On en parle : sélection de ressources autour du journalisme scientifique
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Une sélection conçue par Pierre Moison, de la mission « Médiation numérique » à l’Enssib.
La création d’Epsiloon, le nouveau magazine scientifique lancé par les anciens de Science & Vie, est l’occasion de faire un point sur l’actualité du journalisme scientifique.
En décembre 2020, dans une tribune au journal Le Monde [accès sur abonnement], un collectif de trois cents universitaires et scientifiques dénonçait les pratiques du groupe Reworld vis-à-vis de l'éthique journalistique :
« Saviez-vous que la découverte de nouveaux corps remettait en cause la date de l'éruption du Vésuve ? Nous non plus. Et pour cause : il s'agit d'une fausse information, publiée le 2 décembre sur le site de Science & Vie par une apprentie en formation au « media content manager » Bachelor de Reworld Media Campus (pardonnez le franglais) contre l'avis et malgré les protestations de la rédaction du journal, qui n'a plus accès aux contenus de son propre site.Petit rappel des faits : en juillet 2019, le groupe Reworld Media, créé en 2012 par Pascal Chevalier, figure de la « French Tech », et qui se présente comme « un groupe d'entrepreneurs français avec une culture start-up », a fait l'acquisition de Mondadori France, mettant ainsi la main sur une trentaine de titres, dont Biba, Grazia et Science & Vie, devenant au passage le premier groupe de presse magazine français.En 2019 déjà, ce rachat avait suscité les protestations des salariés du groupe, inquiets pour leur avenir. Car les méthodes de Reworld sont en contradiction même avec l'éthique journalistique : produire du contenu sans rédaction. Et de fait, au cours des derniers mois, Reworld a fait partir petit à petit les journalistes de ses titres nouvellement acquis : 60 % d'entre eux ont fait jouer leur clause de cession au moment du changement d'actionnariat sans être remplacés ; pour les autres, Reworld s'est prévalu de « l'équation économique » pour finir d'externaliser leur fabrication, mettant ainsi fin à la parution en kiosque de l'hebdomadaire Grazia, et supprimant au passage une trentaine d'emplois.Nous soutenons aujourd'hui les salariés de Science & Vie ainsi que ceux des autres titres du groupe Reworld Media car nous pensons qu'on ne peut pas faire d'information sans journalistes. Faut-il rappeler qu'en ces temps de controverses scientifiques et de désinformation galopante, par exemple autour de la question du vaccin contre le Covid-19, nous n'avons jamais eu autant besoin d'une information scientifique indépendante et de qualité ? »La quasi-totalité de la rédaction du magazine Science & Vie a démissionné fin mars, en désaccord avec la politique éditoriale de Reworld Media. Dans un article paru le 15 avril 2021 [accès sur abonnement], Le Monde décrit cette évolution vers « une presse sans journalistes » :
« Le modèle économique et éditorial du premier groupe de presse magazine français interroge : un journal sans journalistes est-il encore digne de ce nom ? Pendant longtemps, la question était incongrue. À tel point que l'État n'a jamais pensé à conditionner les aides à la presse à l'emploi de rédacteurs, d'éditeurs ou de secrétaires de rédaction. Mais Internet et l'ouragan Reworld Media, qui a méthodiquement vidé ses nombreux titres de ses rédactions, sont passés par là. Obligeant le ministère de la Culture et de la Communication à trancher cette question fondamentale.D'ici à quelques jours, la mission confiée par la ministre Roselyne Bachelot à Laurence Franceschini, présidente de la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP) rendra ses conclusions. Annoncée le 24 décembre 2020, elle faisait suite à l'alerte lancée par les journalistes de Science & Vie, persuadés de ne bientôt plus pouvoir remplir correctement leur mission d'informer. Le 30 mars, neuf des dix rédacteurs que comptait encore le mensuel scientifique ont annoncé leur démission, réduisant à néant l'une des dernières rédactions encore abritées par Reworld Media.Cette hécatombe contraste avec la santé financière du groupe, également présent dans le marketing numérique, la formation, qui a généré, en 2020, un chiffre d'affaires de 424 millions d'euros, en baisse de 8 %, et un résultat brut d'exploitation en hausse à 41,4 millions d'euros. »En mai, les journalistes démissionnaires annonçaient la naissance d'un nouveau mensuel scientifique, Epsiloon [accès sur abonnement], financé par le groupe de presse Unique Heritage Media :
« Nous faisons le pari d'être plus intéressants à lire que notre concurrent », sourit son rédacteur en chef, Hervé Poirier. Cette reconversion éclair, c'est à lui que les anciens salariés de Reworld Media [...] la doivent en partie. L'ancien rédacteur en chef du magazine avait été le premier à le quitter, fin septembre 2020, lorsqu'il avait constaté qu'il ne pourrait plus garantir la qualité éditoriale du titre et de son site internet. Pendant que son ancienne équipe observait une grève de cinq jours, puis opposait une motion de défiance à la directrice de la rédaction, lui, faisait la rencontre d'Emmanuel Mounier, le président d'Unique Heritage Media ».Dans une interview à Libération, Hervé Poirier présente la ligne éditoriale du nouveau magazine :
« La tradition du journalisme scientifique, c'est de simplifier certains sujets compliqués. C'est la base de la vulgarisation. Quelque part, on ne veut pas être pédago et vulgarisateurs. Epsiloon veut être un journal d'actualité vue par la science. On pense que le monde, c'est la science qui en parle le mieux. Les chercheurs révèlent ce réel toujours absurde, merveilleux, incompréhensible. On le voit d'autant plus depuis l'apparition du Covid. On veut donc rencontrer les chercheurs qui se coltinent ce réel avec leurs microscopes. C'est la garantie d'avoir toujours des histoires fraîches. Et de façon détendue, plus ouverte que Science & Vie ou Sciences & Avenir. Le journal qu'on faisait à Science & Vie était très intéressant, mais il avait ses défauts aussi. Il y avait un poids des années, de la tradition, des rubriques obligées. Plein de gens n'osaient pas y rentrer parce que ça leur faisait peur. Donc on essaiera d'être plus accueillant, moins effrayant. Dans certains cas, on veut prendre le parti pris inverse de la pédagogie : sur la 5G, la voiture électrique ou le bitcoin, des sujets intrinsèquement compliqués, on ne veut pas les simplifier, mais donner toutes les dimensions de cette complexité. On ne veut pas être des simplificateurs du monde ».Avec 45 000 préventes, la campagne de financement d’Epsiloon a battu un record sur Ulule.
Le nouveau magazine scientifique s’est doté d'une charte d'indépendance éditoriale, qui rappelle que les articles sont sous la responsabilité unique de la rédaction, et que ni les actionnaires, ni les annonceurs publicitaires ne peuvent intervenir dans leurs contenus.
Ces péripéties font écho à la fusion entre La Recherche et Sciences & Avenir en 2020, qui avait été dénoncée comme un appauvrissement de l’écosystème médiatique scientifique.
Parallèlement, de nombreuses initiatives pour la diffusion de la culture scientifique émergent dans l’enseignement supérieur : on peut mentionner le webmagazine gratuit PSSST ! (Paris-Saclay Science et Société) lancé en 2020, ou le portail Pop’Sciences de l’université de Lyon.
Au-delà, la place de la science dans la société et dans les médias est un sujet de préoccupation brûlant.
On peut mentionner l’enquête « Enseignants-chercheurs : quelle place dans la cité ? » lancée en 2020 par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, qui a récemment fait l’objet d’une synthèse sur le média en ligne The Conversation : Vulgarisation et extériorisation des savoirs : du devoir au plaisir ; entre amertume et frustration.
Ou l’enquête « Les gardiens de la raison : enquête sur la désinformation scientifique », dans laquelle les journalistes scientifiques Stéphane Foucart et Stéphane Horel explorent les nouvelles frontières du lobbying et les stratégies des firmes pour instrumentaliser le savoir. Dans un article paru dans le journal Le Monde en septembre 2020 [accès sur abonnement], les journalistes pointent également les craintes qui entourent le projet de création d'une « maison de la science et des médias » (inscrit dans la loi de programmation de la recherche [LPR] de décembre 2020), dont « le modèle britannique, qui fournit des contenus à la presse et au public, est accusé de biais pro-industrie » :
« À l'Association des journalistes scientifiques de la presse d'information, nous avons les plus vives inquiétudes sur le projet de “Maison de la science et des médias” que nous avons soudainement vu apparaître dans la LPR, sans du reste jamais avoir été consultés ou même informés de ce projet, dit le président de l'association, Yves Sciama, qui précise s'exprimer à titre personnel. Le problème dont souffre l'information scientifique aujourd'hui est que la plupart des médias n'ont pas, ou pas assez, de journalistes scientifiques dans leurs rédactions. Il faut donc qu'ils en recrutent, et certains ont d'ailleurs enfin commencé à le faire. Mais fournir à des médias scientifiquement incompétents une “science officielle” prétriée et prémâchée, conçue pour être “perroquétée” sans critique, ne ferait qu'aggraver la défiance à la fois à l'égard des médias et des résultats de la science. »Tous les contenus publiés sur le site du Bulletin des bibliothèques de France sont placés sous licence libre CC BY-NC-ND 2.0 : Attribution – Pas d’utilisation commerciale – Pas de modification 2.0 France.