Les mutations de la politique documentaire dans l’enseignement supérieur et la recherche

Entretien avec Clément Pieyre

Clément Pieyre

Clément Pieyre dirige la Bibliothèque Diderot de Lyon (BDL). Son parcours professionnel s’inscrit dans les bibliothèques patrimoniales et de recherche depuis plus de quinze ans. Il assure les fonctions de secrétaire général de l’ADBU depuis janvier 2022.

Pour le Bulletin des bibliothèques de France, Clément Pieyre s’est prêté au jeu des trois questions, pour un focus sur la politique documentaire dans l’enseignement supérieur et la recherche.

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BBF : Selon vous, quelles sont les mutations récentes les plus marquantes dans le domaine de la politique documentaire ? Et quels sont leurs impacts sur l’organisation d’un service documentaire ?

Clément Pieyre : La Bibliothèque Diderot de Lyon est une bibliothèque d’étude et de recherche pluridisciplinaire, implantée sur les deux sites du campus de l’École normale supérieure (ENS) de Lyon à laquelle elle est rattachée. Elle a une triple vocation : servir les communautés de l’ENS de Lyon, aussi bien en sciences exactes et expérimentales (SEE) qu’en lettres, sciences humaines et sociales (LSH) ; proposer une offre en LSH sur un périmètre interuniversitaire correspondant à la carte documentaire de la recherche à Lyon ; enrichir et valoriser ses deux fonds labellisés CollEx, Fonds Éducation d’une part et Fonds Russie et Europe médiane d’autre part. Elle inscrit donc sa politique documentaire selon une approche multiscalaire.

Cette politique est pleinement traversée par les mutations à l’œuvre dans le paysage documentaire national de l’information scientifique et technique (IST) : inscription dans une logique de réseaux, développement de la documentation électronique, co-construction de l’offre documentaire avec les chercheurs et les enseignants-chercheurs, dépassement des logiques de supports pour privilégier les questions d’accessibilité à l’information. Mais allons plus loin : si l’acte d’acquisition reste essentiel, il ne saurait définir à lui seul le cadre d’exercice d’une politique documentaire. Je fais totalement miennes les analyses de Lorcan Dempsey sur les notions d’Inside-Out Collection 1

et de Facilitated Collection 2 à ce sujet.

L’impact de ces mutations à l’échelle d’une bibliothèque universitaire est donc sensible. Il passe en premier lieu par un décloisonnement des services en charge de la constitution des collections, c’est-à-dire un dialogue soutenu entre chargés de collections disciplinaires, négociateurs de ressources électroniques et gestionnaires de périodiques, en lien avec les chercheurs et les enseignants-chercheurs. Il doit s’appuyer ensuite sur une analyse croisée des usages et la mise au point d’indicateurs de suivi partagés afin de s’assurer de la congruence entre l’enrichissement des collections et le bénéfice réel pour les communautés qui les consultent. Les paramètres sont du reste multiples : la politique documentaire se décline à plusieurs niveaux, dans la mesure où certains segments sont pensés également au niveau national (plans de conservation partagée, licences nationales ISTEX…). Enfin, il nécessite un travail de veille et de prospective pour soutenir et intégrer des initiatives liées à la science ouverte ou les ressources éducatives libres. Pour le dire autrement, sur le mode de la boutade, la politique documentaire, c’est beaucoup plus que la bibliothèque.

Dans un document de synthèse daté de 2019 et dédié à la politique d’acquisition, l’ABF évoque le fait de « Choisir sans subir » 3

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https://www.abf.asso.fr/6/144/49/ABF/la-politique-d-acquisition-en-12-points ; #10 : « Les choix effectués par la bibliothèque doivent être confrontés à diverses questions : Refléter les tendances de l’édition ? Choisir ou non de s’en démarquer ? Être dans l’air du temps ? “Coller” à l’événement ? Pour ce faire, il faut diversifier et croiser les sources d’information. Plusieurs outils bibliographiques sont nécessaires. »

. Dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche, qu’est-ce que cela vous évoque ?

Lorsque je dirigeais entre 2015 et 2020 la bibliothèque de l’École française de Rome 4

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Clément PIEYRE. « À l’École française de Rome, la Méditerranée en partage », Arabesques. 1er juillet 2017, no 86. p. 4‑5. En ligne : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=352 [consulté le 31 mai 2022].

, centre de ressources documentaires en histoire et en archéologie, j’indiquais chaque mois aux boursiers doctorants accueillis que la richesse de l’offre de la bibliothèque consistait à conjuguer les actualités historiographiques et l’épaisseur des collections organisées disciplinairement depuis 1875. J’ajoutais toujours que l’héritage de collections patiemment constituées depuis parfois fort longtemps engageait, certes, mais seulement jusqu’à un certain point. Choisir donc, sans subir le poids de sa propre histoire. Je rejoins à ce titre les considérations de François Cavalier 5
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François CAVALIER. « Des Cadist à Collex : des dispositifs nationaux pour valoriser les collections », Arabesques. 1er octobre 2015, no 80. p. 4‑5. En ligne : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=637&lang=en?id=637&lang=en [consulté le 31 mai 2022].

à propos de la transformation du dispositif des Cadist. Plutôt que de privilégier une accumulation en aveugle des collections, censée consacrer la notion de « bibliothèque-trésor », il est nécessaire d’adapter les collections et la politique documentaire aux nouvelles formes de la recherche.

Par ailleurs, la production éditoriale universitaire ne cesse de croître, sous toutes ses formes, et les budgets dévolus aux acquisitions ne prennent vraiment pas la même direction, surtout si on les compare aux autres pays européens 6

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« Le sourire du flamant rose, ou comment poursuivre le travail sur les indicateurs européens » – ADBU. En ligne : https://adbu.fr/indicateurs-europeens2022 [consulté le 31 mai 2022].

. La question des moyens rejoint alors celle des fins. Pour quoi et pour qui définit-on une politique documentaire en bibliothèque universitaire ? Tout service documentaire de l’enseignement supérieur et de la recherche l’adosse à la politique scientifique de son établissement, en termes de soutien à la formation et à la recherche. Il s’agit alors de prioriser les secteurs sans lesquels la mission même de l’institution serait mise à mal. Je pense par exemple aux ressources indispensables à la préparation des concours d’agrégation à l’ENS de Lyon. Choisir est ainsi un acte positif de la politique documentaire.

Qu’est-ce qu’être responsable de la politique documentaire dans une bibliothèque universitaire française en 2022 ?

C’est peut-être se retrouver tout à la fois aiguilleur du rail, contrôleur de gestion et sommelier. Aiguilleur du rail : au croisement de l’offre nationale et de la politique de site, il identifie et manœuvre les signaux de part et d’autre afin d’assurer la fluidité de la politique documentaire. Contrôleur de gestion : dans un souci d’efficacité et de pertinence, il assure la planification et supervise la gestion des collections par les équipes, du circuit du livre au désherbage. Sommelier : il a une connaissance éprouvée de l’offre documentaire, qu’il partage avec les partenaires proches ou éloignés de la bibliothèque universitaire, qu’il s’agisse de conforter des besoins identifiés ou de tester des nouveautés.

La Bibliothèque Diderot de Lyon s’est par exemple employée pendant plusieurs années à dépasser la simple juxtaposition de collections héritées des fusions institutionnelles (ENS-LSH, École normale supérieure lettres et sciences humaines ; INRP, Institut national de recherche pédagogique ; BIU-LSH, Bibliothèque interuniversitaire de lettres et sciences humaines) pour proposer une offre documentaire cohérente et incarnée dans un seul et même espace. Débattu et voté en conseil documentaire, largement concerté avec les différents départements de l’ENS de Lyon, le redéploiement des collections 7

en libre accès (200 000 documents) à travers les sept salles de lecture du site Descartes a répondu à cet objectif de clarté et de service aux lecteurs. Il a constitué un puissant levier pour rassembler les personnels de la BDL autour d’un projet fédérateur et mettre en œuvre de nouvelles modalités de travail.

C’est dans le même souci qu’à la demande de la bibliothèque, des référents documentaires viennent d’être nommés dans l’ensemble des départements et laboratoires de l’ENS de Lyon. Alors que le statut de la BDL est sur le point d’évoluer dans le sens d’une plus grande intégration au sein de l’établissement, une charte documentaire viendra, au cours du quinquennal qui vient de commencer, définir les grandes lignes de la stratégie de la bibliothèque, ses orientations comme sa granularité, en articulation avec la politique de formation et de recherche de l’ENS de Lyon. Autrement dit, il s’agira de se positionner de la façon la plus adéquate sur le site lyonnais, d’avoir des outils pour arbitrer les choix documentaires, et de se donner les moyens de valoriser le travail passé, présent et à venir sur les collections.