« Il faut renforcer la prise de conscience de l’importance et de l’utilité des patrimoines des bibliothèques »

Entretien avec Caroline Poulain

Véronique Heurtematte

Conservatrice d’État des bibliothèques spécialisée dans le patrimoine et passée par l’École nationale des chartes, directrice-adjointe depuis trois ans des bibliothèques municipales de Dijon après avoir été responsable des bibliothèques du centre-ville, Caroline Poulain a été élue le 17 janvier 2022 à la présidence de BiblioPat, association qui a pour objectif de favoriser la diffusion d'informations autour de la gestion des fonds à vocation patrimoniale en bibliothèque. La nouvelle présidente détaille pour le BBF les principaux sujets de réflexion des professionnels du patrimoine des bibliothèques, de la mise en œuvre de la réforme du Code du patrimoine à la solidarité avec les bibliothécaires ukrainiens en passant par les enjeux écologiques.

BBF : Quels sont actuellement les principaux chantiers et préoccupations pour les bibliothèques et les services patrimoniaux ?

Caroline Poulain : Ils sont différents selon si on travaille dans un grand service patrimonial avec des moyens et du personnel spécialisé ou si on exerce dans un petit service sans personnel dédié et avec des moyens plus restreints. Pour les grands services patrimoniaux, l’une des principales actualités est la réforme du Code du patrimoine qui donne une définition plus claire et plus précise du patrimoine, ce qui nous permet d’avancer sur nos politiques documentaires et sur la définition de nos corpus patrimoniaux. De gros chantiers sont engagés pour repérer les documents qui sont patrimoniaux par nature, et donc soumis à un certain nombre de contraintes, et ceux que nous souhaiterions voir patrimonialisés car ils méritent une protection particulière.

L’autre actualité législative est la réforme du dépôt légal, liée à la réforme du Code du patrimoine, qui indique que désormais un seul exemplaire du dépôt légal éditeur qui entre à la Bibliothèque nationale de France ou du dépôt légal imprimeur conservé en région est patrimonial. C’est une réforme pragmatique qui était très attendue et qui ouvre la voie à une vision différente de la gestion des documents provenant du dépôt légal, avec la possibilité de ne pas intégrer systématiquement dans nos collections tout ce qui est envoyé à ce titre, et de l’inclure dans une politique documentaire globale.

Pour les bibliothèques plus petites, la principale préoccupation est de pouvoir conserver les fonds patrimoniaux dans de bonne conditions, les traiter, les signaler et les valoriser. Au-delà de leurs différences, les deux principaux enjeux communs à tous les établissements sont la reconnaissance du patrimoine écrit comme patrimoine à part entière et l’ouverture de ce patrimoine à de nouveaux publics.

BBF : Il y eu justement ces dernières années des initiatives en bibliothèque de lecture publique pour mieux valoriser les collections patrimoniales. Est-ce un mouvement qui se confirme ?

Caroline Poulain : Comme nous l’avons constaté lors de nos dernières journées d’étude en décembre dernier, la mise en valeur des collections patrimoniales est effectivement une tendance de fond, dans les bibliothèques territoriales mais également dans les bibliothèques universitaires. On peut mentionner, notamment, le projet de la bibliothèque des Dominicains à Colmar avec un vrai travail autour de ses importantes collections patrimoniales, ou encore à Grenoble le grand projet de requalification de la bibliothèque d’étude et du patrimoine, pensé à l’échelle du réseau. Mais il y a encore du chemin à faire car les bibliothèques patrimoniales ne sont pas toujours identifiées comme des lieux ouverts à tous. Beaucoup d’usagers pensent qu’elles sont réservées aux étudiants et aux chercheurs. L’enjeu fondamental lié à tout cela est la reconnaissance par nos tutelles de l’importance du patrimoine documentaire car, sans volonté politique, nos possibilités d’action sont limitées.

BBF : Comment améliorer cette prise de conscience de la part des tutelles ?

Caroline Poulain : De même que nous le faisons en direction du grand public, nous avons un travail à mener auprès des décideurs pour faire connaître notre action, leur montrer que les documents patrimoniaux sont des sources importantes d’une culture locale. Les associations comme la nôtre sont là pour aider à rendre plus visible ce patrimoine. Certaines actions en région y contribuent aussi, comme par exemple l’opération Patrimoines écrits en Bourgogne-France-Comté qui coordonne chaque année dans un programme unique et bien médiatisé un ensemble d’événements, visites, expositions, ateliers, organisés par différentes structures du territoire. De telles actions collectives et fédérées ont une réelle portée auprès du grand public et des tutelles. Les réseaux sociaux sont également très précieux et les bibliothèques patrimoniales les utilisent beaucoup pour valoriser leurs ressources. C’est parfois plus facile de toucher les élus via ces réseaux virtuels que dans le monde réel !

BBF : Selon le récent rapport de l’IGÉSR, 78 % des bibliothèques municipales classées ne disposent pas de plan d’urgence. Comment expliquer cette situation préoccupante ?

Caroline Poulain : Constituer un plan d’urgence est pourtant absolument essentiel dans une bibliothèque qui conserve des fonds patrimoniaux. C’est la base de tout travail qui permettra de savoir où on en est en termes de conservation, de sécurité. Mais cela représente un travail énorme qui prend beaucoup de temps, où il est indispensable d’agir de manière collective, de constituer une équipe et de fonctionner en mode projet, de manière transversale en associant la tutelle, les pompiers, des prestataires. Or, tout le monde court après le temps et les moyens. Les questions de patrimoine et de conservation arrivent souvent après tout le reste car il n’y a pas de pression particulière et toujours plus urgent à faire.

BBF : Votre association propose beaucoup de ressources. Cela répond-il à un besoin spécifique d’échanges de la part des professionnels du patrimoine documentaire ?

Caroline Poulain : BiblioPat a effectivement pour but de rassembler les professionnels du patrimoine écrit et graphique des bibliothèques et de créer un réseau d’entraide. C’est une petite association et il faut souligner l’importance primordiale de la dimension collective de son action et du fort engagement des membres de l’équipe pour la faire fonctionner. L’une de nos principales activités est notre liste de diffusion qui compte plus 1 800 abonnés. Nous conservons des archives de cette liste qui sont précieuses sur les questions récurrentes, en particulier pour les collègues qui arrivent dans des services patrimoniaux ou prennent nouvellement en charge des collections patrimoniales. Nous proposons aussi des fiches pratiques, disponibles gratuitement sur notre site web qui vient de bénéficier d’une refonte complète. Notre troisième grande activité sont les journées d’étude annuelles, gratuites, organisées autour d’une thématique et qui présentent la particularité de laisser autant de temps aux échanges avec la salle qu’aux intervenants, et dans lesquelles on essaie d’inviter des professionnels des bibliothèques et des professionnels des archives.

BBF : La prochaine édition des journées d’étude de l’association, prévues en décembre 2022, sera consacrée à la transition écologique. Pourquoi cette thématique ?

Caroline Poulain : Ce sujet a émergé lors des discussions avec nos membres à la fin de notre dernière assemblée générale. Il est présent d’une manière globale dans les préoccupations des bibliothèques de tous types, lors des journées d’étude, et aussi du côté des musées, de la recherche, de la culture et du patrimoine en général. Nous prévoyons de décliner la thématique selon trois axes principaux. Le premier sera consacré à la conservation à l’aune des changements climatiques et à la prise en compte de ces changements, qui laissent prévoir des températures plus élevées, des catastrophes naturelles plus fréquentes, dans les nouvelles constructions ou rénovations et dans les pratiques et procédures. Le deuxième axe se penchera sur le bilan carbone de nos établissements et la mise en place des gestes écologiques dans notre quotidien. Les musées ont entrepris cette réflexion pour leurs expositions et certains réduisent leurs emprunts à l’étranger ou réutilisent le matériel d’exposition. Nous aborderons aussi la question de la numérisation car les établissements patrimoniaux sont engagés depuis plusieurs années dans des grands chantiers qui ne sont pas anodins en termes de consommation, notamment du fait du stockage. Enfin, nous nous interrogerons sur la place de ces questions dans nos actions de valorisation et médiation.

BBF : Quelle est la réaction de BiblioPat concernant le conflit entre la Russie et l’Ukraine ?

Caroline Poulain : Au-delà, bien sûr, de la dimension humanitaire, nous sommes particulièrement préoccupés par les risques directs et collatéraux que courent les bibliothèques en Ukraine, du fait des bombardements, des difficultés de suivi, des risques de pillages et trafics. Dans ce conflit, on constate l’importance de l’information – et de la désinformation. Les bibliothèques ont un rôle à jouer pour fournir des informations fiables et validées. Il existe aussi un fort enjeu autour de l’histoire, de l’Ukraine, de la Russie et de leurs liens. Poutine s’est récemment improvisé apprenti historien en écrivant un très long article pour donner du sens à ses choix politiques. En tant que professionnels du patrimoine, des archives et donc des sources, nous ne pouvons que militer pour la variété des productions historiques témoignant de la complexité de cette histoire qui en fait la richesse. Il y a donc pour les bibliothèques un double enjeu de conservation des documents et d’information.

Pour l’instant, notre action consiste principalement à relayer sur le compte Twitter de l’association les initiatives en matière de sauvegarde du patrimoine. Mais nous aimerions aller plus loin, possiblement en lien avec les autres associations professionnelles françaises. Nous sommes en train d’identifier les bons interlocuteurs pour déterminer les besoins des bibliothèques, pas seulement pour une aide d’urgence mais aussi à plus long terme car malheureusement, les conséquences du conflit vont se faire sentir dans la durée.