Une bibliothèque pour rendre plus visible la culture queer : l’Espace QG

Entretien avec l’association Espace QG

Association Espace QG - Bibliothèque Queer & Genres

Comment construire son identité quand on n’est pas représenté.e ? Comment déconstruire les stéréotypes sans représentations adaptées ? L’association Espace QG était intervenue à l’occasion de la 7e Journée régionale de l’inventivité en bibliothèque, organisée par l’Agence Livre, Cinéma et Audiovisuel en Nouvelle-Aquitaine, le 21 septembre 2021. L’association a accepté de présenter ses axes de travail au BBF.

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BBF : Quels sont les objectifs de l’Espace QG ?

Espace QG : L’un des objectifs premiers de la Bibliothèque Queer & Genres est de lutter contre les discriminations envers tout individu en raison de son expression et/ou son identité de genre ainsi que son orientation sexuelle en proposant un espace d’échanges, un accès à l’information sur ces questions et aux cultures en marges. Pour cela, nous prêtons des ouvrages (comprenant de la BD, des fictions, des essais, de la poésie, etc.) pour tous les publics – enfants, ados, adultes. Nous organisons de la médiation autour de nos collections en mettant en place des animations. Nous avons choisi un format itinérant, avec un camion aménagé, pour aller à la rencontre des publics et sortir aussi de la ville, aller dans des plus petites communes où l’accès à l’information et aux cultures queers peut être plus difficile, ou délaissé.

Sur du long terme, nous aimerions pouvoir pérenniser la bibliothèque en ayant un local tout en gardant l’itinérance. Avoir un espace clairement identifié permet la création, la visibilité, le partage ; c’est aussi une forme de reconnaissance, de lieu où chacun·e peut s’exprimer, se l’approprier, s’ouvrir.

À quels besoins l’espace répond-il et comment avez-vous procédé pour identifier ces besoins ?

Pour construire la bibliothèque, nous nous sommes interrogé·es sur nos propres vécus : qu’aurait-on aimé lire, voir ou entendre quand nous étions plus jeunes ? Avec quelles représentations aurions-nous aimé grandir ? Et maintenant, à quelle(s) culture(s) avons-nous accès ? Comment la culture d’une communauté se partage-t-elle ? Toutes ces questions sont venues révéler des manques et nos difficultés pour accéder à des ouvrages qui nous parlaient, nous représentaient.

On a constaté également qu’il y avait un manque de centre ou d’espace d’accès à des ressources sur ces thématiques dans la région Nouvelle-Aquitaine en observant la carte des centres de ressources sur le genre 1

réalisée par la Légothèque.

La bibliothèque QG répond à un besoin d’accès à des représentations en dehors de la norme hégémonique, des représentations issues de différentes cultures marginalisées : ce sont par exemple des ouvrages mettant en scène des personnages LGBTQIA+, ou ne correspondant pas aux attentes normées de genre, ou bien écrits par des auteur·ices elleux-mêmes concerné·es. C’est aussi le besoin d’identification, d’avoir des repères, des possibilités, en lien avec la construction de soi : avoir la possibilité de se construire, de s’interroger et de s’affirmer. Il nous semble important que chacun·e puisse accéder à des ressources concernant la construction des identités et se sentir représenté·e et exister, se reconnaître soi à plusieurs endroits, à tous les âges de la vie. Pour nous, ce rôle est aussi celui des bibliothèques, et c’est justement le manque de représentation dans les bibliothèques qui nous a poussé·es à créer l’association.

Qui sont les acteurs d’Espace QG ? Qui contribue à l’Espace ?

Nous sommes une dizaine de membres qui animent la bibliothèque. Nous sommes assez diversifié·es en termes d’expériences et de pratiques : certain·e·s viennent du monde du spectacle et gèrent les animations, d’autres ont une connaissance des réseaux sociaux et de l’informatique permettant la gestion de la communication, et quelques-un·es d’entre nous ont des compétences bibliothéconomiques acquises par expérience ou par formation aux métiers du livre. Globalement, ce sont nos parcours variés qui permettent une interdisciplinarité dans la bibliothèque. Cette variété permet la discussion et la construction en commun autour de la variable du genre et des sexualités.

C’est une posture que nous avons à cœur de garder dans nos partenariats. Nous pouvons organiser des permanences de bibliothèque tout comme nous pouvons mettre à disposition nos collections pour des lectures, pour des associations le temps d’un évènement, etc.

Comme en témoignent les travaux dédiés au « critical cataloguing » 2

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[NDLR] Une sélection de textes pour identifier les enjeux inhérents au critical cataloguing : Emily DRABINSKI. « Queering the Catalog : Queer Theory and the Politics of Correction », The Library Quarterly. 2013, vol. 83 no 2. p. 94-111. En ligne : https://doi.org/10.1086/669547 • Treshani PERERA. « Critical Cataloguing : Identifying and Dismantling Bias in Description ». Association for Recorded Sound Collections (ARSC). Webinaire, 14 janvier 2021. En ligne : https://arsc-audio.org/pdf/ARSC_webinar_20210124_Perera_slides.pdf • Ian MATZEN, « Ways to Identify and Dismantle Bias In Your Cataloging », Tame Your Assets (blog). 31 janvier 2021. En ligne : http://tameyourassets.com/ways-to-identify-and-dismantle-bias-in-your-cataloging/

, les bibliothécaires ont aussi leurs biais. Quelles sont les bonnes pratiques issues du milieu associatif pour questionner et rendre visibles les biais qui nous influencent ? Pourriez-vous nous fournir des exemples concrets ?

La prédominance de la neutralité dans le milieu des bibliothèques vient cacher ces biais. On attend des professionnel·les des bibliothèques une posture commune, neutre et objective 3

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[NDLR] Voir aussi : Florence SALANOUVE. Agir pour l’égalité. Questions de genre en bibliothèque. Villeurbanne : Presses de l’Enssib. 2021 (coll. La Boîte à outils ; no 50).

. Mais nous sommes toujours traversé·es par des éléments qui nous touchent, nous parlent, font sens pour nous. L’avoir en tête et l’exposer clairement ne veut pas dire, à nos yeux, ne pas être objectif ; au contraire, c’est préciser d’où on parle et montrer davantage de transparence. Cette transparence est fondamentale pour la relation avec les usager·ères, elle permet une forme de légitimité, elle rassure, valorise les choix, fait sens. Cela fait écho aux épistémologies du point de vue : il s’agit de voir la production de savoirs sur le monde par des groupes opprimés comme ayant un potentiel transformateur de ce monde, mais rappelant que ces savoirs sont toujours situés 4
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Voir : Nancy C. M. HARTSOCK, « The Feminist Standpoint : Developing the Ground for a Specifically Feminist Historical Materialism », in Sandra HARDING et Merrill B. HINTIKKA (dir.), Discovering Reality : Feminist Perspectives on Epistemology, Metaphysics, Methodology, and Philosophy of Science, Pays-bas : Springer Netherlands. 1983, p. 283‑310. • Pour l’évolution des théories du point de vue : Sarah BRACKE, María PUIG DE LA BELLACASA, et Isabelle CLAIR. « Le féminisme du positionnement. Héritages et perspectives contemporaines », Cahiers du Genre. 2013, vol. 54, no 1. p. 45-66.

. C’est aussi prendre conscience de sa propre posture, qui peut aussi être dominante.

Concrètement, la neutralité vient créer une passivité. Elle est une très bonne excuse pour ne pas voir, ne pas aborder des sujets, sous couvert de peur du militantisme. Si les bibliothèques sont des lieux d’échanges, d’ouverture, de débats, pourquoi vouloir garantir une fausse neutralité ? Pour nous, il fait davantage sens de garantir un espace de respect où chaque personne, bibliothécaires compris·es, peut être soi en acceptant l’autre. Donc, une pratique intéressante pour rendre visibles les biais serait de sortir de cette notion de neutralité prépondérante, mais c’est un travail collectif.

Pour rendre visibles les biais, il est aussi possible de travailler en commun avec des personnes concernées. Cela peut passer par l’interrogation des usager·ères à travers des questionnaires en ligne ou sur papier dans la bibliothèque, avec tous types de questions : « Trouvez-vous facilement des romances lesbiennes ? » « Aimeriez-vous participer à un café littéraire spécifique sur le genre ? » « Êtes-vous à l’aise pour venir demander des conseils sur ces questions aux bibliothécaires ? » « Si ce n’est pas le cas, comment pourrions-nous faire autrement ? » Le travail en commun avec des associations comme les centres LGBTQIA+ par exemple peut être une bonne chose pour organiser des évènements, ou interroger les collections.

Construire avec les autres nécessite d’accepter que nos postures puissent être critiquées, ou être problématiques. Il faut accepter de se remettre en question dans ses pratiques et accepter qu’on ait pu mal faire, qu’on puisse être maladroit·e et donc offensant·e. Même si ce n’est pas volontaire – a priori, personne n’a envie d’être blessant·e volontairement –, reconnaître son erreur c’est donner une place à l’autre. On apprend tou·tes des autres, et tant que la bienveillance est présente, c’est un enrichissement vraiment agréable et important.

Il n’existe probablement pas de pratique « miracle » qui permet l’inclusivité totale, mais accepter d’être dans la (dé)construction continuelle, c’est garder en tête sa propre place, avec ses privilèges, en s’ouvrant aux autres pour mieux être au monde ensemble.

Existe-t-il des espaces comparables à Espace QG, en France ou ailleurs ?

Plusieurs lieux proposent des ouvrages sur ces thématiques de manière identifiée, notamment les centres LGBTQIA+. Il y a, plus spécifiquement, la Bibliothèqueer 5

qui a pour but de diffuser la littérature LGBTQIA+ et qui a des étagères à plusieurs endroits dans Paris. La bibliothèque féministe de Rennes, Lilith et Ratures, existe depuis une dizaine d’années et promeut de la littérature écrite par des personnes qui ne sont pas des hommes cisgenres hétérosexuels 6. Enfin, d’autres lieux sont recensés sur la carte de la Légothèque.

Sur quels critères documentaires les fonds vont-ils être constitués : autrement dit, pourriez-vous nous présenter brièvement les axes de votre politique documentaire ?

Notre politique documentaire est en pleine construction ! Nous avons défini une politique documentaire féministe. Nous ne choisissons pas que des écrits sur les conditions des femmes, car le féminisme concerne tout le monde ; mais bien des écrits féministes où la diversité et la parole de personnes concernées par les sujets traités sont au centre. Le féminisme qui nous anime est intersectionnel 7

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Concept issu de la pensée de Kimberlé CRENSHAW. Voir « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics ». University of Chicago Legal Forum, 1989, p. 139‑168. En ligne : https://chicagounbound.uchicago.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1052&context=uclf

 : le terme d’intersectionnalité est un concept permettant de voir simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination vécues par une même personne. Il s’agit de prendre en compte les différentes formes de rapports de pouvoir, incluant ainsi le sexisme, le racisme, la transphobie, le validisme, et d’autres encore. S’il est déjà difficile de trouver des chiffres sur le statut des auteur·ices en France, il est impossible d’en trouver concernant les personnes racisées, transgenres et non binaires. C’est aussi à ce niveau que la visibilité est importante, car la pluralité a un rôle à jouer concernant l’écriture de l’histoire littéraire, de ce qu’on va mettre en avant et qui restera dans nos mémoires.

Il est essentiel pour nous de sortir d’une volonté d’avoir un fonds encyclopédique sur les questions de genre et de sexualités. Prendre en compte les sujets de prédilections de chaque membre participant aux acquisitions ainsi que nos postures (c'est-à-dire être concerné·e par tel ou tel sujet) permet une certaine transparence, et cela doit apparaître dans la politique documentaire. Si nous ne sommes pas concerné·es par un sujet, il est possible que nos acquisitions en soient affectées. Si cela n’est jamais pensé, cela ne changera pas. Le mettre en lumière permet d’axer les acquisitions et de compléter les fonds de manière plus égalitaire.

Enfin, notre association comprend une part politique, donc nous restons le plus possible dans l’actualité, nous essayons de suivre les changements de paradigmes, de voir comment les lignes bougent et essayons de le faire exister dans nos collections. Définir clairement quelle est notre posture féministe nous fait prendre position. Si un ouvrage dit féministe est clairement discriminant envers un groupe de personnes, nous n’allons pas l’acquérir. Pour autant, nous acquérons tout de même des ouvrages qui ne correspondent pas forcément au féminisme que nous défendons individuellement : il est important de rendre compte des mouvements, des différences, de la pluralité des féminismes et réflexions sur le genre, car c’est une histoire commune quelque part. Donc, nous prenons en compte ce qui se passe dans les milieux militants ainsi que dans les études sur le genre, ce qui fait que notre politique documentaire est mouvante.

Comment les collègues des bibliothèques qui le souhaitent peuvent-ils soutenir l’Espace QG ?

Il est possible de nous soutenir par plusieurs moyens : dons d’ouvrages, adhésion à l’association, diffusion de nos actions et diverses publications sur les réseaux… Et surtout, de ne pas hésiter à nous contacter pour des partenariats, tant pour les publics que pour les bibliothécaires. Nous suivre : sur Facebook 8

, sur Instagram 9, sur notre site web 10.

Présentation de l’association

L’association Espace QG - Bibliothèque Queer & Genres a été créée en 2019 suite à un constat : le manque d’accessibilité à des ouvrages sur les thématiques liées au genre et aux sexualités. Étant un groupe de personnes concernées par ces sujets, nous avons à cœur de nous investir pour une meilleure représentation de tou·tes. Ont contribué à ce texte : Juliette Assada, Cécile Guillet, Coline Raynaud, Marco Valentini et Louise Venuleth.

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