« En proposant des services axés sur la découverte et l’expérimentation, les bibliothèques musicales ont transformé l’essai »
Entretien avec Eva Alm, Dominique Auer et Anne Tricard, coprésident.es de l’Acim
Propos recueillis par Véronique Heurtematte, rédactrice en chef du Bulletin des bibliothèques de France.
BBF : Qu’observez-vous des pratiques et des attentes aujourd’hui des usagers des bibliothèques en matière de musique ?
Eva Alm, Dominique Auer, Anne Tricard : Depuis une dizaine d’années et même plus, le comportement des usagers face à la musique a beaucoup changé. Les pratiques se sont modifiées à mesure que les offres de musique en streaming se sont développées dans le marché du disque par le biais de plateformes d’écoute en ligne telles que Deezer ou Spotify. Les bibliothécaires ont pu constater ces changements par une baisse des prêts de CD qui s’est encore accentuée ces derniers temps en raison de la disparition progressive des moyens d’écoute. Il n’y a plus, par exemple, de lecteurs de CD intégrés dans les ordinateurs portables ou dans les voitures. La baisse s’est vérifiée sur l’ensemble des bibliothèques de lecture publique et sur l’ensemble du territoire. Il existe en revanche une forte demande des publics pour la musique live, la pratique musicale et, d’une manière plus globale, pour les animations autour de la musique.
Comment les bibliothèques repensent-elles leur offre pour répondre à ces nouvelles attentes ?
Face à la désertification des étages dédiés à la musique, les bibliothécaires musicaux se sont vite interrogés sur la manière dont ils pouvaient rebondir pour s’adapter à ces nouveaux usages, et pour tout simplement continuer à exister au sein des bibliothèques. Depuis huit ans, l’idée de favoriser la pratique musicale amateur au sein des bibliothèques de lecture publique a germé et bat maintenant son plein. Cela se traduit par du prêt d’instruments de musique, des studios dédiés à la pratique sur place, le prêt de support « objet » tel que le vinyle, la mise en avant de la scène musicale, des ateliers d’apprentissage de la MAO, musique assistée par ordinateur, la création de plateformes de recommandation musicale telle que Disquovery à Toulouse. La diminution des collections de CD laisse du temps et de l’espace pour développer des animations autour de la musique telles que des siestes musicales, des karaokés, des séances d’écoute. Et au vu du succès rencontré par ces nouveaux services, on peut dire que les bibliothèques musicales, à condition d’avoir le budget nécessaire pour le faire, ont su transformer l’essai.
Face aux propositions des écoles de musique, scènes locales, festivals, comment justifier la présence d’une offre autour de la musique en bibliothèque ?
Les bibliothèques sont moins spécialisées et moins associées à la seule musique savante que les conservatoires, donc plus abordables pour beaucoup de personnes. Les usagers sont très demandeurs de découvrir des instruments et, pour ceux qui ont déjà une pratique, d’espaces pour jouer ensemble. Comme dans d’autres domaines que la musique, les bibliothèques sont des lieux ressources pour le travail collectif et la pratique de groupe. Ce n’est pas si évident de trouver ailleurs qu’en bibliothèque de tels endroits. Pour les bibliothèques qui ont ouvert ce type de service, ou des offres plus élaborées comme des studios avec du matériel pour s’enregistrer ou des instruments à disposition pour répéter, c’est le succès garanti. Alors que le coût de la vie augmente, les usagers sont aussi très contents d’assister, de manière gratuite, à des concerts de qualité.
Nous ne pensons pas qu’il y ait concurrence entre les bibliothèques et les autres équipements du secteur musical, avec qui se développent, au contraire, des partenariats qui n’existaient pas auparavant, ou moins. Il s’agit pour les bibliothèques d’offrir des services innovants, qui ne faisaient pas partie jusque-là de leurs pratiques « traditionnelles », mais sans marcher sur les platebandes des conservatoires ou des écoles de musique. Si l’on garde en tête qu’un bibliothécaire n’est pas un prescripteur, même si les espaces musique regorgent de bibliothécaires souvent musiciens eux-mêmes, la façon de penser et de concevoir de tels services va de soi.
Plus de dix ans après la mise en place des premières offres, qu’en est-il des services de musique en ligne en bibliothèque ?
L’offre de musique en ligne a été l’une des premières initiatives mises en place face à la désaffection pour le CD. Plusieurs services ont vu le jour, tels que des offres d’écoute sur place, des bornes d’écoute de musique libre de droit comme Doob. Mais ces expériences, à part dans quelques établissements, se sont avérées plutôt infructueuses. Offrir du contenu en écoute sur place alors qu’il s’agit d’un usage nomade semble peu répondre aux nouveaux besoins des usagers. Ces expériences n’ont que peu ou pas rencontré leur public.
Faut-il pour autant maintenir des collections de CD, qui ne trouvent plus leur public ?
Même si elles sont peu empruntées, il est indispensable de garder des collections de CD car elles servent d’ossatures à toutes les actions menées autour de la musique. Elles peuvent être utilisées de manière plus générale pour d’autres activités, pas forcément liées à la musique, pour créer une ambiance musicale, diffuser de la musique et lui permettre ainsi de continuer à exister dans la bibliothèque. C’est important de maintenir la matérialité, la présence physique de la musique. La musique sert beaucoup aux professionnels de l’enfance, dans les crèches, les écoles, et les livres CD ont encore un beau succès dans les sections jeunesse des bibliothèques. C’est une niche, mais elle existe. Les nouveautés aussi fonctionnent encore bien.
À l’heure des fortes contraintes budgétaires qui pèsent sur nombre d’établissements, avez-vous le sentiment que la musique est la parente pauvre ou sert de variable d’ajustement ?
La musique a toujours été un peu la parente pauvre et sa légitimité a rarement été de soi, même si la situation est très différente selon les collectivités.
La musique en bibliothèque n’a jamais été reconnue par les élus, ou peu. Le statut juridique très flou de son existence dans les établissements en dit long sur la fragilité de sa survie. La musique est pourtant un loisir important pour les Français, qui arrive en troisième position après le cinéma et la lecture, et avant les jeux vidéo, selon l’enquête « Quelle place occupe la musique dans la vie des Français ? » 1
Emmanuel CHARONNAT. « Quelle place occupe la musique dans la vie des Français ? », site CB EXPERT. 27 juin 2021. En ligne : https://www.cb-expert.fr/2021/06/27/quelle-place-occupe-la-musique-dans-la-vie-des-francais/
Comment votre association accompagne ces changements ?
Les Rencontres nationales des bibliothécaires musicaux (RNBM) qu’organise l’Acim tous les ans 2
La prochaine édition des RNBM aura lieu les 13 et 14 mars à Dunkerque : https://acim.asso.fr/congres-de-lacim-2023-identites-musicales-les-bibliotheques-a-lecoute-du-monde/
En juillet 2022, la mairie de Nanterre a annoncé la fermeture de sa médiathèque musicale. Comment l’Acim réagit à cette nouvelle ?
L’Acim ne peut que déplorer cette fermeture, décidée sans concertation avec les habitants et les professionnels concernés. L’annonce, non suivie d’effet pour l’instant, d’une réorientation de l’activité vers l’accompagnement à la pratique musicale est en contradiction avec la suppression de l’établissement qui pouvait le mieux incarner cette nouvelle stratégie, et qui s’était déjà largement investi dans cette perspective. Cette fermeture est en outre contraire à l’esprit de la récente loi sur les bibliothèques territoriales qui promeut la pluralité des collections et des supports. La médiathèque musicale de Nanterre était une référence dans le milieu professionnel. Sa disparition questionne sur la place qu’on donne aujourd’hui à la musique en bibliothèque.