Enjeux citoyens et démocratiques de la transparence des services publics

Entretien avec Raphaël Audria

Raphaël Audria

Un Plan d’action 2021-2023 pour l’action publique (Fernandez Rodriguez, 2021) se fixant comme objectifs de traiter de la transparence des résultats et de la transparence autour du plan de relance ; une accélération du mouvement d’ouverture des données publiques (Abboub, 2021) ; une éclosion d’applis et d’actions pour renforcer la traçabilité des informations en ligne et notamment, celle des informations juridiques (Ambassadeur pour le numérique, s.d.) : autant d’actualités issues de tous horizons indiquant que le thème de la transparence n’a pas disparu des débats, bien au contraire. Enfin, ainsi que le souligne l’Unesco dans le cadre de l’Agenda 2030, la crise sanitaire a également renforcé le besoin de transparence (Unesco, 2020). Le sujet n’est pas nouveau : il domine l’espace public depuis la fin du XXe siècle. La transparence est alors érigée en objectif politique (Cini, 2020) puis communicationnel (Catellani et al., 2015). Mais l’avènement du big data ainsi que les dommages, non collatéraux, engendrés par l’épidémie de désinformation renouvellent les termes de l’équation.

Raphaël Audria est chargé de cours dans le cadre du master en management public à l’Université de Genève et secrétaire de la commission des finances du Canton de Genève. Pour le BBF, il analyse en quels termes se pose la question de la transparence pour les acteurs publics.

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BBF : On assimile souvent la transparence à des enjeux de communication externe ou interne. Quelles seraient ses autres dimensions ?

R. Audria : En complément des enjeux de communication, la transparence se caractérise également par d’autres dimensions qui concernent particulièrement le fonctionnement de l’État démocratique, à savoir le contrôle et l’imputabilité de l’action de l’État par le citoyen. Ce sont indéniablement deux dimensions majeures puisqu’elles sont les éléments constitutifs du maintien d’un système démocratique.

La transparence peut également se décliner à l’aune de la transparence budgétaire et comptable. Ici, on parlera moins d’imputabilité que de redevabilité. Cette dernière dimension implique que l’État agisse pour rendre des comptes (que ce soit dans la technique comptable que dans une acception plus large du terme).

Enfin, on pourrait encore ajouter deux dimensions supplémentaires qui sont celles de la proximité avec les citoyens et de la publicité (qui est à comprendre comme l’action de rendre public les mécanismes de décisions de l’État ainsi que les décisions en tant que telles).

Quelle est la place accordée à la transparence par le New Public Management ? À quelles valeurs est-elle associée ?

La Nouvelle Gestion Publique (ci-après NGP ou New Public Management dans le monde anglo-saxon) est un ensemble d’outil et/ou de théories visant à moderniser l’action de l’État en adaptant au mieux l’offre de l’État aux besoins des citoyens. Elle utilise généralement trois critères d’actions, à savoir la recherche de l’efficacité, de l’efficience, et de l’économie à proprement parler.

L’avènement de cette théorie date du début des années 1990, mais reste encore d’actualité et nombre de réformes menées de nos jours dans les administrations puisent leurs origines dans cette nouvelle gestion publique.

La transparence a une place centrale dans l’application de la NGP, mais pas forcément dans sa dimension communicationnelle. C’est plutôt la transparence budgétaire et comptable qui est mise en avant.

Cela s’explique notamment par le fait que les « penseurs » de la nouvelle gestion publique ont, dès le départ, promu une vision productiviste très souvent dérivée du monde industriel.

Cela a conduit à la mise en place de multiples indicateurs (dits de performance, d’efficacité et/ou d’efficience) ainsi que du système de contrôle, mais aussi à l’utilisation d’une comptabilité analytique qui permet de connaître le coût précis d’une prestation fournie par l’État.

En résumé, la transparence dans la perspective de la nouvelle gestion publique est associée en tout premier lieu au contrôle de production, au contrôle des coûts et à celle de la performance de l’État.

Quel peut être le rôle des fonctionnaires ?

Le fonctionnaire a un rôle prépondérant dans la mise en œuvre de la transparence de l’administration au sens large du terme, car c’est lui qui en est la cheville ouvrière.

Je pense que les dimensions de proximité et de publicité de la transparence devraient être mises en avant par le fonctionnaire dans sa pratique quotidienne.

Nous avons tous des contacts avec l’administration et nous souhaitons tous avoir des explications sur les décisions qui nous concernent. Le fonctionnaire devrait jouer un rôle d’interface pédagogique entre l’administration en tant qu’entité et les usagers de celles-ci.

Plus largement, et c’est une vision très personnelle, je pense que le rôle du fonctionnaire serait d’amener un peu plus d’humanité au système administratif.

Comment une administration peut-elle aller au-delà d’une approche purement technique de la transparence ?

Il faut que les outils développés pour la mise en œuvre de la transparence soient utilisés pour améliorer le dialogue entre la société et l’administration et non pas uniquement pour se prévaloir d’avoir mis en œuvre un outil de transparence.

En d’autres termes, la transparence pour la transparence (ou produire des chiffres pour produire des chiffres) ne sert à rien s’il n’y a pas un objectif d’amélioration du dialogue avec la société civile. Le choix des indicateurs, des données mises à disposition, doit être fait pour répondre notamment aux demandes des usagers et non pas pour répondre uniquement à une obligation réglementaire.

Vous avez soutenu votre thèse à l’Université de Genève en 2004. Selon vous, quelles sont les évolutions les plus marquantes de ces dernières années concernant votre sujet d’étude ? Et inversement, quels constats demeurent inchangés ?

On est passé d’une demande d’accès à un document papier à une demande d’accès à des données électroniques d’ordre général (à des fins de recherches scientifiques, par exemple) mais aussi à une demande d’accès à des données d’ordre personnel (fichiers en tout genre), notamment pour savoir quelles sont les données détenues par l’administration.

L’évolution de la technologie a permis à l’administration d’automatiser la production de données pour son usage quotidien. Dans certains cas, les données sont croisées et permettent à l’administration d’affiner les données produites pour son usage exclusif. L’avènement du Big Data a modifié en profondeur le traitement des données au sein de l’administration.

Dans le même temps, les questions de l’utilisation des données par l’administration et du croisement des bases de données sont devenues un enjeu important lié à la question de la transparence. C’est une évolution majeure dans la construction de la transparence.

On voit apparaître également une foule d’informations factuelles sur les sites internet des administrations (nombre de dossiers traités, justification des dépenses par poste de responsabilité, etc.) mais dans le même temps, il est de plus en plus difficile d’avoir accès à une personne avec qui avoir une interaction directe.

J’ai l’impression que l’administration est passée d’une production de données explicatives à une production de données uniquement destinées à justifier son action tout en délaissant le contact avec le citoyen. En d’autres mots, j’ai l’impression que la mise en ligne de données qualifiée par l’administration comme étant de la transparence permet à celle-ci de se dégager des contacts avec ses usagers prétéritant ainsi le lien qu’elle entretient avec la société.

Paradoxalement, force est de constater que la réticence à donner accès aux données reste toujours la même. Ainsi, la sempiternelle peur d’être submergé par les demandes des usagers est toujours vivace alors que la pratique – notamment en Suisse – démontre que les administrations n’ont pas (et ne sont pas submergées) par ces demandes particulières.

L’injonction à la transparence est-elle différente pour les acteurs publics et les acteurs privés ?

Le critère essentiel à utiliser pour faire une différence entre la transparence que l’on attend du secteur public par rapport à celle du secteur privé est la provenance des fonds.

L’acteur qui reçoit des fonds publics pour pouvoir accomplir ses missions se doit d’être irréprochable dans sa manière de les utiliser et doit pouvoir le démontrer.

Celui qui utilise des deniers publics est redevable de chaque euro qui est dépensé à l’égard de la société et doit donc mettre en place un système de transparence administrative pouvant justifier son action et de la bonne utilisation des fonds.

Les acteurs privés, quant à eux, n’ont pas cette obligation sauf s’ils reçoivent des fonds publics auxquels cas, ils devront agir comme le secteur public.

La gestion de l’argent public est le sujet d’une des sessions du « Turfu Festival », organisé du 11 au 16 octobre 2021 par le Dôme, CCSTI de Caen. La question est posée en ces termes : « La transparence et la gestion de l’argent public sont-elles des biens communs ? » Quelle serait votre réponse à cette question ?

Indéniablement, la transparence et la gestion de l’argent public sont des biens communs. Cela dit, il convient de mettre des cautèles dans la notion de bien commun, tout particulièrement en ce qui concerne la notion de transparence.

La transparence ne veut pas dire co-gestion, ni substitution des prérogatives des personnes qui ont obtenu un mandat démocratique. La transparence ne doit pas être un moyen détourné de prise de pouvoir au détriment des règles démocratiques.

La transparence en tant que bien commun doit, à mon avis, se comprendre ici comme la capacité à obtenir les informations utiles pour juger de l’action de telle ou telle institution. Dans un monde idéal, ces informations devraient même être accessibles automatiquement sur les sites internet des administrations et/ou institutions, et ceci, d’une manière uniforme.

La transparence doit être un moyen à l’usage des citoyens destinés à se forger une opinion sur l’action des élus et en finalité pour décider de voter ou non pour celui-ci. Cela doit également être un moyen d’asseoir la démocratie en ce sens qu’elle permet un contrôle démocratique sur l’activité de l’État dans sa globalité.

Présentation de l’auteur

Après une licence en relations internationales à l’Institut universitaire des hautes études internationales à Genève (IUHEI), Raphaël Audria s’est spécialisé dans le management public et l’analyse des politiques publiques en achevant un master à la faculté des sciences économiques et sociales de l’Université de Genève. Il a poursuivi ses études dans le domaine du management public en soutenant une thèse de doctorat dont le thème principal était l’articulation de la transparence avec de nouveaux modes d’organisation de l’administration. Il poursuit maintenant une carrière tant académique que « pratique » en étant chargé de cours dans le cadre du master en management public à l’Université de Genève et secrétaire de la commission des finances du canton de Genève.

Raphaël AUDRIA. New public management et transparence : essai de déconstruction d’un mythe actuel. Genève : University of Geneva. 2004. En ligne : https://archive-ouverte.unige.ch/unige:274

Sources

Questionner la transparence dans les organisations : sélection de ressources

par Sabrina Granger

• FARRELL, Maggie. « Transparency », Journal of Library Administration. 18 mai 2016, vol. 56 no 4. p. 444‑452.

L’article de Maggie Farrell apporte un point de vue à la fois nuancé et opérationnel sur une notion difficile à cerner dès lors qu’il s’agit de l’appréhender dans la perspective du management. L’enjeu de la transparence ne se réduit pas à une question de communication interne. Très souvent, la mise en œuvre de la transparence dans une organisation est conçue comme le fait de fournir au plus grand nombre des informations sur les décisions prises. Toutefois, cette dynamique ne peut s’appliquer à tous les domaines en raison du caractère confidentiel de certaines informations. Par ailleurs, se pose la question d’une diffusion contreproductive d’information : comment éviter l’effet de saturation ?

Maggie Farrell fournit des pistes pour améliorer la transparence au sein de la bibliothèque, en faisant de la prise de décision le centre de gravité du processus. On distingue ainsi plusieurs niveaux d’action. Tout d’abord, informer des décisions ne suffit pas ; il faut faire comprendre comment ces décisions ont été prises1. Il ne s’agit pas de rechercher le consensus mais de rendre explicite la logique suivie. C’est pourquoi, le plus grand nombre de personnes doit être en mesure de comprendre les objectifs organisationnels poursuivis par la bibliothèque : « A leader should strive to keep the focus on organizational goals articulating the organizational purpose. […] Employees are sure of organizational direction which is a guide for employees and leaders alike. »2 Par ailleurs, cela implique aussi de rendre explicite le périmètre d’action de chacun : « Organizations should have clarity as to who makes what decisions and the level of authority employees have in making decisions. »3

Enfin et surtout, Maggie Farrell préconise de ne pas circonscrire la prise de décision au périmètre de l’encadrement, mais de distribuer la capacité d’arbitrage à l’échelle du service : « Assigning diffuse decision authority to appropriate levels within organization will aid in building transparency. »4 Il s’agit de faire activement fructifier ce type de compétences au sein de l’ensemble des personnels pour renforcer la cohésion entre les équipes : exercer un pouvoir de décision dans un périmètre donné permet de mieux comprendre comment d’autres personnels peuvent l’appliquer. En outre, Maggie Farrell souligne l’importance de diversifier les points de vue pour aboutir à une décision : « A transparent organization will encourage new ideas and solutions not only through multiple communication venues but will also seek ways to broadly incorporate diversity in decision making. »5 Toutefois, tout comme la transparence n’implique pas la recherche du consensus, elle n’est pas non plus synonyme de participation systématique. Les exemples, déclinés dans les contextes de la lecture publique et de l’enseignement supérieur, permettent à chacun de transposer dans sa pratique quotidienne les éléments de méthode dispensés.

• CATELLANI, Andrea, Audrey CRUCIFIX, Christine HAMBURSIN, et al. La communication transparente : l’impératif de la transparence dans le discours des organisations. Louvain-la-Neuve, Belgique : Presses universitaires de Louvain. 2015.

L’ouvrage a été publié en 2015, mais nombre de ses constats continuent d’éclairer l’actualité. La diversité des contributions permet de démythifier la notion de transparence. Les textes mettent en lumière le sens normatif et idéalisé que cette notion peut avoir. Les professionnels de l’information trouveront notamment une mise en perspective de l’open data, avec la contribution de Samuel Goëta : « L’open data : une forme ultime de transparence ? » Samuel Goëta apporte un éclairage historique de la notion et déconstruit le mythe d’une information soi-disant brute6, livrée sans transformation. Surtout, Samuel Goëta alerte sur la nécessité de ne pas se contenter des promesses d’encapacitation de l’open data : tout se passe comme si la mise à disposition des données suffisait à placer les citoyens en capacité d’agir. Or, le déséquilibre ne fait que se creuser entre les personnes disposant des compétences techniques nécessaires et les autres. Loin de rétablir un équilibre dans un élan démocratique, l’open data exacerbe les fractures de la société. Acquérir ces compétences et comprendre les enjeux inhérents à l’open data constitue un enjeu éminemment politique, selon le spécialiste : « Pour passer d’une capacité d’agir à une puissance d’agir du citoyen dans l’open data, les institutions publiques doivent repenser leur rapport à l’usager grand public, en lui donnant les moyens d’acquérir les compétences techniques nécessaires à une compréhension et une réutilisation des données. » (ibid., p. 64)

Notes

1. Par exemple, si les données sensibles ne sauraient être partagées, la responsabilité de l’encadrement est d’être transparent sur les critères de prise de décision.

2. « Un dirigeant doit s'efforcer de maintenir l’attention sur les objectifs organisationnels en articulant le but de l'organisation. [...] Les employés sont au clair sur cette orientation organisationnelle, qui guide employés comme dirigeants. » (Traduction obtenue via DeepL.)

3. « Les structures devraient préciser clairement qui prend quelles décisions et quel est le niveau d'autorité dont disposent les employés pour prendre des décisions. » (Traduction obtenue via DeepL.)

4. « L'attribution d'un pouvoir de décision étendu aux niveaux appropriés de l'organisation contribuera à la transparence. » (Traduction obtenue via DeepL.)

5. « Une organisation transparente encouragera les nouvelles idées et solutions non seulement par le biais de multiples moyens de communication, mais cherchera également des moyens d'intégrer une diversité de points de vue dans la prise de décision. » (Traduction obtenue via DeepL.)

6. On peut également citer Lisa GITELMAN (dir.). « Raw Data » Is an Oxymoron. Cambridge (Mass.) : The MIT Press. 2013 (coll. Infrastructures Series).


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