en musique implique ainsi de prendre en compte non seulement la nature des innovations technologiques concernées mais également les enjeux socio-économiques, les intérêts et les relations de pouvoir au sein de la sphère musicale. Les travaux de Sophie Maisonneuve et Ludovic Tournès révèlent l’imbrication des dispositifs techniques et des dispositions sociales, contribuant à l’émergence de nouvelles pratiques mais aussi de nouvelles sensibilités 2

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Ludovic TOURNÈS. « Le temps maîtrisé. L'enregistrement sonore et les mutations de la sensibilité musicale », Vingtième Siècle. Revue d'histoire. 2006, vol. 92, no 4. p. 5. En ligne : https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2006-4-page-5.htm [consulté le 2 décembre 2022].

. L’écoute musicale n’est pas un donné naturel mais une disposition socialement construite que les évolutions techniques réélaborent sans cesse. Daniel Guberman parle ainsi de « post-fidelity » pour caractériser un nouvel âge de la consommation musicale, dont le point de départ serait l’invention non pas du CD mais de l’iPod, forgeant de nouvelles habitudes d’écoute 3
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Daniel GUBERMAN. « Post-fidelity : A new age of music consumption and technological innovation », Journal of Popular Music Studies. 2011, vol. 23, no 4. p. 431-454. En ligne : https://onlinelibrary.wiley.com/doi/pdf/10.1111/j.1533-1598.2011.01305.x [consulté le 2 décembre 2022].

. Alan Kirby élabore la notion de « digimodernism » pour dire la fin de l’ère postmoderne et l’emprise culturelle de l’informatique et du digital 4
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Alan KIRBY. Digimodernism. How New Technologies Dismantle the Postmodern and Reconfigure Our Culture. New York, Londres : Continuum. 2009. p. 89.

. Limitant l’impact de ce virage, Nick Prior, de son côté, montre que l’architecture des grands groupes de médias et que la logique capitaliste qui les sous-tend sont restés les mêmes 5
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Nick PRIOR. « Musiques populaires en régime numérique. Acteurs, équipements, styles et pratiques », Réseaux. 2012, vol. 30, no 172. p. 68. En ligne : https://www.cairn.info/revue-reseaux-2012-2-page-66.html [consulté le 2 décembre 2022].

. Les usages détournés de la platine pour le scratch et de la TB-303 (synthétiseur/séquenceur fabriqué par la société Roland entre 1982 et 1983) pour l’acid house montrent que la technique n’impose aucun déterminisme à propos des usages, tandis que le retour en force du vinyle montre qu’une innovation ne remplace pas forcément la configuration précédente. D’un point de vue écologique, Kyle Devine considère les dispositifs à l’aide desquels nous écoutons la musique comme autant de déchets potentiels ou des facteurs de consommation énergétique 6
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Kyle DEVINE. « L’intensité matérielle de l’écoute musicale sous forme de données », in Philippe LE GUERN (dir.). Où va la musique ? Numérimorphose et nouvelles expériences d’écoute. Paris : Presses des Mines. 2016. p. 47-64.

. Selon Simon Reynolds, la profusion et l’accessibilité des œuvres sur internet brouilleraient les repères chronologiques et esthétiques auxquels les auditeurs étaient jadis familiarisés 7
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Simon REYNOLDS. Rétromania. Comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur. Marseille : Éditions Le mot et le reste (coll. Attitudes). 2012.

. Une dernière approche porte sur la nature des promesses du numérique, qui semble jouer un rôle positif à la fois sur les pratiques (tous créateurs), sur la consommation culturelle (avec un accès gratuit ou à coûts réduits aux œuvres), sur la morphologie des publics (avec l’hypothèse d’un desserrement des logiques traditionnelles de la distinction et de la légitimité culturelle), sur la hiérarchie des œuvres, sur l’expertise (avec l’apparition de nouvelles formes de recommandation et de critique sur le web), sur la rationalité des choix d’œuvres (puisque la question classique de l’incertitude sur la valeur des œuvres ex ante serait en partie résolue par l’abondance de signaux informationnels), sur la production (en raison de la baisse du coût d’acquisition des technologies de production, sur le modèle du home studio en musique), sur l’éditorialisation (chacun pouvant diffuser et rendre visible ou accessible ses créations) et enfin sur le processus de consécration culturelle. Des travaux comme ceux de Jean-Samuel Beuscart sur Myspace montrent par exemple le fossé qui subsiste encore entre les normes qualitatives imposées par les médias dominants et l’industrie culturelle et la production vernaculaire 8
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Jean-Samuel BEUSCART. « Sociabilité en ligne, notoriété virtuelle et carrière artistique. Les usages de MySpace par les musiciens autoproduits », Réseaux. 2008, vol. 152, no 6. p. 139-168. En ligne : https://www.cairn.info/revue-reseaux1-2008-6-page-139.htm [consulté le 2 décembre 2022].

. L’impact du marketing sur la mise en visibilité des œuvres ne semble pas se desserrer, bien au contraire 9
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Jean-Samuel BEUSCART et Kevin MELLET. Promouvoir les œuvres culturelles. Usages et efficacité de la publicité dans les filières culturelles. Paris : Ministère de la Culture – DEPS (coll. Questions de culture). 2012.

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Économie de la musique en régime numérique : recomposition de la filière et politiques de régulation

Christophe Magis et Lucien Perticoz soulignent combien la filière musicale est sensible aux crises dues aux changements de régime technologique et plus largement aux mutations du capitalisme dans les industries culturelles 10

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Christophe MAGIS et Lucien PERTICOZ, « Mutations numériques de la musique : des contradictions à analyser », tic&société. 2020, vol. 14, no 1-2. En ligne : https://journals.openedition.org/ticetsociete/4658 [consulté le 2 décembre 2022].

. Le modèle théorique de la « longue traîne » a particulièrement cristallisé les promesses du numérique en matière d’économie de la musique. En 2004, Chris Anderson, soutenait que, grâce à l’internet, s’ouvrait un nouveau marché pour un grand nombre de musiques enregistrées qui n’auraient pas été rentables dans l’économie traditionnelle. Il postulait ainsi que le numérique permettrait de résoudre un paradoxe que la loi de Pareto, appliquée aux biens culturels, avait mis en évidence : les œuvres étaient abondantes mais la demande se concentrait sur une minorité d’entre elles, amplifiant le phénomène du star-system qui privilégie une économie des hits 11
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Chris ANDERSON. « The long tail », Wired. Octobre 2004.

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Anita Elberse conclut que le numérique a favorisé le star-system tout en accentuant la longue traîne : si le nombre de superstars se réduit, celles-ci vendent plus 12

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Anita ELBERSE. Blockbusters : Why Big Hits – and Big Risks – are the Future of the Entertainment Business. New York : Henry Holt and Co. 2013.

. Cette tendance était d’ailleurs confirmée au milieu des années 2000. Les travaux de Pierre-Jean Benghozi et Françoise Benhamou concluaient que si la queue de la longue traîne s’accentuait sur internet, les ventes physiques étaient propices à l’effet superstar. En outre, on observe un effet de saisonnalité : si l’effet superstar est particulièrement marqué aux périodes de fortes ventes (Noël notamment), la longueur de la traîne augmente en dehors de ces périodes de ventes dynamiques 13
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Pierre-Jean BENGHOZI et Françoise BENHAMOU. « Longue traîne : levier numérique de la diversité culturelle ? », Culture prospective. 2008, vol. 1, no 1. p. 10. En ligne : https://www.cairn.info/revue-culture-prospective-2008-1-page-1.htm [consulté le 2 décembre 2022].

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En 2022, pour ce qui est de la France, le marché poursuit pour la cinquième année consécutive sa dynamique de croissance, grâce aux revenus générés par le streaming, l’augmentation des ventes de CD et de vinyles et une intensification des pratiques d’écoute de musique en ligne. Ces données sont confirmées pour le marché mondial de la musique dont les ventes atteignent 26 milliards de dollars.

Pour autant, la situation actuelle du marché n’a de sens que si on se reporte au tournant des années 2000, alors qu’une crise majeure – imputée au piratage – ébranle le modèle économique en vigueur. De nombreux travaux voient en l’année 1999 un tournant : on assiste à une baisse significative des ventes, impactant les marchés locaux de manière contrastée. Enfin, depuis 2000, les ventes d’albums ont fortement baissé ; cette baisse est la plus forte qu’ait connue l’industrie dans les trente dernières années. Lee Marshall en propose une lecture critique à plusieurs niveaux en soulignant que la crise de l’industrie musicale n’est pas homogène d’un pays à l’autre 14

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Lee MARSHALL. « The recording industry in the twenty-first century », in Lee MARSHALL (dir.). The International Recording Industries. Londres : Routledge. 2012.

. Il interroge également les causes de cette crise. Pour les industriels de la musique, le responsable de la baisse des ventes était tout trouvé : le réseau P2P (peer-to-peer) et les comportements qualifiés de « pirates ». Le nombre de fichiers échangés en 2003 était évalué à 8 milliards par an. Toutefois, le piratage est-il l’unique ou le principal facteur de la crise ? Les études empiriques sur le sujet sont mitigées : Felix Oberholzer-Gee et Koleman Strumpf ont conclu en 2004 à une incidence du téléchargement illégal proche du zéro 15
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Felix OBERHOLZER-GEE et Koleman STRUMPF. « The Effect of File Sharing on Record Sales : An Empirical Analysis », working paper [article de travail]. Harvard Business School & UNC Chapel Hill. Juin 2005. En ligne : https://users.wfu.edu/strumpks/papers/FileSharing_June2005_final.pdf [consulté le 2 décembre 2022].

, résultat qui sera remis en cause par Stan Liebowitz qui aboutit à une conclusion inverse 16
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Stan LIEBOWITZ. « Will MP3 downloads annihilate the record industry ? The evidence so far », Advances in the Study of Entrepreneurship, Innovation, and Economic Growth. 2004, no 15. p. 229-260. • Stan LIEBOWITZ. « Economists examine file-sharing and music sales », in Gerhard ILLING et Martin PEITZ. Industrial Organization and the Digital Economy. Cambridge (USA), Londres : The MIT Press. 2006. p. 145-174. • Stan LIEBOWITZ. « File Sharing : Creative Destruction or Just Plain Destruction ? », Journal of Law and Economics. 2006, vol. 49, no 1. p. 1-28.

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Pour Simon Frith, les problèmes économiques rencontrés par l’industrie du disque sont des problèmes juridiques 17

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Simon FRITH. « Illegality and the music industry », in Michael TALBOT (dir.). The Business of Music. Liverpool University Press. 2002. p. 195-216.

. La France, de ce point de vue, s’est distinguée en mettant en place la loi Hadopi. Ce qui se jouait avec le virage numérique et ses effets sur l’économie de la filière musicale pouvait s’évaluer en termes d’utilité sociale du téléchargement gratuit : d’un côté, on considérait qu’il pouvait accroître la demande de musique et les ventes favorisant les artistes les moins exposés, de l’autre, on supposait qu’il s’était substitué à l’achat et qu’il constituait un facteur de désincitation à la création par perte de revenus chez les musiciens. Les mesures de régulation suscitèrent donc en France de nombreux débats, opposant, d’un côté, les artistes mainstream, les majors et les représentants de la branche professionnelle et de la gestion des droits d’auteur, et de l’autre, les petits labels et les disquaires indépendants. En définitive, la notion même de téléchargement illégal semble avoir aujourd’hui disparu du radar, tandis que, au dire même des organisations professionnelles, le marché s’est réinventé grâce au streaming et aux abonnements payants 18
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Philippe LE GUERN et Patricia BASTIT. « Crise de l’industrie musicale et politique anti-piraterie en France. Hadopi : internet civilisé ou politique répressive ? », Contemporary French Civilization. 2011, vol. 36, n° 1-2. Liverpoool University Press. p. 141-160. En ligne : https://doi.org/10.3828/cfc.2011.11 [consulté le 2 décembre 2022].

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Écouter la musique en régime numérique

En quoi les mutations des supports de l’écoute transforment-elles notre rapport à la musique comme idée et comme expérience ? François Debruyne a mené une enquête ethnographique de neuf ans auprès d’un magasin de disques devenu site de vente en ligne 19

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François DEBRUYNE. « Le disquaire et ses usagers. Du magasin au site Web », Communication & langages. 2012, vol. 173, no 3. p. 60. En ligne : https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2012-3-page-49.htm [consulté le 2 décembre 2022].

. L’enquête montre que la musique en régime numérique modifie la manière dont se construit l’expérience phénoménologique et sociale de l’écoute : la gratuité devient le nouveau paradigme de la consommation musicale grâce aux réseaux P2P ; la recommandation transforme le processus de découverte des nouveautés ; la portabilité des équipements inscrit l’auditeur dans la mobilité ; le format compressé du MP3 devient un enjeu d’évaluation de la qualité audio ; le sens de la propriété et de la collection s’émousse face au streaming ; le régime aural de l’écoute musicale se redouble d’un régime scopique à partir du moment où les vidéos s’imposent, par exemple sur YouTube.

En 2001, l’iPod d’Apple va devenir le vecteur de nouvelles pratiques d’écoute en lien avec l’informatique et internet : il s’agit d’un produit global proposant dans un même élan un appareil de lecture et de stockage, une interface de gestion des contenus et une possibilité de transferts via l’ordinateur Mac. Michael Bull y voit un outil permettant de s’isoler dans l’espace public urbain, donnant lieu à des stratégies d’écoute adaptées et jouant un rôle significatif dans la musicalisation du quotidien, notamment dans l’appropriation de l’espace urbain 20

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Michael BULL. Sounding Out the City. Personal Stereos and the Management of Everyday Life. Oxford (Royaume-Uni), Providence (USA) : Berg Publisher. 2000 • Michael BULL. Sound Moves. iPod Culture and Urban Experience. Londres : Routledge. 2007.

. Aussi, le format de référence change de l’album au morceau ; la musique devient un service bien plus qu’un bien physique avec la personnalisation de sa discothèque avec une abondance incomparable de titres. Le P2P puis le streaming ont mis à disposition des auditeurs un nombre pléthorique d’œuvres, et comme le soulignaient Clément Combes et Fabien Granjon en 2012, ce n’est plus la ressource économique qui prédomine, mais le temps disponible et la capacité de discrimination dans un univers saturé de références 21
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Clément COMBES et Fabien GRANJON. « Passion musicale et usage des TIC chez les jeunes amateurs. L’hypothèse de la numérimorphose », op. cit. [cf. note 1]. p. 147-161.

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D’après Jonathan Sterne, c’est la situation sociale de l’écoute qui importe aux industriels du MP3, qui mettent au premier plan la portabilité, l’échange et la convivialité dans notre expérience contemporaine de l’écoute musicale. La perception du son et les jugements de valeur sont avant tout affaire de conventions 22

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Jonathan STERNE. MP3 : The Meaning of a Format. Durham (USA) : Duke University Press. 2012.

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Une enquête de Sophie Maisonneuve sur la découverte musicale en ligne conclut que la population des digital natives n’est pas homogène, la classe sociale d’appartenance constituant une variable déterminante dans l’usage du numérique : même si les technologies ont partiellement changé les arts de faire de l’amateur et modifié ses manières de consommer la musique, celui-ci bricole ses dispositifs de découverte dans une économie complexe et partiellement opaque 23

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Sophie MAISONNEUVE. « L’économie de la découverte musicale à l’ère numérique. Une révolution des pratiques amateurs ? », Réseaux. 2019, vol. 213, no 1. p. 81. En ligne : https://www.cairn.info/revue-reseaux-2019-1-page-49.htm [consulté le 2 décembre 2022].

. En 2014, Louis Mélançon rejoint ces conclusions : les participants découvrent la musique encore largement par les relais médiatiques traditionnels et affichent une réaction d’indifférence, voire de méfiance face aux nouveaux outils de recommandation de Deezer et de Spotify, même si les participants plus jeunes ont une plus grande ouverture envers ces outils automatisés 24
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Louis MELANÇON. « La nubémorphose des pratiques de consommation musicale : le cas des plateformes de diffusion en continu ». Rapport de stage chez Orange Labs. Paris. 19 mars 2016. En ligne : https://lmelancon.net/2016/03/19/la-nubemorphose/#_ftnref42 [consulté le 18 octobre 2022].

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Le streaming par abonnement, principale voie d’avenir pour la consommation musicale

Qu’écoute-t-on et comment écoute-t-on la musique aujourd’hui ? La question pourrait sembler banale, tant la musicalisation du quotidien est un fait établi. En 2008, le rapport sur les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique soulignait déjà la progression de l’écoute de musique pour toutes les tranches d’âge durant la décennie écoulée. Amorcé dans les années 1970, ce « boom » musical – pour reprendre l’expression d’Olivier Donnat 25

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Olivier DONNAT. Les pratiques culturelles des français à l’ère numérique. Enquête 2008. Paris : Éditions La Découverte/ Ministère de la Culture et de la Communication. 2009, p. 128.

 – n’a cessé de s’amplifier, marqué par une forte dynamique générationnelle. Comme le relevait l’enquête de 2018, « en 2018, 57 % des personnes écoutent de la musique tous les jours ou presque – elles étaient 34 % en 2008 (un quasi-doublement en une décennie) et seulement 9 % en 1973 » 26
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Philippe LOMBARDO et Loup WOLFF. Cinquante ans de pratiques culturelles en France. Paris : Ministère de la Culture. 2020 (coll. Culture études). p. 8. En ligne : https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Etudes-et-statistiques/Publications/Collections-de-synthese/Culture-etudes-2007-2022/Cinquante-ans-de-pratiques-culturelles-en-France-CE-2020-2 [consulté le 18 octobre 2022].

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Ce qui surprend néanmoins, à quinze ans de distance, concerne les modalités d’accès à la musique : presque la moitié des Français achetait alors des disques, un sur cinq déclarait avoir téléchargé de la musique, et 7 % avaient emprunté des CD dans une médiathèque. L’achat en magasin demeurait donc une des principales modalités d’accès à la musique, avec le téléchargement. Qu’en est-il aujourd’hui, alors que la problématique du téléchargement illégal et de la crise du volume d’affaires de l’industrie phonographique a cédé la place depuis quelques années à une progression constante du marché de la musique enregistrée et que, par ailleurs, les outils de recommandation sont de plus en plus perfectionnés, favorisant une personnalisation accrue de la prescription ?

Tout d’abord, c’est la progression continue du marché de la musique enregistrée, commencée en 2018, qui semble structurellement se confirmer (+ 8,2 % au premier semestre 2022). Si le streaming par abonnement est le vecteur principal de cette croissance (76 % du total des ventes au premier semestre 2022), le CD – qui fête son quarantième anniversaire – n’est toujours pas frappé d’obsolescence puisqu’il représente la deuxième source de revenus du marché, selon les données établies par le Syndicat national des éditeurs phonographiques (Snep) 27

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Snep. « Musique enregistrée : résultats du 1er semestre 2022 ». 27 septembre 2022. En ligne : https://snepmusique.com/chiffres-ressources/musique-enregistree-resultats-du-1er-semestre-2022/ [consulté le 18 octobre 2022].

. Le retour du vinyle semble également se confirmer, avec une progression de 15 %. Reste que si la part globale du marché numérique progresse, celle du marché physique régresse tendanciellement (-8,7 % entre le 1er semestre 2021 et le 1er semestre 2022). Le streaming semble donc bien constituer aujourd’hui le modèle de référence auprès des consommateurs, notamment le streaming payant qui représente plus des trois quarts des écoutes en streaming audio. Alors qu’il y a encore une décennie la stabilisation des modèles d’affaire de la musique enregistrée était objet de vigoureux débats – le consentement à payer ne semblant pas garanti dans un univers de gratuité et d’abondance suscité par le peer-to-peer –, on voit clairement comment le streaming par abonnement dessine aujourd’hui la principale voie d’avenir pour la consommation musicale, loin devant le téléchargement ou les ventes physiques. Reste qu’il ne faudrait pas en conclure à la disparition pure et simple des pratiques d’accès illicites à la musique : 28 % des amateurs de musique déclarent employer de tels moyens en 2022, chiffre certes en régression (-3 % par rapport à 2021).

De fait, nous avons jusqu’à présent raisonné à partir des modèles d’affaire de la musique enregistrée. Or, on peut aussi aborder la question de la consommation musicale selon d’autres critères, par exemple la répartition du temps d’écoute. En ce cas, il apparaît que c’est le streaming audio par abonnement, à égalité avec la radio (en direct ou en replay), qui occupe, avant les autres modes de consommation, notre temps d’écoute. Sans surprise, le streaming vidéo – avec notamment YouTube – occupe la troisième place. À l’inverse, les concerts semblent très en retrait – seulement 3 % du temps d’écoute en France –, mais sans doute faut-il ici prendre en compte les effets des récentes pandémies sur les pratiques liées aux équipements culturels et aux sorties. Quoi qu’il en soit, les enquêtes menées par l’IFPI (Fédération internationale de l’industrie phonographique) annoncent une durée d’écoute hebdomadaire de musique de 16,9 heures pour la France 28

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Snep. « La consommation de musique dans le monde – enquête 2022 – IFPI ». 17 novembre 2022. En ligne : https://snepmusique.com/actualites-du-snep/la-consommation-de-musique-dans-le-monde-enquete-2022-ifpi/ [consulté le 18 octobre 2022].

(d’autres enquêtes annoncent 20,1 heures) qu’on peut comparer aux 23,8 heures dédiées au média télévisé en 2021 29
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Médiamétrie. « L’année TV 2021 ». 19 janvier 2022. En ligne : https://www.mediametrie.fr/fr/lannee-tv-2021 [consulté le 18 octobre 2022].

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Le dernier phénomène remarquable est sans doute la place déterminante occupée par les systèmes de recommandation dans la consommation musicale. Cette importance accordée aux algorithmes est directement liée à la quantité croissante de titres proposés sur les plateformes de streaming. On estime que Spotify compte plus de 75 millions de titres, tandis que Deezer en annonce 53 millions. Dans ce contexte d’hyperabondance, la question du choix et de la découverte devient un enjeu central pour les fournisseurs de contenus tout comme, en aval, pour les consommateurs. En effet, le succès d’une plateforme tient pour partie dans sa capacité à améliorer et à faciliter l’expérience utilisateur. Proposer une playlist adaptée à chaque auditeur en associant son profil de consommation à des recommandations établies selon un pourcentage de proximité avec ses préférences s’est donc généralisé. Mais les outils se sont affinés afin de personnaliser l’expérience de l’utilisateur, selon des logiques variées qui vont du « fréquemment achetés ensemble » (posant un lien de proximité entre des produits) à un modèle dit « audio brut » qui analyse les caractéristiques des chansons pour les comparer à l’historique de tel utilisateur. Cette logique de prescription sur mesure peut ainsi tenir compte du moment ou du contexte d’écoute, ou encore des états émotionnels de l’auditeur. Un récent entretien avec des membres d’Ircam Amplify semble confirmer ces nouvelles directions : se déprendre de la recommandation fondée uniquement sur le genre musical pour tenir compte « des émotions, des intensités, des ambiances » 30

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Vincent THOBEL. « 2021-2026 : la grande épopée de l’IA musicale », L’ADN. 29 avril 2021. En ligne : https://www.ladn.eu/nouveaux-usages/pouvoirs-du-son/futur-ia-musique/ [consulté le 18 octobre 2022].

et aussi des équipements utilisés, du casque au système binaural.

L’intelligence artificielle : une nouvelle mutation en perspective pour la musique

Le basculement du régime analogique au régime numérique de la musique, que la notion de « musimorphose » a tenté d’exprimer, constitue-t-il un simple prolongement de pratiques préexistantes en matière de production, de consommation et d’écoute, ou bien une mutation en profondeur du rapport à la musique ? Comme nous l’avons vu, nombreux sont les auteurs pour qui les mutations techniques n’ont pas de force propre et ne peuvent se concevoir qu’en relation avec les configurations sociales dans lesquelles elles s’inscrivent. Pourtant, rabattre le virage numérique sous la critique classique du déterminisme technique ne nous permet pas de saisir la nature même des évolutions que la compression des données a rendu possible. En l’espèce, ce sont toutes les dimensions de l’expérience musicale qui ont été transformées : les modèles d’affaire et les acteurs de l’industrie musicale ; les manières d’écouter la musique avec notamment une portabilité accrue de l’écoute et un partage des fichiers ; les façons de consommer, avec l’enjeu de la gratuité, de l’illimité et le recours aux plateformes de streaming ; le cadre juridique régulant le droit d’auteur et la propriété des œuvres ; la création, que la généralisation de l’informatique et des home studio va contribuer à démocratiser.

Alors que cet article explore le virage numérique et ses effets multiples, une nouvelle mutation s’annonce : l’intelligence artificielle est impliquée dans les processus compositionnels. Ces nouveaux acteurs non humains sont-ils susceptibles de bouleverser à leur tour le paysage musical ? À en croire le cas récent d’une intelligence artificielle se présentant sous les traits d’un rappeur virtuel signé par une maison de disques on ne peut plus réelle, capable d’attirer l’attention de centaines de milliers d’auditeurs avant d’être éconduit pour propos racistes, tout donne à penser qu’un nouveau virage a débuté où s’hybrident humains et non-humains 31

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France Inter. « Qui est FN Meka, ce robot rappeur star de TikTok, accusé de racisme ? ». 25 août 2022. En ligne : https://www.radiofrance.fr/franceinter/qui-est-fn-meka-ce-robot-rappeur-star-de-tiktok-accuse-de-racisme-1570896 [consulté le 18 octobre 2022].

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