Michel Sineux, pionnier de la musique en bibliothèque

Yves Alix

Michel Sineux, ancien directeur de la Médiathèque musicale de Paris (MMP) et chef du Service scientifique des bibliothèques municipales parisiennes de 1995 à 2000, est décédé le 25 juin 2022, à l’âge de 84 ans. Pour toute une génération de professionnels, il fut un guide et un conseiller exceptionnel, un collègue attentif et bienveillant, un homme généreux qui avait à cœur d’accompagner les plus jeunes dans leur parcours. Il a joué un rôle essentiel dans le développement de la musique en bibliothèque, à travers la création de la Médiathèque musicale de Paris, de l’Association pour la coopération des professionnels de l’information musicale (Acim) et de la revue Écouter Voir. Il fut aussi un grand critique de cinéma.

Né en 1938, Michel Sineux est un enfant du 17e arrondissement de Paris. Il fait sa scolarité au lycée Carnot, où il a comme condisciples Michel Winock et Michel Ciment : amitiés indéfectibles et, plus tard, long compagnonnage avec le second au sein de la revue Positif 1

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La revue, née à Lyon et redevenue lyonnaise depuis son rapprochement avec l’Institut Lumière, fête cette année son 70anniversaire. Michel Sineux y a donné de beaux textes critiques, où brillait l’acuité de son regard, une curiosité intellectuelle et esthétique toujours en éveil, et un humour pétillant. Voir la notice que lui a consacrée Michel Ciment dans La critique de cinéma en France : histoire, anthropologie, dictionnaire, Ramsay, 1997. Gilles Ciment a rendu un bel hommage à son « parrain laïc » sur sa page Facebook.

. Après des études d’allemand à la Sorbonne, il passe le concours de conservateur des bibliothèques de la Ville de Paris et intègre la Bibliothèque administrative, où il reçoit la formation d’un maître, Michel Roussier.

Le changement de statut de la ville et l’arrivée de Jacques Chirac à la mairie vont avoir des conséquences sur les bibliothèques et, par ricochet, sur le parcours de Michel. Sorties d’un long sommeil léthargique d’après-guerre par quelques pionnières et pionniers, les bibliothèques municipales parisiennes, rattachées à la Préfecture de la Seine, étaient alors en plein renouveau, sous la direction d’un professionnel visionnaire et volontariste, Guy Baudin, qui avait mené à bien, avec le soutien sans faille de la tutelle préfectorale 2

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Au premier rang, Alain Trapenard, directeur de l’action culturelle (« La bibliothèque de prêt est l’élément de base de tout développement culturel ») et son sous-directeur François Debidour. Pour en savoir plus sur cette période, on peut lire le mémoire d’études de conservateur de bibliothèque de Louis Jaubertie, Le réseau des bibliothèques de la Ville de Paris, 1967 à 2001. En ligne : https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/48216-les-bibliotheques-de-la-ville-de-paris-1967-a-2001.pdf

, une remise à niveau du réseau et fait adopter en 1975 un schéma directeur ambitieux. Marcel Landowski, directeur des affaires culturelles nommé par le nouveau maire, s’intéressait essentiellement à la musique et très peu aux bibliothèques. Il écarta Guy Baudin et nomma à sa place une jeune administratrice, avec tout de même un professionnel pour l’accompagner, mais relégué au rang d’adjoint : Michel Sineux. Une première expérience de conseiller ou d’éminence grise que Michel, comme son intelligence fortement conceptuelle l’y portait naturellement, finira par théoriser et traduire dans la création du « Service scientifique » quinze ans plus tard.

Mais le grand œuvre professionnel de Michel Sineux fut bien sûr la conception et la création de la Discothèque des Halles 3

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Devenue depuis la « Médiathèque musicale de Paris ». Les édiles parisiens, qui aiment tant baptiser les bibliothèques depuis 2001, seraient bien inspirés de donner le nom de Michel Sineux à la MMP. Ne serait-ce que pour le faire rire, depuis l’au-delà…

, ouverte en 1986 et dont il assurera la direction jusqu’en 1995. Premier exemple de médiathèque musicale publique, héritier de la Discothèque de France, l’établissement reste aujourd’hui sans véritable équivalent (en France), mais son rayonnement profite à tout le réseau des lieux de diffusion des médias et de la documentation musicale sur le territoire.

Ironiquement, à la tête de cet établissement novateur, Michel Sineux héritait d’un des deux seuls rescapés d’un projet beaucoup plus ambitieux de bibliothèque-médiathèque centrale parisienne, méthodiquement mis en morceaux par Marcel Landowski et ses successeurs. Adepte du rebond, jamais à court d’idées, jamais (complètement) découragé, il sut tirer de cette situation toutes les occasions de tisser des liens, de franchir des frontières, de monter des partenariats et de faire travailler ensemble, pour conjurer la « malédiction des organigrammes » 4

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Formule de son cru, inventée à un moment où, au ministère de la Culture, la direction de la musique ne voyait pas du tout ce que la musique pouvait faire dans une bibliothèque publique, qui n’était d’ailleurs pas de sa compétence, et la direction chargée de la lecture et des bibliothèques désespérait de l’y intéresser…

, des gens qui avaient au moins en commun de vouloir diffuser toutes les musiques à tous les publics possibles. Aussi créa-t-il en 1989, avec quelques complices, l’Acim, et lança-t-il la revue Écouter Voir. Si la revue a cessé de paraître, l’Acim est toujours vivante et active aujourd’hui, véritable forum et laboratoire de la diffusion musicale. Il en était le président d’honneur depuis 2005 5
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L’association a salué la mémoire de son cofondateur sur sa page Facebook le 27 juin, avec un bel hommage de Gilles Pierret, son successeur à la Médiathèque musicale, et un témoignage de Damien Poncet : www.acim.asso.fr

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Michel Sineux était un théoricien et un concepteur, mais aussi un homme aimant partager et diffuser l’expérience et l’innovation, faire germer les idées. À ce titre, il avait assuré la direction scientifique de la première édition de Musique en bibliothèque, dans la collection « Bibliothèques » du Cercle de la Librairie, en 1993. Le titre est devenu dès sa parution l’ouvrage de référence de tous les professionnels.

En 1995, Michel Sineux reforma un tandem avec une nouvelle cheffe du Bureau des bibliothèques de la ville de Paris. Fort de l’expérience accumulée et toujours animé de la volonté de servir et de créer les bons outils pour le faire, il mit en place le Service scientifique des bibliothèques, équipe de réflexion, d’analyse et de propositions, une sorte de laboratoire recherche et développement en même temps qu’une boîte à outils. Ce qui paraissait sur le papier un peu technocratique s’est révélé à l’usage parfaitement opératoire, et perdure aujourd’hui.

Après les bibliothèques, il y eut pour Michel (et Michèle, son épouse, disparue en 2016) une autre vie, sans regrets ni nostalgie. Une maison provençale, des amis en visite, des chats, le cinéma, la musique. La lumière de la Haute-Provence a été, dans les bons et les mauvais jours, un réconfort où se mêlaient image (cinéma), chant de la nature (musique), parole et silence (amis, lectures).

« L’effacement soit ma façon de resplendir,
la pauvreté surcharge de fruits notre table,
la mort, prochaine ou vague selon son désir,
soit l’aliment de la lumière inépuisable. » (Philippe Jaccottet)